Nouvelles Questions Féministes Vol. 39, No 2
Les économies de la procréation médicalement assistée
Boillet, Véronique, Bühler, Nolwenn, Hertzog, Irène-Lucile, Roca i Escoda, Marta,
2020, 224 pages, 25€, ISBN:978-2-88901-189-6
Ce nouveau numéro de Nouvelles Questions Féministes explore les questions liées au coût (financier, moral, biologique et affectif) de la procréation médicalement assistée (PMA).
Description
La procréation médicalement assistée (PMA) s’inscrit dans un marché globalisé qui est traversé et organisé par différents types d’économies – financière, morale, biologique et affective. Bien que profondément imbriquées, ces différentes économies reposent sur des forces de travail, des modalités d’échange et des biens ou valeurs qui sont distincts. En proposant d’étudier les dynamiques économiques à l’œuvre dans la PMA, ce numéro de Nouvelles Questions Féministes met en lumière les processus matériels et symboliques qui contribuent à produire et reproduire d’anciennes et nouvelles formes d’inégalités. Les articles du Grand angle du numéro révèlent les reconfigurations du système de genre en revisitant le travail procréatif soumis aux logiques économiques d’un marché globalisé. Les auteures analysent ainsi les processus de stratification de la procréation selon les lignes sexistes, racistes et classistes, ainsi que les enchevêtrements complexes de cette «chaîne mondiale du travail reproductif».
Sommaire
Édito
Nolwenn Bühler, Irène-Lucile Hertzog, Marta Roca i Escoda et Véronique Boillet
La production biomédicale d’enfants : entre stratification et globalisation
Grand Angle
Claire Grino
Quand congeler revient déjà à genrer : une étude comparative du développement des techniques biomédicales de cryopréservation des gamètes humains mâles et femelles
Marie Mesnil
Des ovocytes sous contrôle. Regards franco-suisses sur l’encadrement juridique du don et de l’autoconservation d’ovocytes
Marlène Jouan et Clémence Clos
Le privé est politique… et économique ! Pour une économie politique du travail de gestation pour autrui
Carolin Schurr
De la biopolitique aux bioéconomies : PMA et (re)production de la blanchité sur le marché de la GPA au Mexique
Venetia Kantsa
Investissements futurs : Loi, technologies et l’ordre de la parenté en Grèce
Champ libre
Cécile Cuny
Violences sexuelles sur un terrain d’enquête
Aurélie Knüfer
À quoi bon lire Rousseau en féministe ?
Parcours
Joice Berth et Djamila Ribeiro, intellectuelles et militantes féministes noires dans le Brésil de Bolsonaro « Chroniques d’un féminisme noir » Entretien réalisé par Léa Védie, Aurélie Knüfer et Axelle Cressens, traduit par Paula Anacaona
Actualité
Catherine Fussinger et Maria von Känel
L’Association faîtière Familles arc-en-ciel en Suisse. Une décennie d’engagements singuliers pluriels
Comptes rendus
Béatrice Bertho : Doris Bonnet et Véronique Duchesne (éds), Procréation médicale et mondialisation. Expériences africaines
Marianne Modak : Sophie Lewis, Full Surrogacy Now. Feminism Against Family
Geneviève Cresson : Christine Delphy et Diana Leonard, L’exploitation domestique
Alix Heiniger : Cahiers du genre, « Violences de genre : retour sur un thème féministe »
Caroline Honegger : Sarah Kiani, De la révolution féministe à la Constitution
Clara Chaffardon : Manon Garcia, On ne naît pas soumise, on le devient
Magali C. Calise : Nesrine Bessaïh et La CORPS féministe, Corps Accord. Guide de sexualité positive
Geneviève Cresson : Chronique féministe, « Gynécologie et féminisme »
Francesca Caiazzo : Jeffrey Weeks, Écrire l’histoire des sexualités
Oumy Aubert Sow : Cahiers du genre, « Migrations par le mariage et intimités transnationales »
Geneviève Cresson : Recherches féministes, « Pédagogies féministes et pédagogies des féminismes »
Silvia Ricci Lempen : Louise Cossette (dir.), Cerveau, hormones et sexe. Des différences en question
Farinaz Fassa : Marie Duru-Bellat, La tyrannie du genre
Notices biographiques
Résumés
Presse
Compte rendu paru dans Lectures, en ligne
Dans les années 1960, la maîtrise par les femmes de leur fécondité a été un moment clé de leur libération. Les avancées des procréations médicalement assistées enregistrées dans les deux dernières décennies du vingtième siècle, autorisant des réarrangements inédits des corps et des gamètes dans la reproduction humaine, ont-elles pour autant permis la poursuite de la visée émancipatrice de la contraception ? C’est le thème du dossier « Grand Angle » du présent numéro de Nouvelles questions féministes. Les auteures des articles se sont en particulier penchées sur deux techniques : la cryoconservation d’ovocytes avec la possibilité d’autoconservation pour des raisons non médicales, et la gestation pour autrui.
