Temps d’assistance. Le gouvernement des pauvres en Suisse romande depuis la fin du XIXe siècle

Frauenfelder, Arnaud, Keller, Véréna, Tabin, Jean-Pierre, Togni, Carola,

2008, 336 pages, 26 €, ISBN:978-2-88901-059-2

Davantage encore que tout autre dispositif de la sécurité sociale, l’assistance publique symbolise la solidarité nationale. Cette solidarité, objectivée dans des lois, se conjugue à un contrôle des populations les plus démunies: c’est le gouvernement des pauvres. Loin de rester statique, ce gouvernement évolue. C’est ce que montre l’ouvrage Temps d’assistance issu d’une recherche menée dans le cadre du Programme national de recherche « Intégration et exclusion ». Selon ce livre, quatre manières différentes de concevoir le gouvernement des pauvres se succèdent en Suisse romande depuis la fin du XIXe siècle.

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Description

Davantage encore que tout autre dispositif de la sécurité sociale, l’assistance publique symbolise la solidarité nationale. Cette solidarité, objectivée dans des lois, se conjugue à un contrôle des populations les plus démunies: c’est le gouvernement des pauvres. Loin de rester statique, ce gouvernement évolue. C’est ce que montre l’ouvrage Temps d’assistance issu d’une recherche menée dans le cadre du Programme national de recherche « Intégration et exclusion ». Selon ce livre, quatre manières différentes de concevoir le gouvernement des pauvres se succèdent en Suisse romande depuis la fin du XIXe siècle.

Le temps des principes (1888-1889) correspond à la période de mise en place de la législation d’assistance publique. Le problème politique majeur semble être celui de la définition des destinataires de l’assistance. Faut-il aider toutes les personnes qui habitent la commune ou uniquement celles qui en sont originaires? Suivant les cantons, c’est l’une ou l’autre solution qui est choisie.

Mais aucune des solutions choisies ne permet de résoudre complètement les problèmes liés aux mouvements de population. Il faut dès lors, et rapidement, penser à réformer l’assistance. L’arrivée de la crise, à la fin de la Première Guerre mondiale, accélère encore le mouvement. Cantons et communes prennent des mesures complémentaires à l’assistance publique: travaux de chômage, réfectoires et dortoirs pour chômeurs, assurance chômage. Le temps de l’adaptation (1908-1940) amène donc les cantons à repenser du tout au tout le gouvernement des pauvres et, notamment, à différencier le chômage de l’assistance.

Durant la période de haute conjoncture qui suit la fin de la guerre, l’assistance n’est guère nécessaire, car le développement des assurances sociales a diminué le besoin d’assistance. C’est le temps de la contingence (1944-1973) et certains parlent de supprimer l’assistance. Elle est maintenue comme dernier « filet » du système de sécurité sociale, pour résoudre les problèmes de ce qu’on appelle à l’époque « l’inadaptation sociale ».

La crise du milieu des années 70 change tout. De multiples enquêtes établissent la persistance de la pauvreté en Suisse. S’installe alors dans l’imaginaire collectif l’idée que des processus d’exclusion traversent la société. Dès 1995, le droit à l’assistance publique, est reconnu au nom de la dignité humaine. Ce droit oblige à formaliser l’assistance, c’est le temps de la gestion (dès 1974).

La réforme de l’assistance se fait souvent en temps de crise. Le consensus sur la nécessité de fournir assistance aux pauvres est fort à ces périodes. Mais les limites de la solidarité sont également évidentes…Durant la période de développement des années d’après guerre, ces limites s’estompent, mais la question même de maintenir l’assistance est posée. Le gouvernement de l’assistance est donc comme on le voit tributaire de l’évolution économique.

Basé sur l’analyse d’un vaste corpus fait de débats parlementaires sur l’assistance publique, de décisions de justice, d’articles de presse et d’ouvrages d’époque ainsi que sur des interviews, Temps d’assistance révèle le travail social de définition et de délimitation qui a permis l’émergence de la législation sur l’assistance publique en Suisse romande et a motivé ses réformes. Il se termine en donnant la parole aux bénéficiaires, qui disent ce que signifie vivre de l’assistance publique aujourd’hui.

Table des matières

I. Une question séculaire: Comment gouverner la misère?

  • Le temps des principes (1888-1889)
  • Le temps de l’adaptation (1908-1940)
  • Le temps de la contingence (1944-1973)
  • Le temps de la gestion (dès 1974)
  • Conclusions de la première partie

II. L’assistance publique aujourd’hui

  • Les politiques actuelles
  • Vivre de l’assistance publique
  • Conclusions de la deuxième partie

Conclusions

Chronologie des changements législatifs (Vaud et Neuchâtel)

Postface à la deuxième édition

Presse

Dans Ponti/Ponts

L’assistance publique est, selon la définition que les auteurs adoptent dans l’introduction de cet ouvrage, « le secours apporté par la collectivité aux personnes dont les ressources sont insuffisantes » (p.5). Cette pratique est une obligation légale en Suisse depuis 1995 et s’étend à toute personne n’ayant pas de revenu suffisant et n’ayant, au moins en principe, aucune relation à des situations spécifiques telles que le chômage, le veuvage, etc.

La Suisse est, toutefois, une confédération où les autonomies cantonales sont très prononcées ce qui explique, bien évidemment avec le concours de l’histoire propre à chaque canton, les différences de gestion de l’assistance entre les cantons. Cela dit, il est vrai que les hommes politiques doivent élaborer un certain nombre de critères pour identifier le nombre des ayants-droit à l’assistance, la forme la plus adéquate (financière ou autre) et les canaux institutionnels auxquels l’affecter. C’est à ce point du parcours que l’analyse socio-économique de cette étude intervient en démontrant la mobilité de ces critères, leur caractère étroitement lié aux fluctuations historiques et à la perception que les administrateurs possèdent de la situation socio-politique qu’ils doivent gérer. Autrement dit, le consensus général envers la notion même d’assistance publique s’élargit dans les moments de crise économique et se restreint dans les phases de croissance.

Ce livre articule l’analyse, centrée autour de la thèse que nous venons de résumer, en deux grands volets. Dans une première partie, les auteurs se concentrent sur les seuls cantons de Vaud et Neuchâtel, qu’ils choisissent en raison de leurs différences économiques et qu’ils étudient sur une période qui va de la fin du XIXe siècle à l’époque contemporaine. L’objet de l’analyse est un corpus multiforme constitué des débats des législateurs comparé aux articles de presse, écrits sur l’assistance, etc.

La deuxième partie se penche sur la période actuelle et permet d’entendre en même temps la voix des opérateurs de l’assistance et des personnes assistées.

Nous tenons à citer une des conclusions les plus remarquables auxquelles les auteurs arrivent à la fin de leur très riche parcours. Ils affirment qu’au-delà des métamorphoses des critères d’assignation de ressources relevant de l’assistance sociale, on peut constater qu’en échange, on demande aux assistés d »’orienter leurs parcours de vie de manière à les inciter à se conformer à une normalité, jouant ainsi un rôle de reproduction de l’ordre social dominant » (p.292).

Gian Luigi Di Bernardini, Ponti/Ponts, no. 11/2011, p.200

Assistance et surveillance

Le développement des formations universitaires autour du travail social est un appel d’air pour engager des recherches sur les modes de régulation historiquement privilégiés pour répondre à la « question sociale ». Comme longtemps en France, avec les travaux de Robert Castel ou de Colette Bec, les sociologues sont en première ligne d’une recherche qui interpelle la société et les pouvoirs publics. À l’exemple de publications de Didier Renard ou de Bruno Dumons au début des années 1990, le projet des auteurs, sociologues de formation, est de réaliser une sociogenèse des politiques d’assistance publique en Suisse. Les questions posées sont classiques: pourquoi des lois d’assistance publique? Sur quelles conceptions de la solidarité reposent-elles? Pourquoi des réformes? L’ouvrage est bâti autour de deux parties. La première revient sur l’histoire et individualise différentes périodes dans le développement des politiques d’assistance publique. La seconde analyse la situation actuelle.

Le principal intérêt du livre tient au cadre géopolitique de l’étude: la dimension fédérale de la Suisse, source de différentes temporalités et modalités pour l’État social. Le choix des auteurs porte sur les cantons de Vaud (longtemps caractérisé par une forte ruralité) et de Neufchâtel (à l’industrialisation plus rapide). Deux cantons francophones et à majorité protestante.

La pluralité des expériences est directement mise en relation avec l’histoire du développement économique de chaque canton, alors que la question sociale était celle de la condition dans les grands centres industriels. On peut regretter que des facteurs culturels n’aient pas été pris en compte et que peu d’informations soient fournies sur la place des initiatives privées, confessionnelles ou laïques. À partir d’une méthodologie qui a fait ses preuves dans l’histoire des politiques sociales, les auteurs expliquent la diversité des évolutions par des héritages politiques qui modifient le rapport à l’État. Dans cette étude, à l’instar des travaux sur d’autres institutions de régulation sociale (par exemple, l’institution judiciaire), plus que l’évolution sociale, c’est la façon dont elle est perçue par les politiques qui conditionne le développement des politiques d’assistance.

L’approche historique part principalement de l’analyse des débats et des réformes de nature législative. Dans une perspective de longue durée, elle commence par intégrer des développements sur la question de l’appartenance qui conditionne l’accès aux formes publiques d’assistance pour voir comment et quand s’impose l’assistance au lieu de domicile. Le principe est acquis à partir de 1888 dans le canton de Neufchâtel, dans un contexte de crise de l’industrie de l’horlogerie. Il n’est adopté qu’en 1938 dans le canton de Vaud. La généralisation du principe est adoptée en 1967. Le critère est utilisé comme indice dans le processus de construction sociale de la nation suisse.

Plus globalement, le découpage chronologique isole un premier temps (1880-1909), où les différences sont particulièrement marquées entre les deux cantons. Entre 1909 et 1940, c’est le « temps des adaptations » et du débat sur l’assurance chômage (introduite en 1927 dans le canton de Neufchâtel). La période suivante ouvre le « temps de la contingence » (1944-1973), période de prospérité durant laquelle l’assistance, dans une logique plus individualisante, devient une instance complémentaire du système assurantiel. Le premier chapitre de la partie historique évoque « le temps de la gestion » marqué, à partir des années 1990, par une dégradation croissante du contexte économique et social. La question de l’exclusion sature le discours. Les lois reconnaissent un droit à l’assistance au nom de la dignité humaine dans la plupart des cantons. L’insertion professionnelle s’impose comme le nouveau grand paradigme de l’action sociale dans un contexte de développement des processus d’individualisation et de responsabilisation des bénéficiaires de l’aide sociale.

Sur la longue durée, l’analyse débouche sur des conclusions proches de celles de Colette Bec pour l’exemple français. Dans le cas particulier de l’assistance publique, les positions tendent à un relatif consensus qui contraste avec les affrontements autour de la question des assurances sociales obligatoires. La technicisation du débat serait particulièrement nette aujourd’hui, l’assistance étant vue comme un instrument de régulation sociale visant au maintien du statu quo. Saisie sous l’angle de la bonne ou mauvaise gestion, la question de l’assistance n’est pas posée comme projet de société. Les auteurs prennent l’exemple de l’utilisation du concept d’abus et s’intéressent à la disqualification des bénéficiaires.

L’étude soulève des questions qui dépassent la simple expérience des deux cantons ciblés. Travail de recherche et enquêtes sur le terrain débouchent sur un questionnement plus global sur l’assistance comme fait politique, fait social et expérience, les auteurs cherchant à comprendre comment et pourquoi « le consensus d’une époque se transforme pour en faire apparaître un nouveau ».

Pascale Quincy-Lefebvre, Vingtième siècle, 107, juillet-août 2010, pp. 234-236
 
 
Les polémiques récentes autour des « profiteurs sociaux » (Sozialschmarotzer) semblent à première vue paradoxales: comment des programmes d’aide aux plus démunis qui ne représentent qu’une part minime des dépenses sociales peuvent-ils provoquer autant de controverses? Comme le démontre avec brio cet ouvrage issu d’une recherche conjointe entre historien·ne·s et sociologues, les préoccupations qui accompagnent aujourd’hui la question, en grande partie fantasmée, des « abus » ne représente que la dernière péripétie de la longue trajectoire séculaire du « gouvernement des pauvres ».
Afin d’exposer les lignes de force qui unissent les passés et le présent de l’assistance publique, les auteur·e·s explorent la « sociogenèse » des politiques d’assistance dans deux cantons romands (Vaud et Neuchâtel) entre 1880 et la fin du XXe siècle. La proximité géographique des terrains d’étude choisis est trompeuse. En effet, si c’est le principe traditionnel de l’assistance au lieu d’origine qui prime tout d’abord dans un canton de Vaud encore largement agraire, Neuchâtel choisit précocement l’assistance au lieu de domicile afin de répondre aux défis de l’industrialisation horlogère et des flux de population qui en résultent. Malgré ces points de départs divergents, l’ouvrage souligne ensuite l’uniformisation progressive des politiques cantonales. À la suite des crises économiques qui émaillent l’entre-deux-guerres, le canton de Vaud, à l’image d’autres cantons, adopte le principe de l’aide au domicile, puis, une douzaine d’années après Neuchâtel (1949), adhère en 1961 au concordat intercantonal réglant les modalités de l’assistance. La « nationalisation » de l’assistance se poursuit après l’adoption, en 1977, d’une première loi fédérale en la matière et culmine, en 1999, avec l’inscription dans la Constitution fédérale d’un droit à l’assistance basée non plus sur l’origine ou le domicile, mais bien sûr la notion de dignité humaine.
À chacune de ces étapes, la délimitation des groupes de personnes à aider, la nature et le montant des aides versées, ainsi que la désignation des autorités responsables de l’administration de l’assistance ont fait débat. En effet, comme le montrent les nombreuses sources (débats parlementaires, textes législatifs, etc.) récoltées avec soin par l’équipe de recherche, la définition des normes de la solidarité envers les plus démuni·e·s mobilise les esprits, en temps de crise comme en tant de prospérité. Après avoir été délestée d’une partie de ses terrains d’intervention par le développement de solutions assurantielles dans le domaine du chômage (dès les années 1920) ou des retraites (avec la fondation, en 1947, de l’AVS), l’assistance devient une simple « instance complémentaire » du système de protection sociale. Toutefois, il s’agit toujours d’une instance de proximité, puisque l’assistance publique, même régie par des principes édictés au niveau cantonal, puis fédéral, reste en large partie administrée au niveau local.
De plus, cette rationalisation progressive des normes de l’assistance ne signifie pas la fin des controverses à son sujet. Bien au contraire. La deuxième partie de l’ouvrage propose ainsi une analyse de la mise en œuvre contemporaine de l’assistance au travers d’entretiens réalisés avec des destinataires de l’aide sociale, des responsables politiques et administratifs qui gèrent cette aide, ainsi que des assistants sociaux et des assistantes sociales. Ce corpus complète les parcours législatifs décrits ci-dessus en soulignant la permanence des efforts de définition des pauvres « méritants » et « déméritants » et des préoccupations liées aux raisons provoquant la situation d’assistance (délitement des liens familiaux, difficultés d’insertion des jeunes, processus d’exclusion du marché du travail, etc.). En donnant la parole aux destinataires de l’assistance, l’équipe de recherche révèle également la permanence des stigmates, de la honte et de la disqualification sociale ressentis par celles et ceux que le système d’assistance continue à vouloir aider et (ré)intégrer. L’assistance publique constitue, en effet, un dernier filet qui ne fait pas que retenir mais qui impose des contraintes parfois difficiles, voire contradictoires. Comment concilier les pratiques d’activation et les appels à l’autonomie des individus dans une société qui exclut et marginalise?
En combinant histoire et sociologie, cet ouvrage très riche et bien construit explore avec succès les espaces territoriaux, politiques et sémantiques à travers lesquels se meut l’assistance publique depuis plus d’un siècle. Trop souvent négligée et considérée comme un domaine marginal des politiques sociales, cette dernière est pourtant le lieu où se croisent des lignes de force fondamentales. En contribuant au déchiffrage de ces lignes de force, Jean-Pierre Tabin, Arnaud Frauenfelder, Carola Togni et Véréna Keller nous offrent des outils indispensables pour comprendre la solidarité à géométrie variable qui structure nos sociétés contemporaines.
 