Dans le premier article, la philosophe des sciences et techniques Claire Grino revient sur les cinquante ans qui séparent la cryoconservation des spermatozoïdes de celle des ovocytes. En effet, alors que les banques de sperme existent depuis les années 1970, la technique de congélation par vitrification des ovocytes n’a été mise au point qu’au début des années 2000, par une équipe japonaise. L’auteure montre comment des stéréotypes genrés, appliqués aux gamètes mâles et femelles, ont entravé durablement la recherche. Elle met notamment en évidence l’apparition d’un standard androcentré dans le regard scientifique, qui a essentialisé l’ovocyte comme une cellule instable et complexe. Dans une démarche, qui rappelle les travaux passionnants de l’anthropologue Emily Martin, Claire Grino montre que ces narratifs, plaqués sur les gamètes, ont empêché les scientifiques de se poser les bonnes questions pour analyser leurs échecs à parvenir à congeler les ovocytes.
C’est un autre aspect des gamètes et de leur circulation hors des corps qui intéresse la juriste Marie Mesnil dans le second article. Les nouvelles techniques permettent, de fait, des configurations parentales inédites. Ouvrent-elles, en droit, de nouvelles façons de devenir parent ? L’auteure examine comment les droits suisse et français appréhendent la circulation et le stockage, désormais possibles, des ovocytes, comment ils les articulent avec des projets de parentalité, et leurs effets sur le droit de la famille dans ces deux pays. La démarche comparative dévoile que, malgré des approches légèrement différentes, les droits français et suisse de la famille restent très conservateurs. Comme le suggère l’auteure : « l’autonomie reproductive des femmes est une préoccupation moins importante que la préservation des normes procréatives telles que le bon âge de la maternité et un modèle familial fondé sur l’hétérosexualité » (p. 38).
Cet article est à relier au témoignage, en fin de numéro, des fondatrices de l’Association Faîtière Familles arc-en-ciel en Suisse, qui attestent des difficultés, pour les familles homoparentales, à faire reconnaître leurs droits et à établir une double filiation, dans un cadre juridique qui reste très hétéronormé et patriarcal.
La deuxième section du Grand angle s’intéresse à la pratique controversée de la gestation pour autrui. La première contribution ouvre la discussion en effectuant une revue très complète de littérature ; les deux suivantes analysent deux cas concrets, celui de la GPA au Mexique et celui du commerce transfrontalier d’ovocytes et d’embryons en Grèce.