Matthieu Leimgruber, Revue historique vaudoise 117/2009, pp. 288-289

 

C’est à un projet ambitieux que nous convient les quatre co-auteur·e·s de Temps d’assistance, qui, dès les premières lignes de l’ouvrage, esquissent les contours d’une démarche formulée en termes de « sociogenèse des politiques d’assistance publique en Suisse  » (p. 5). Comme on peut l’imaginer, suivre ce projet nécessitait un appareillage méthodologique à la hauteur de la tâche, reposant en l’occurrence sur le dépouillement systématique de très nombreuses sources (fédérales, cantonales, communales), un important travail d’archives, le recueil d’articles de presse et la passation d’entretiens.
En ce sens, Temps d’assistance est le résultat d’une recherche fondée avant tout sur la pluralité (des méthodes et des matériaux) et la dispersion (des événernents et des temporalités). Si c’est probablement là un des grands mérites de l’ouvrage, c’est aussi le point à partir duquel une critique peut se faire. Mais examinons d’abord les bases qui soutiennent l’architecture théorique du propos.
«  Garantir un revenu de base à toutes les personnes vivant sur le territoire suisse  » (p. 5), c’est en ces termes que s’énonce généralement la mission attribuée à l’assistance publique. Les auteur·e·s commencent pourtant par rappeler qu’en amont de cette formule figure une nécessité première: celle d’un consensus politique autour des modalités de son application. Dans cette perspective, Qui doit être aidé ? Comment ? et Par qui ?, sont présentées comme les interrogations centrales par rapport auxquelles le législateur doit se positionner. Considéré par les auteur·e·s comme la condition historique de possibilité de l’assistance, le traitement de ces trois objets leur fournit, dans le même temps, une grille de lecture pertinente pour l’analyse de ses transformations, de la fin du XIXe siècle (période correspondant à la mise en place des· premières lois en la matière) jusqu’à nos jours.
Au fur et à mesure qu’il progresse dans l’ouvrage, le lecteur découvre les agencements subtils érigés sur ces trois objets, l’évolution des critères, de la nature de l’aide ainsi que des contreparties attendues de la part des bénéficiaires. L’assistance se décline différemment selon les époques et l’on remarque que ce qui était considéré comme acquis à un moment donné peut être remis en question une décennie plus tard. C’est d’ailleurs une des interrogations centrales du livre que de « comprendre comment et pourquoi le consensus d’une époque se transforme pour en faire apparaître un nouveau  » (p. 11). Pour ce faire, les auteur·e·s privilégient une approche centrée sur les discours produits par le législateur, principalement au sein des organes législatifs de deux cantons (Vaud et Neuchâtel). Le postulat théorique convoqué à cet endroit est que «  le développement des politiques d’assistance ne se fait pas en fonction de l’évolution d’une époque, mais en fonction de la manière dont l’époque pense cette évolution sociale  » (p. 10) : plutôt qu’invoquer des faits, des chiffres ou des événements, pour objectiver l’existence d’une conjoncture économique et expliquer ensuite les lois qui en découlent, l’approche plébiscitée ici veut accorder la primauté analytique au travail constant de mise en forme du monde effectué par les acteurs sociaux.
Leur démarche se situe ainsi au carrefour de deux disciplines. D’un côté, elle emprunte à l’histoire une perspective généalogique d’inspiration foucaldienne où les discours de vérité configurent des politiques et où les savoirs sur les pauvres prennent appui sur leur contrôle. De l’autre, elle reprend à son compte une perspective sociologique de construction de problèmes publics attentive aux rapports sociaux en présence, aux modes de désignation des publics et aux attentes normatives qui accompagnent ce processus.
La structure de l’ouvrage, divisé en deux parties, consacre en quelque sorte ce croisement disciplinaire. La première partie, diachronique, repose sur un travail d’archives retraçant les transformations des règles de droit. Les quatre premiers chapitres, portant sur des périodes historiques différentes, font émerger plus particulièrement deux aspects. La mise en œuvre de l’assistance publique étant, depuis sa création, déléguée aux cantons, la comparaison établie entre le canton Neuchâtel et celui de Vaud souligne en premier lieu la variabilité des principes qui ont gouverné son administration et les évolutions différenciées qui en découlent (à la fois au niveau intra et intercantonal). Les auteur·e·s relèvent par exemple que le législateur neuchâtelois se prononce dès la fin du XIXe siècle en faveur d’une assistance basée sur le principe du domicile : c’est à la commune de domicile du (de la) sollicitant·e que revient le devoir de lui procurer assistance, moyennant alors une durée minimale préalable de dix ans de résidence dans le canton. À la même période, le législateur vaudois estime en revanche que ce devoir incombe à la commune d’origine, indépendamment du lieu de résidence du (de la) sollicitant·e - un principe qu’il maintiendra d’ailleurs jusqu’en 1961. À travers l’examen des débats parlementaires vaudois et neuchâtelois, les auteur·e·s déroulent la trame historique qui a vu émerger ces deux principes d’assistance, exhibent les controverses qu’elles ont suscitées, les ajustements progressifs opérés, de même que leurs répercutions pratiques sur l’obtention de l’aide.
Cette plongée archéologique donne à voir en second lieu un certain nombre de récurrences. Le lecteur se rend notamment compte des fondements disciplinaires de l’aide, qu’il découvre toujours assujettie à des critères moraux. À ce titre, le fait que les discours se focalisent majoritairement sur la catégorie des «  indigents valides », désignés selon les époques comme « pauvres », « chômeurs  », «  inadaptés  » puis «  exclus  », confirme la conflictualité historique de la relation entre assistance et travail, mise en évidence par ailleurs dans d’autres travaux. Qu’ils « travaillent  », qu’ils « s’adaptent » ou qu’ils «  s’insèrent  », les attentes institutionnelles projetées sur les bénéficiaires relèvent in fine d’une même logique consistant à voir dans la responsabilité individuelle le seul moteur du changement : « nulle trace, dans les débats, de remise en question fondamentale de l’ordre social établi sinon, ça et là, pour dénoncer quelques injustices ou inégalités criantes  » (p. 172). De ce point de vue, un des intérêts de l’ouvrage est qu’il thématise à la fois la question du changement et celle de là continuité des dispositifs assistanciels. Continuité des techniques de contrôle, de la distinction entre « pauvres méritants » et « pauvres non méritants  », d’un droit à l’aide soumis à conditions. Changement, en revanche, du point de vue des objectifs visés par l’assistance et, partant, de la manière de les inculquer aux destinataires : s’il s’agissait alors de fournir une capacité de subsistance à l’individu sans ressource, l’aide de l’État vise maintenant à lui procurer l’autonomie ou, pour reprendre la formule malicieuse des auteur·e·s, à «  l’aider à devenir capable d’organiser son existence sans l’aide de l’État  » (p. 172).
La deuxième partie, synchronique, se fonde sur une série d’entretiens visant à mettre en lumière la manière dont les acteurs de l’assistance (élu·e·s politiques, responsables administratifs, personnel de l’assistance sociale et, finalement, ancien·ne·s ou actuel·le·s bénéficiaires) se représentent l’assistance contemporaine. Du côté des responsables de la mise en œuvre, les auteur·e·s constatent en particulier une forte homogénéité des discours. De ceux-ci émerge notamment une représentation partagée des publics, selon laquelle n’importe qui peut se retrouver un jour ou l’autre à l’aide sociale, qu’elle s’exprime par la voix d’un responsable administratif vaudois -  »cela va du toxicomane au directeur de banque  » (p. 182) - ou par celle d’une assistante sociale neuchâteloise -  » [les personnes concernées] proviennent de tous les milieux confondus  » (idem). Quant aux raisons invoquées, elles sont perçues comme «  nombreuses et diverses  » (p. 188), ou présentées comme le résultat de «  problématiques multiples, où souvent plusieurs facteurs se croisent  » (p. 186). Considérant ces témoignages, les auteur·e·s relèvent notamment que les descriptions qu’ils contiennent n’intègrent généralement aucune dimension de classe ou de genre, mais reposent sur des énoncés mettant en avant la notion d' » accident de parcours  » (p. 189). Le recours systématique à certaines catégories, en particulier les «  jeunes  » et les « familles monoparentales  », participe de ce même processus : leur force d’évocation invisibilise les variables de genre, de race et d’origine sociale qui les traversent pourtant. Cette vision est par ailleurs soutenue par une conception individualisée de l’aide, perçue comme devant s’adapter à chaque « cas  », c’est-à-dire s’ajuster à la situation du bénéficiaire ou de son comportement face à l’emploi  » (p. 205). Dans ces conditions, les « demandeurs d’aide passifs  » (expression utilisée par la Conférence suisse des institutions d’action sociale, p. 212), ceux qui « se plaignent du peu mais viennent chercher leur dû en taxi  » (p. 208) ou encore «  les gros fumeurs, aimant les bons restaurants  » (ibid.), prennent la forme d’un dispositif catégoriel dont l’usage proscrit des conduites plus qu’il n’en décrit. Les auteur·e·s soulignent alors les soubassements normatifs et non moins paradoxaux de ce type d’énoncés qui véhiculent le message que «  les pauvres doivent dépenser leur argent comme des pauvres  » (ibid.), dans un contexte qui pourtant prône l’autonomie du sujet, cette «  propriété de soi  » qu’il s’agit de reconquérir.
Le dernier chapitre, «  Vivre de l’assistance publique  », est centré sur les bénéficiaires, distribués au sein d’une typologie à trois entrées « novices », « émérites » ou « vétérans »). Les extraits de leurs paroles ont pour principal effet de consacrer un point que les paragraphes précédents laissaient déjà entrevoir: bien que garanti par la Constitution depuis 1995, le droit à l’assistance est, dans les faits, encore largement vécu comme une expérience problématique. Fondé sur un principe de solidarité, se donnant pour objectif l’autonomie des personnes, le dispositif assistanciel actuel tend, «  par les contrôles qu’il met en place et les injonctions à l’insertion qu’il donne, [… ] à renforcer la disqualification sociale des bénéficiaires  » (p. 284). Bien que les auteur·e·s n’expriment pas l’idée en ces termes, le paradoxe qu’ils mettent en évidence nous invite à concevoir le fait d’être à l’assistance comme une forme de déviance sociale légale, documentée à de nombreuses reprises dans l’ouvrage par des données provenant de sources différentes.
C’est d’ailleurs de ce point que l’on peut partir pour formuler brièvement quelques commentaires. Tout d’abord, la dimension processuelle de la démarche, convaincante en première partie d’ouvrage, disparaît au moment où interviennent les premiers extraits d’entretiens : la séquentialité des témoignages n’est que rarement prise en compte, pas plus que n’est restituée la manière dont les acteurs reconstruisent les différentes étapes qui jalonnent la procédure, notamment selon la position qu’ils occupent au sein du dispositif. Une démarche plus attentive à ces aspects permettrait peut-être d’exploiter davantage certains paradoxes, par exemple lorsque le lecteur apprend qu’il arrive que «  les bénéficiaires ne jouent pas le jeu qui leur est proposé  » (p. 230), mais que, néanmoins, «  accepter le statut de bénéficiaire de l’assistance publique va de pair avec l’acceptation de règles du jeu  » (p. 246). Si l’analyse proposée en deuxième partie d’ouvrage fournit nombre d’indications importantes pour comprendre la tonalité générale des témoignages, la multiplication des entrées par lesquelles elle s’opère laisse globalement dans l’ombre l’ordre des discours et, avec lui, les modes du «  devenir assisté  » qui auraient pu émerger des récits d’expériences. Parallèlement, elle interroge la capacité du dispositif méthodologique à rendre compte de la manière dont les lois d’assistance sont «  appliquées  » (p. 14), dimension que les méthodes ethnographiques parviendraient probablement à prendre en charge de manière plus rigoureuse. On regrettera en passant qu’aucune place n’ait été réservée aux guides d’entretien utilisés dans le cadre de la recherche.
En marge de cette première remarque de méthode, on relèvera en deuxième lieu une ambiguïté propre à la posture théorique des auteur·e·s. Quand bien même l’accent est mis sur «  le travail de mise en forme sociale  » des lois d’assistance, certains passages du texte invoquent «  les crises économiques et sociales  » (p. 55), «  le contexte idéologique  » (p. 135), ou encore « l’esprit du temps  » (p. 158) pour rendre compte des nouvelles législations. Ce faisant, les auteur·e·s affaiblissent la distinction centrale établie en introduction (p. 10) entre «  l’évolution d’une époque  » et «  la manière dont celle-ci est pensée par le législateur  », ce qui tend du même coup à invisibiliser les enjeux locaux de la législation sur l’assistance au profit de variables explicatives de type macrosocial ou macroéconomique qui «  fatalisent  » en quelque sorte l’histoire.
Au final, Temps d’assistance déploie une sociogenèse des lois qui fournit au lecteur quantité de données et de pistes d’analyse pour des recherches à venir et constitue un très bon exemple des possibilités qu’offre la méthode généalogique.

Benoît Beuret, Swiss Journal of Sociology , 35(1), 2009

 

 

In a world accustomed to multinational studies of poverty, this book has an old world charm. Whereas Steinert and Pilgram (2007) compared eight cities in seven countries, and Saraceno (2002) 13 cities in six countries, this study examines in patient detail the progress of two Swiss cantons, Neuchatel and Vaud, as they inched their way towards modern social assistance policies, from the end of the nineteenth century to the present. It is based on painstaking work in the archives, examining not only drafts of legislation but the speeches of councillors as they buoyed themselves up in the waves of modernity. The story is of a familiar transition from family obligations to parish origins (« appartenance »), to residential qualification, and to federal citizenship (« citoyennete »), with human rights on the horizon. It seems likely that in time this widening process will continue and citizenship will be defined internationally.
Putting it another way, the transition was from handouts for the deserving poor and control of beggars, to social assurance for unemployment, sickness, widowhood, and so on and then to the dynamic questions of inclusion, exclusion and « reinsertion ». This historical section demonstrates different attitudes in urban and rural contexts, corresponding to different rates of change, as unemployment, war or migration make their impact.

The period is divided into four phases:

-1898-1899, during which the definition of the group in need of assistance was the focus of discussion;
-1908-1940, during which the effects of war and economic depression put the emphasis onto unemployment assurance;
-1944-1973, when the focus was on the « inadaptés » and on the professionalisation of social assistance; and
-the period after 1974, when poverty was « rediscovered », a « right » to public assistance was defined, and active measures to keep recipients engaged in society were promoted.

During most of these periods the debates about social assistance were driven by economic crisis, and the concepts which emerged reflected the ways in which the crises were understood.
The authors note in the parliamentary debates two motives: social solidarity and social control. They detect three main approaches to the government of poverty: education, employment and checking abuse. They argue that the aim of social assistance was modified over time from financial independence (‘giving someone fish’, in the words of the proverb) to autonomy (« teaching him to fish »). They draw attention to three dominant explanations for the existence of poverty: social class; cumulative disadvantage; and individual problems. They point out that these explanations obscure other factors, like gender and age differences.
In the second part of the book, the results of interviews with present-day councillors, welfare administrators and welfare recipients are reported. There is nothing very new in this. Most of the issues were identified 30 or 40 years ago and the theory has not greatly changed. However, the authors show respect for previous research-particularly francophone-and their analysis of the local Swiss story is admirably evidenced and referenced. They show how Switzerland changed its laws in response to the economic turmoil of the 1930s, to the pressures of war, and to more recent immigration. This is a path which many developing countries will take in the future, and it is salutary to have this insight into the dilemmas of local politicians, and administrators, struggling to create a system that does not undermine community involvement and personal respect.

In many ways this is a rich and honest study, which does what it proposes with elegance and persistence. It is, however, primarily of local historical interest. It does not draw on some current concepts, like social capital, or the distinction between poverty and deprivation (see Manning and Tikhonova 2004). These might have helped to put the historical debates into a broader perspective.

References:
Manning, N. and Tikhonova, N., Poverty and exclusion in the new Russia, Aldershot: Ashgate, 2004 [Review: Anderson, D., 2007. European Journal of Social Work, 10 (2), 272-274.]
Saraceno, C., Social assistance dynamics in Europe, Bristol: Policy Press, 2002 [Review: Anderson, D., 2006. European Journal of Social Work, 9 (2), 249-251.]
Steinert, H. and Pilgram, A., (eds), Welfare policy from below, Aldershot: Ashgate, 2007 [Review: Anderson, D., 2008. European Journal of Social Work, 11 (4), 488 490.]