Dans l’article « Le privé est politique… et économique ! Pour une économie politique du travail de gestation pour autrui », Marlène Jouan et Clémence Clos proposent de prendre au sérieux l’hypothèse de la GPA comme un « travail socialisé de production d’enfant » au moyen d’une approche qui « revendique un féminisme nourri à la fois par le marxisme, par l’éthique du care, et par le concept d’intersectionnalité » (p. 47). À rebours des analyses qui se bornent à lire la GPA avec les grilles soit de la réprobation morale, soit de l’aliénation/exploitation des mères porteuses et de la marchandisation des enfants, les auteures offrent une compilation des travaux qui l’envisagent comme une activité économique. Ce faisant, elles mettent en évidence les multiples dimensions de cette activité en révélant tout un ensemble de logiques, parfois contradictoires, mêlant l’économique et l’affectif, les rapports Nord-Sud et les rapports de pouvoir genrés. Elles évoquent notamment les travaux des chercheuses du sud partant de l’expérience des actrices et acteurs sur le terrain et dépassent les critiques liées à l’exploitation/aliénation des mères porteuses. Des chercheuses indiennes se sont intéressées à la façon dont les gestatrices qualifient ce qu’elles font, et aux conséquences que cela peut avoir sur la répartition de la valeur ajoutée du processus de production d’enfant. Il y a des avantages et des inconvénients à qualifier la gestation pour autrui de travail. On met en évidence les prestations économiques qui sous-tendent des prestations biologiques et affectives, que les actrices préfèrent parfois laisser de côté. L’altruisme déclaré des gestatrices est un bon moyen pour ces femmes de justifier leur prestation aux yeux de leur famille et d’éviter la réprobation morale de celle-ci. Mais il n’est pas sans effet sur la rémunération perçue. Les gestatrices perçoivent des indemnités sans rapport avec leur engagement, quand les intermédiaires (agences de GPA et avocats) se taillent la part du lion. Les auteures nous invitent à considérer la GPA dans ce continuum de la division internationale du travail où les femmes du sud sont mises à contribution pour assurer le fonctionnement et/ou le bien-être des familles du nord. Pour elles, il faut considérer les « services de gestation contractualisés et assistés par les nouvelles techniques de procréation » comme une des facettes du travail de reproduction sociale. La GPA fait partie des « transferts de fertilité du Sud vers le Nord ». Cet article montre l’intérêt heuristique de prendre comme angle d’analyse le travail pour comprendre les enjeux et les intérêts mis en cause dans la GPA.
Les contributions suivantes illustrent par deux exemples locaux comment, loin de bouleverser les hiérarchies sociales et spatiales, la GPA au Mexique crée, de fait, une division racialisée du travail de reproduction. L’organisation de la GPA pour une clientèle étrangère, met en place une hiérarchie des contributions entre les donneuses d’ovocytes et les gestatrices. L’analyse de la filière de production mexicaine révèle une biopolitique au service de couples majoritairement gays et blancs, qui (re)produit des logiques néoimpérialistes. L’article de Venetia Kantza analyse les raisons du développement en Grèce d’une véritable industrie transfontalière des procréations médicalement assistées à la faveur de la crise économique.
La revue se clôt par une section très fournie de comptes rendus de lecture très stimulants et dont certains font écho aux analyses de la rubrique Grand Angle. Geneviève Cresson revient sur la réédition en français de L’exploitation domestique, l’ouvrage fondateur de Christine Delphy et Diana Leonard1 qui étudie la famille comme un système économique où le travail des femmes est extorqué par leur conjoint, comme celui de la classe ouvrière l’est par le capitalisme. Marianne Modak quant à elle évoque l’utopie féministe de Sophie Lewis, dans Full Surrogacy Now: Feminism Against Family2, ouvrage qui propose de prendre la gestation pour autrui comme modèle de reproduction, en créant un système non appropriateur de production d’enfants, par la généralisation de la production d’enfants pour autrui dans un « communisme gestationnel ».
Deux narratifs principaux ont dominé les analyses sur les procréations médicalement assistées depuis leur apparition. Le premier glorifiait le progrès de médecine de la reproduction, libérant du malheur des femmes et les couples infertiles. Le second formulait une condamnation morale de pratiques tendant à la réification de l’être humain, faisant de l’enfant un produit de consommation dont les parents d’intention pourraient choisir les caractéristiques sur catalogue. L’intérêt de ce numéro réside dans la capacité des contributions choisies à refuser ces narratifs et à stimuler la réflexion en rouvrant des « boîtes noires » sur des sujets encore très controversés. La multiplication des points de vue et des approches s’y avère extrêmement féconde.
- 1 Christine Delphy, Diana Leonard, L’exploitation domestique, Paris, Éditions Syllepse, coll. « Fémin (…)
- 2 Sophie Lewis, Full Surrogacy Now. Feminism Against Family, Verso, 2019.
Compte rendu de Bénédicte Champenois Rousseau, in Lectures (en ligne), mis en ligne le 19 janvier 2021.