 
David Anderson (Dundee University), « Book reviews », European Journal of Social Work , 12:1, 2009, 125-127
 
 
Cet ouvrage est le résultat d’une recherche menée dans le cadre du Programme national de recherche « Intégration et exclusion ». Le Temps d’assistance est fondé sur l’analyse d’un vaste corpus de débats parlementaires sur l’assistance publique, de décisions de justice, d’articles de presse et d’ouvrages d’époque, ainsi que sur des interviews. Il révèle le travail social de définition et de délimitation qui a permis l’émergence de la législation sur l’assistance publique en Suisse romande, à la fin du XIXe siècle, et a motivé ses réformes.
Davantage encore que tout autre dispositif de la sécurité sociale, l’assistance publique symbolise la solidarité nationale. Cette solidarité, objectivée dans des lois, se conjugue à un contrôle des populations les plus démunies: c’est le gouvernement des pauvres. Selon ce livre, quatre manières différentes de concevoir le gouvernement des pauvres se sont succédés en Suisse romande depuis la fin du XIXe siècle. Le temps des principes (1888-1889) correspond à la période de la mise en place de la législation d’assistance publique; le problème politique majeur alors semble être celui de la définition des destinataires de l’assistance. Le temps de l’adaptation (1908-1940) amène les cantons à repenser du tout au tout le gouvernement des pauvres et, notamment, à différencier le chômage de l’assistance. Le temps de la contingence (1944-1973), c’est la période de haute conjoncture qui suit la fin de la guerre; l’assistance n’est guère nécessaire vu le développement des assurances sociales et certains parlent même de la supprimer. La crise des années 1970 donne naissance au temps de la gestion (dès 1974); de multiples enquêtes établissent la persistance de la pauvreté en Suisse et font surgir la nécessité de formaliser l’assistance. Dès 1995, le droit à l’assistance publique est reconnu au nom de la dignité humaine. L’assistance est donc tributaire de l’évolution économique.
Le livre se termine en donnant la parole aux bénéficiaires qui disent ce que signifie vivre de l’assistance publique aujourd’hui.
 
Pilar Filomeno-Vegezzi, Choisir , N°59, février 2009, p.42

 

L’ouvrage vise à réaliser une socio-genèse des politiques d’assistance publique en Suisse romande à partir de l’étude du « gouvernement de la misère » dans les cantons de Vaud et de Neuchâtel depuis la fin du XIXe siècle. Il articule les approches historique et sociologique, le recours à l’histoire intervenant comme clef de compréhension du fonctionnement actuel de l’assistance publique. L’un de ses grands apports est de souligner l’importance du rôle joué par cette assistance publique dans le traitement social de la pauvreté tout en insistant sur son caractère évolutif et sur la complexité des rapports entretenus avec d’autres dispositifs de protection sociale. Cette recherche tend aussi à montrer combien cette logique d’intervention sociale peut symboliser la solidarité nationale, davantage sans doute que d’autres pourtant souvent estimées plus « modernes » ou plus efficaces, en particulier celle des assurances sociales. L’une des originalités de la démarche adoptée est aussi de montrer comment cette forme d’entraide a pu devenir complémentaire des assurances sociales dans l’organisation du système suisse de Sécurité Sociale. Cependant, l’importance de l’assistance publique a pu varier selon les époques et les lieux dans la mesure où la Suisse présente la particularité de développer différents modèles cantonaux d’État social, si l’on retient la typologie définie par Esping Andersen*. Suivant les cantons l’apparition plus ou moins précoce d’autres formes de solidarité comme l’assurance chômage ou l’obligation de l’assurance maladie a également conditionné le fonctionnement de l’assistance publique.

Cette diversité de situations peut être mise en relation avec les spécificités des espaces retenus pour l’analyse. Pendant longtemps, en effet, le canton de Vaud s’est caractérisé par une forte ruralité tandis que celui de Neuchâtel a connu une industrialisation bien plus rapide liée à l’essor de l’horlogerie. L’héritage politique paraît aussi hétérogène, le canton de Vaud ayant connu une révolution bourgeoise d’obédience radicale en 1845, alors que celui de Neuchâtel n’a abandonné son statut de principauté prussienne qu’en 1848 pour devenir république. Ces particularités ont influé sur la conception du rôle de l’État et sur les modalités de l’interventionnisme social. En revanche, les deux entités possèdent quelques points communs importants à savoir l’usage du français et la pratique du protestantisme. La dimension confessionnelle aurait sans doute mérité d’être davantage soulignée car elle pouvait enrichir la compréhension de l’organisation et du fonctionnement de l’assistance publique. On peut ainsi regretter que les auteurs se soient cantonnés de manière aussi exclusive aux seules formes publiques de l’entraide sociale, sans donner au moins une idée des autres dispositifs, privés et confessionnels, qui ont pu exister et éventuellement peser sur la marche du service public. Cette observation nous paraît s’imposer d’autant plus que les rédacteurs partent du postulat que le développement des politiques d’assistance ne se fait pas en fonction de l’évolution sociale d’une époque mais « en fonction de la manière dont l’époque pense cette évolution sociale » (p.10), ce qui peut donner lieu à discussion. Si la question sociale est effectivement toujours socialement construite, cela nécessite d’évoquer les différents biais qui peuvent intervenir dans la constitution des représentations sociales et dans « le processus de production de la réalité ». L’approche historique qui est principalement centrée sur l’analyse du discours législatif aurait aussi gagné à faire intervenir d’autres sources davantage liées aux réalités économiques et sociales des deux cantons. Cependant, pour être juste, il faut noter que les auteurs ont su élargir leurs corpus à d’autres documents permettant de mettre en perspective les débats parlementaires (articles de presse, écrits sur l’assistance, sources communales, etc.).
 
La première partie aborde une question séculaire, celle du gouvernement de la misère. Elle s’ouvre par une utile introduction qui rappelle quelques spécificités suisses en ce qui concerne la question de l’appartenance qui conditionne l’accès aux formes publiques d’assistance. Ainsi le droit de « bourgeoisie », à prendre dans son acception médiévale, correspond à un droit de cité qui se transmet par filiation ou, pour les femmes, par mariage. Ce droit qui peut être acheté est fondé sur le lien du sang et non sur le territoire. La population résidante d’une commune peut comprendre des « bourgeois », sans que cela soit une obligation, mais aussi des « habitants » et des « étrangers » qui n’ont droit qu’à des secours amoindris ou temporaires. Traditionnellement le secours est dû par la commune d’origine, l’assistance au lieu de domicile n’arrivant à s’imposer que de manière progressive et variable selon les cantons. Le premier chapitre de la partie historique de l’ouvrage est précisément consacré à cette question des principes d’assistance à la fin des années 1880. Il en ressort que le canton de Vaud maintient alors le principe de l’origine tandis que celui de Neuchâtel confronté à une crise horlogère opte pour l’introduction du principe du domicile dans l’assistance à partir de 1888. Les limites apportées à ce changement fondamental participent également au processus de construction sociale de la nation suisse. L’assistance à domicile ne concerne que les Neuchâtelois et les Suisses majeurs vivant depuis dix ans dans le canton et cinq ans consécutifs dans la commune. D’autre part, une loi de 1889 sur l’assistance et la protection de l’enfance impose un « stage » de six mois pendant lequel les personnes originaires d’autres communes restent assistées par la commune de leur dernier domicile. De plus, dans les deux cantons la question de l’emploi reste centrale, l’assistance passant autant que possible par l’aide au travail. De surcroît, dans une société qui reste très patriarcale, c’est l’emploi masculin qui demeure la référence, même si dans la réalité l’assistance concerne souvent les femmes, en particulier les veuves, dont on exige un comportement conforme à la morale bourgeoise. Le chapitre suivant évoque le temps des adaptations (1909-1940) marqué par l’introduction d’une assurance chômage à Neuchâtel en 1927 et l’adoption en 1938 du principe de l’assistance par la commune de domicile dans le canton de Vaud. La crise des années trente pousse également les autorités vaudoises à envisager le développement de l’assurance chômage à partir de 1936, mais en lui conférant un caractère facultatif. Les auteurs mettent en rapport cette évolution avec l’essor de l’industrialisation. Ils font aussi un rapprochement entre l’adoption de l’assurance chômage et l’affirmation du principe du domicile en matière d’assistance. La situation des deux cantons tend donc peu à peu à se rapprocher. Simultanément, la professionnalisation de l’assistance s’affirme également, une évolution confirmée dans la période suivante intitulée « le temps de la contingence » (1944-1973). Le plein emploi s’installe progressivement et en période de crise passagère, la Suisse peut externaliser le chômage en modulant le non-renouvellement des permis de séjour des travailleurs étrangers, souvent d’origine italienne. Ce temps de prospérité voit le triomphe du principe de l’assistance au lieu de domicile qui est généralisé en 1967. L’assistance s’adresse alors surtout aux personnes âgées, aux infirmes et aux enfants ainsi qu’à une catégorie émergente, celle des « inadaptés ». Elle devient aussi un moyen de pallier les limites d’un système où la logique d’assurance n’arrive à s’imposer que de manière partielle et variable. L’assistance devient une instance complémentaire du système assurantiel. En même temps, la lutte contre l’inadaptation sociale introduit une vision individualisée de l’aide sociale et le développement d’une culture psychologisante au sein des professions sociales. Même l’essor après 1968 de thèses critiques influencées par les travaux de Michel Foucault ne met pas fondamentalement en cause cette évolution. En fait, c’est la découverte de la persistance de la pauvreté en Suisse, à partir du milieu des années 1970, qui va amener les gouvernements cantonaux à reconsidérer l’organisation de la Sécurité Sociale. Avec « le temps de la gestion », à partir de 1974, la protection sociale est confrontée à un nouveau contexte, celui de la dégradation de la conjoncture économique et sociale, particulièrement à partir des années 1990. La crise ne peut plus être résolue par le non-renouvellement des permis saisonniers, ce qui amène l’introduction de réformes fondamentales dans le domaine de l’assistance. Entre 1990 et 2007, 17 cantons, sur les 18 que compte le pays, modifient leurs lois d’assistance notamment pour les adapter à la nouvelle jurisprudence qui, depuis 1995, reconnaît un droit à l’assistance au nom de la dignité humaine. On cherche généralement à répondre à l’exclusion par le développement de l’insertion, ce qui peut donner lieu à contestation. Ainsi la généralisation d’un discours sur l’exclusion peut légitimer l’abandon de la notion d’inégalité sociale et donc occulter la question des rapports sociaux. D’ailleurs la professionnalisation de l’assistance intègre encore davantage que dans la période précédente un processus d’individualisation et de responsabilisation des bénéficiaires de l’aide sociale. La question de l’emploi et de l’insertion professionnelle devient aussi centrale. Quant à la gestion du système, elle tend à introduire un rapport de type marchand entre la population et l’État social. Le « client » recevant une prestation remplace le citoyen aux besoins duquel l’État doit répondre pour être légitime.

Les auteurs dégagent trois principaux enseignements de l’évolution séculaire de l’assistance en Suisse romande. Les débats parlementaires expriment une double intention, à la fois de solidarité et de contrôle social. Les principales solutions mises en œuvre pour gouverner la misère sont fondées à la fois sur l’éducation des comportements, sur la mise au travail et la traque des abus supposés ou réels. Enfin ils ont été frappés par la quasi-inexistance de divisions politiques dans les débats parlementaires, les questions d’assistance étant renvoyées à des interrogations d’ordre technique. Ils en déduisent que l’objet même du discours n’est pas un thème politique majeur, sauf en ce qui concerne son financement public. Ils interprètent cette sorte de neutralité par le fait que l’assistance s’est constituée comme un arbitrage entre les impératifs du marché et la nécessité de la cohésion sociale. Il s’agirait ainsi d’un instrument de régulation sociale visant le maintien du statu quo. Sans doute est-il difficile de généraliser de telles conclusions, en particulier pour la France où l’émergence du système de protection sociale à partir du tournant des XIXe et XXe siècles a donné lieu à de fortes confrontations, y compris dans les enceintes parlementaires et pas seulement sur la question du financement ! Celle-ci peut d’ailleurs refléter des contradictions et des oppositions qui ne sont pas seulement techniques et qui traduisent des enjeux politiques et sociaux. De ce point de vue, l’entrée par les représentations sociales ne reflète qu’une partie du rôle historique joué par l’assistance publique.

La deuxième partie de l’ouvrage concerne la mise en œuvre actuelle de l’assistance publique en Suisse romande et apporte des éléments précieux sur l’organisation et les finalités des politiques sociales qui sont loin d’être neutres. Le premier chapitre est consacré aux discours tenus par les responsables politiques et administratifs de l’assistance ainsi que par le personnel responsable de son application. On peut retenir le développement du discours sur l’abus comme conséquence de l’affirmation du droit à l’assistance qui supposerait le devoir de s’en montrer digne. On observe aussi un encadrement de plus en plus précis du travail social, la question des abus contribuant à accentuer la pression sur les responsables de l’assistance publique. Cela entraîne l’essor d’une logique de contrôle et de répression et tend à occulter la question des inégalités sociales, de classe et de genre. Dès lors l’assistance est perçue surtout comme un problème de gestion et non comme faisant partie intégrante d’un projet de société. Cette perception conditionne évidemment le vécu des « bénéficiaires » qui est abordé dans le dernier chapitre de l’ouvrage. Ainsi l’expérience de l’assistance est fondée sur un droit ressenti comme équivoque, dans la mesure où l’idée de responsabilité individuelle et le développement de la lutte contre les abus conduisent à stigmatiser les bénéficiaires de l’aide sociale. Cela les porte à accepter, bon gré mal gré, des contrôles administratifs ou des injonctions à l’insertion qui les stigmatisent encore davantage. Dans le canton de Vaud, avant la réforme de 2003 (entrée en vigueur en 2006) il y avait même une obligation de rembourser les aides reçues en cas de reprise d’une activité lucrative, inscrivant dans la durée le sentiment de dépendance et de honte qui pouvait en découler. De manière générale, l’assistance ne parvient guère à rendre les personnes assistées véritablement autonomes, du fait notamment de l’organisation du marché de l’emploi. Les contrôles mis en place et les injonctions de l’insertion renforcent la disqualification des bénéficiaires. Au total les difficultés sociales sont conçues comme étant principalement d’ordre personnel. Cette posture est au principe des réformes de l’assistance déployées à partir de la seconde moitié des années 1990. Cependant à toutes les époques, depuis la fin du XIXe siècle, l’assistance publique s’est affirmée comme un des maillons essentiels de la solidarité nationale suisse. Elle a aussi joué un rôle non négligeable dans le cadre de la démocratie en incluant, au moins en théorie, l’ensemble de la population mais selon des modalités différentes en fonction de la nature des rapports sociaux d’une époque donnée. La norme actuelle qui est celle de l’individualisme et de l’autonomie est, de fait, plus imposée qu’assumée par les pauvres. Ils ne disposent en effet ni des ressources ni des moyens personnels ou sociaux de s’y opposer ouvertement. Il s’agit donc à bien des égards d’un individualisme négatif qui structure leur expérience de l’assistance.
Au total l’ouvrage apporte beaucoup sur l’histoire et l’actualité de l’assistance à partir d’une étude qui peut paraître ciblée mais qui débouche sur des questions de portée générale. Ce travail collectif qui a nécessité des recherches nombreuses associées à des enquêtes de terrain contribue assurément à renouveler la perception que l’on pouvait avoir du rôle de l’assistance, malgré ses limites, dans la protection sociale en Suisse romande et bien au-delà.
 
*Gosta ESPING-ANDERSEN, The Three Worlds of Welfare Capitalism, Princeton University Press, 1990 et pour la version française Les trois mondes de l’Etat-providence, essai sur le capitalisme moderne, Paris: PUF, 2007.

Yannick Marec, Le Mouvement Social, décembre 2008 (et en ligne http://mouvement-social.univ-paris1.fr/document.php?id=1334-mis en ligne le 1.12.08)

 

 

Temps d’assistance: l’ouvrage propose une histoire critique de l’aide sociale dans les cantons de Vaud et Neuchâtel, de la charité à un droit contesté à l’existence. Il propose trois angles d’attaques: une histoire de la législation, une analyse du discours des politiciens et professionnels, et une analyse de celui des bénéficiaires de l’assistance.

En examinant les lois sur l’assistance et les débats qui les ont accompagnés, la première partie de l’ouvrage peut montrer l’évolution du système. C’est en 1491 déjà que débute la première période, où l’assistance dépend de la commune d’origine. Ce système reste en vigueur jusqu’au XXe siècle. La révolution industrielle, associée à l’exode rural, met à mal ce système: les pauvres quittent la campagne et se concentrent dans les villes, si bien qu’ils sont nombreux à ne bénéficier d’aucun soutien, et quelques communes sont au contraires ruinées par leurs indigents expatriés. L’assistance dans la ville de domicile s’établit lentement, à Neuchâtel plus tôt que dans le Canton de Vaud, différence d’industrialisation oblige. Après-Guerre, l’apparition des assurances sociales fait espérer une disparition du régime de l’assistance. La crise des années 1970 met à mal cette attente. Dans les années 1990, la crise et les nouvelles formes de précarité confirment que le besoin d’une assistance publique perdure. Son inscription dans la Constitution, toujours dans les années 1990, lui donne une légitimité nouvelle. Toutefois, le droit à ce minimum n’est toujours pas une évidence dans les mentalités.
L’histoire peut être segmentée ainsi en quelques périodes, mais elle manifeste aussi plusieurs constantes. Si la nécessité d’une assistance est généralement admise, plusieurs époques sont marquées par la volonté de faire supporter ses coûts aux autres entités, communes ou cantons d’origine, assurances sociales. Les causes socio-économiques de la pauvreté sont souvent évacuées, pour se concentrer sur les individus qui en sont victimes: régulièrement suspectés d’immoralité ou d’abus punissables, ils peuvent aussi être représentés comme ceux qui manquent de compétences, et nécessitent un encadrement. Pourquoi le nombre d’assistés fluctue en fonction des crises et comment juguler ce phénomène? Le discours officiel ne répond généralement pas à ces questions. La deuxième partie de l’ouvrage, consacrée à des entretiens avec des politiciens et des professionnels de l’aide sociale montre que cette attitude perdure à l’heure actuelle.
Cette partie, qui inclut un entretien avec un·e anonyme municipal·e POPiste vaudois·e, conclut que le discours des politiciens sur l’aide sociale est assez homogène, de la droite à la gauche. Il nous interpelle donc en tant que POPistes: est-ce que notre parti est un agent de transformation du système d’assistance, ou est-il incapable de le contester? Le choix d’interviewer des élus·es dans un système politique de consensus, ne permet peut-être pas de montrer nos spécificités. Les interventions POP sont d’ailleurs régulièrement citées dans la partie historique, et montrent une contribution régulière, dès l’Après-Guerre, pour assurer une aide sociale respectueuse de ses bénéficiaires, et s’opposer au discours sur les abus ou les tares morales des assistés. Si l’ouvrage permet de tirer un bilan sur l’action du POP, il montre donc un rôle dans la défense du droit à l’aide sociale, et contre une charité d’Etat gérée avec méfiance.

La troisième partie donne la parole aux bénéficiaires de l’assistance. Elle met en évidence un discours contradictoire, disant à la fois que les montants d’aide sociale sont très bas, mais que l’Etat est bien généreux de les octroyer. Discours marqué par la volonté d’apparaître comme un pauvre « travailleur » ou « invalide », et traitant parfois les autres de pauvres paresseux ou abuseurs. Un discours essayant donc, en premier lieu, de se défendre contre une condamnation morale potentielle. Peu de défense du droit à des moyens d’existence minimaux, peu de reproches contre une société qui ne parvient pas à donner une place convenable à chacun·e. Une démarche à développer pour notre parti?

Bling Blang Blog! Le blog de David Payot, 16 novembre 2008

 

Gouverner la solidarité

Comment sont nées les lois sur l’assistance publique? Sur quelles conceptions de la solidarité ont-elles été fondées? Comment ont-elles évolué? Autant de questions auxquelles s’efforce de répondre cet ouvrage collectif basé sur l’analyse de débats parlementaires, de décisions de justice, d’articles de presse, ainsi que sur une série d’entretiens. La première partie du livre met en évidence quatre moments clés dans l’histoire de l’assistance publique en Suisse. Le premier (1888-1889) correspond à la mise en place des législations cantonales. Il s’agit alors de définir qui a droit à quoi. La crise qui sévit dans le pays au lendemain du premier conflit mondial oblige toutefois à repenser le dispositif et notamment à différencier le chômage de l’assistance proprement dite. C’est le temps de l’adaptation (1908-1940). La fin de la Seconde Guerre mondiale marque un nouveau tournant. Traversant une période de haute conjoncture, le pays s’interroge alors à la fois sur la nécessité de préserver ce qui est considéré comme le dernier filet du système et sur la capacité de ce dernier à résoudre les problèmes liés à « l’inadaptation sociale ». Le premier choc pétrolier balaie cependant ces débats. Avec la montée du chômage et des inégalités, la pauvreté s’impose comme une réalité durable pour une frange non négligeable de la population. Une évolution qui se traduit notamment par la reconnaissance, en 1995, du droit à l’assistance publique dans la législation nationale. Portant sur la période actuelle, la seconde partie du texte donne la parole à des acteurs et à des bénéficiaires du système social. Ce complément bienvenu permet de mieux comprendre comment les lois sur l’assistance publique sont appliquées, mais aussi ressenties.
 
Vincent Monnet, Campus , 92, septembre-octobre 2008
 
 
Cet ouvrage collectif dresse un portrait des politiques d’assistance en Suisse et de leur évolution. Il montre à partir d’une observation de la situation dans les cantons de Neuchâtel et de Vaud, de quels discours ont fait l’objet les modalités du secours apporté par la collectivité publique à ceux dont les ressources étaient insuffisantes.
Ces débats sont nés à la fin du XIXe siècle dans le contexte de l’explosion sociale sous l’effet de l’industrialisation. Ils ont d’emblée été marqués par le caractère conservateur des institutions de l’Etat fédéral moderne, caractérisé notamment par le poids prépondérant de la commune. En effet, c’est là que se jouait, et que se joue toujours, le droit de bourgeoisie, ou droit de cité, qui détermine la différence entre un citoyen et un simple habitant. Or, l’un des principe cardinaux de l’assistance publique helvétique a tout d’abord consisté à attribuer l’obligation de secourir l’indigent à sa commune d’origine. Certes, cela n’a été appliqué que partiellement, des secours aux simples habitants ayant aussi été introduits. Le canton de Neuchâtel a par ailleurs adopté très tôt le principe du secours dans la commune de domicile, évitant ainsi la banqueroute de certaines communes rurales. Mais cette question a été partout vertement débattue.
D’une manière générale, le législateur est plus généreux sur les principes en temps de crise économique, parce qu’il veut éviter une explosion sociale, même si c’est alors leur application qui tend à se rigidifier. Il l’est par contre beaucoup moins en temps de prospérité. Par ailleurs, la question de l’assistance se pose en quelque sorte en aval des autres instruments de protection sociale progressivement mis en place. Ainsi n’intervient-elle par exemple pour un chômeur que si l’indemnité de son assurance ne suffit pas, ou ne suffit plus. L’assistance publique n’a ainsi pas seulement été rendue nécessaire par la paupérisation du XIXe siècle, elle peut l’être aujourd’hui sous l’effet du démantèlement du droit aux assurances sociales.
L’évolution respective des législations neuchâteloise et vaudoise donne à voir un même mouvement  vers le principe de l’assistance au lieu de domicile et vers sa professionnalisation, qui aura pour effet pour renforcer la surveillance. Un recentrage sur la « véritable mission » de l’assistance, c’est-à-dire le secours aux enfants, aux infirmes et aux personnes âgées, est également affirmé  dès lors que la crise économique  des années trente est passée.  Plus tard, c’est la question de la légitimité  des secours qui donne lieu à des critères et à des réponses sur la nature psychologisante. Enfin, le dernier quart du XXe siècle  se caractérise par une redécouverte de la pauvreté et par l’instauration d’un droit un peu plus solide à l’assistance publique auquel s’associent des mesures actives d’insertion. Au fil de cette évolution demeure évidemment la double fonction de l’assistance, protectrice d’une part, disciplinaire d’autre part (éduquer, mettre au travail, traquer les abus).
Après cette rapide synthèse des débats politiques qui ne dit rien encore des pratiques sur le terrain  et de leurs effets, les auteurs traitent dans une seconde partie de l’assistance publique aujourd’hui. Pour ce faire, ils ont enquêté auprès des acteurs de terrain, les professionnels de l’assistance et ceux qui y ont recours. Leur idée était d’inscrire les constats du présent dans une perspective historique, d’y insuffler en quelque sorte une dimension temporelle qui les rende plus intelligibles. Ils n’y parviennent que partiellement dans la mesure où les éléments qui sont mis en relation ne se correspondent pas vraiment. Ainsi, dans cet ouvrage fort riche et intéressant, la parole des acteurs du passé de l’assistance publique manque autant que la critique des discours politiques les plus contemporains sur la stigmatisation des pauvres et des soi-disant abuseurs.
 
Charles Heimberg, Cahiers de l’AEHMO, 24, pp.75-76

 

Mais comment gouverner la misère?

Pauvreté. A la fin du XIXe siècle, l’assistance publique se réforme. Dans ce domaine, l’origine communale comptait alors davantage qu’aujourd’hui.

Le 14 octobre 1887, dans une maison de Lutry, quatre hommes, âgés de 20 à 25 ans, volent et tuent une veuve de 60 ans. Dans la presse, on parle d’un crime commis par des jeunes abandonnés de leurs familles. Peu de temps après, en février 1888, plus d’une centaine de curieux se pressent au procès des assassins. Alors que la gendarmerie est sur le point d’être débordée, les avocats fustigent la prise en charge par l’Etat d’enfants laissés à eux-mêmes. Un des accusés accuse l’institution de la Discipline des Croisettes (qui deviendra la Maison d’éducation de Vennes, fermée en 1986), là où l’on occupe de jeunes garçons à des travaux agricoles, d’être « la pépinière de la maison de force ». En Suisse romande, l’affaire choque. Comment prévenir ces crimes nés de la misère? De la prévention, des lois, dit le Conseil d’Etat vaudois. Bref, il faut réformer l’assistance.
En 1888 en effet, les mots de l’exécutif vaudois sont clairs: il faut « s’occuper d’une manière plus rationnelle et plus efficace de l’enfance malheureuse [ce qui permet] d’attaquer dans sa base le paupérisme qui existe à l’état chronique dans certaines familles ». A l’avenir donc, la loi protégera les enfants contre ces « parents dénaturés » qui les maltraitent en les faisant mendier ou en délaissant leur soin et leur éducation. Si l’Etat intervient, c’est au nom d’une double morale, sociale et éducative: il faut d’une part protéger une catégorie qui a pris une place considérable dans les esprits, l’enfance, et il faut d’autre part assurer la postérité de la société par l’éducation des enfants.
Ailleurs, à Neuchâtel par exemple, des lois cherchent aussi à mieux encadrer l’éducation des rejetons des familles pauvres. En 1888 toujours, le Conseil d’Etat déclare qu’en « accomplissant ce devoir, [ … ] la société se rend en même temps un service à elle-même [ … ]; elle sait par la statistique que c’est surtout parmi ces nombreux enfants négligés ou vicieux que se recrutent les malfaiteurs, les criminels, tous ceux qui deviennent pour elle une menace et un fardeau; que c’est par ces enfants que se perpétuent surtout de génération en génération le paupérisme et le crime ». Tiens donc, l’attention portée à la jeunesse, catégorie à la fois en danger et peut-être dangereuse, ne daterait-elle pas d’hier?

Crise économique

Mais c’est bien plus qu’une assistance à l’enfance malheureuse qui émerge dans un pays en plein marasme. Depuis 1873, jusqu’au milieu des années 1890, l’économie suisse traverse une crise profonde. On se met à compter le nombre de personnes assistées. Elle sont 140 000 en 1880, sur une population de 2,8 millions d’habitants, soit 5% des Suisses. A Lausanne par exemple, une pension se monte, en 1878, à 13 francs par mois. C’est très modeste, une ouvrière dans l’industrie textile gagne alors quatre fois plus.

En 1874, sur fond de dépression économique donc, la nouvelle Constitution fédérale commande désormais aux cantons d’organiser l’assistance publique, tâche que l’Etat ne peut plus laisser aux institutions charitables. Mais qui a donc droit à cette assistance? Les « bourgeois », répondent la plupart des cantons.

Bourgeois gagnants

La citoyenneté suisse exige en effet l’origine d’un canton et la bourgeoisie d’une commune. Les bourgeois sont les personnes qui ont l’origine d’une commune par héritage ou mariage, ou parce qu’elles l’ont achetée. Elles peuvent être nées ailleurs, ne pas y habiter, même n’y avoir jamais vécu. La commune bourgeoise se pense comme une famille, dont le bourgeois fait partie par l’indissoluble lien du sang.
A l’inverse, on nomme, dès le XVIe siècle, habitants les personnes qui résident dans une commune sans en avoir l’origine. Les habitants sont parfois bourgeois d’une autre commune du canton, parfois ils viennent de plus loin. La commune d’habitants se pense comme une association qui ne dure qu’autant qu’elle est profitable.
La population d’une commune est donc faite de bourgeois et d’habitants. D’où la question: en cas de nécessité, la solidarité communale doit-elle se déployer vers les pauvres qui résident dans la commune ou ne s’adresse-t-elle qu’aux seuls bourgeois?
C’est au tournant du XXe siècle que le politique tranche la question. Certes, des cantons comme Neuchâtel (1889), Appenzell Rhodes-Intérieures (1897), Berne (1897) et le Tessin (1903) choisissent, en partie tout au moins, d’asseoir leur loi d’assistance selon le lieu de résidence, pour les habitants donc. Mais ils sont, on l’a dit, des exceptions. En effet, les autres cantons votent des lois qui se fondent sur le principe de l’assistance selon le lieu d’origine.

Surveiller, puis donner

La teneur des débats de l’époque éclaire sur ce choix en faveur de l’origine. Dans bien des cantons, les palabres portent sur la responsabilité financière de l’assistance. Mais il s’agit aussi de savoir qui est le mieux placé pour vérifier que les besoins sont réels, car seuls des motifs reconnus permettent de se soustraire à l’obligation du travail. Enfin, il s’agit également de contrôler que les pauvres méritent l’assistance. Comment en effet être certain que les hommes ne fréquentent pas les auberges, ou que les mères s’occupent de leurs enfants, ou encore que les femmes célibataires, toujours suspectes car elles échappent à la surveillance masculine, n’ont pas un comportement blâmable? Dans le Pays de Vaud, pour reprendre cet exemple, les autorités répondent, en 1888, que personne n’est mieux à même que la commune d’origine pour s’occuper des pauvres. Le risque, disent-elles, c’est que l’assistance à domicile provoquerait l’émigration des indigents vers les villes, connues pour leur générosité. L’assistance à domicile, pour les résidents, engendrait aussi des véritables « chasses aux pauvres » pour les empêcher de s’installer dans les limites communales.

Faillite au Locle

A Neuchâtel, le raisonnement est autre. Au contraire, pense-on, seule l’assistance au domicile permet de connaître les vrais besoins des pauvres. Un des promoteurs de la loi neuchâteloise de 1889, le radical Frédéric Soguel, ne dit pas autre chose: « L’assistance au lieu du domicile, par une autorité qui a l’assisté sous ses yeux, est de beaucoup préférable à celle qui consiste à envoyer des secours à un ressortissant éloigné dont on ne peut constater qu’imparfaitement les besoins. » Ce principe, ajoute-t-il encore, permet d’éviter les abus. Autre avantage, et non des moindres, un tel principe permet de sédentariser une main-d’œuvre potentielle.
La situation neuchâteloise explique ces considérations en faveur de l’assistance à domicile. A l’inverse du canton de Vaud, Neuchâtel a connu davantage d’immigration. L’ancienne possession des rois de Prusse compte même, dès la fin du XIXe siècle, plus de bourgeois à l’extérieur de ses grandes communes que dans leurs murs. En 1888, les personnes vivant dans leur lieu d’origine ne sont plus que 19% de la population du canton, un chiffre nettement inférieur à la moyenne suisse, à près de 45,9%. Cette situation, on le comprend, a des répercussions financières directes pour les communes. Le Locle, la plus ancienne commune des Montagnes neuchâteloises, compte 11 000 habitants…et 35 000 bourgeois, la plupart vivant hors de leur commune d’origine! Les frais liés à l’assistance de tous ces bourgeois mènent la commune à la faillite. Et fournissent au canton, la raison première pour introduire l’assistance selon le lieu de résidence.

Triomphe tardif

Dans les cantons qui, comme Neuchâtel. pratiquent l’assistance au domicile, les communes mettent peu à peu en place de multiples barrières administratives et policières, pour éviter l’arrivée des pauvres. Dans les autres cantons, la majorité, là où l’assistance selon le lieu d’origine est la règle, les pauvres risquent d’être reconduits par les gendarmes vers leur village ou aux frontières cantonales si leur commune d’origine ne paie pas. Un renvoi qui, comme le constate le Tribunal fédéral en 1881, « équivaut, dans certaines communes, à la mort lente par la misère ».
Au XXe siècle, le principe de l’assistance selon le lieu de domicile s’impose progressivement. A la veille de la Seconde Guerre mondiale, en 1938, le canton de Vaud adopte cette façon de concevoir l’assistance à sa population. Mais ce n’est qu’en 1967 que tous les cantons se dotent d’un concordat qui partage les frais d’assistance entre lieu d’origine et de domicile, consacrant de facto le principe selon lequel l’Etat aide celui qui est dans le besoin là où il vit et non, en fonction de sa commune d’origine. Un principe entériné, pour la première fois, dans la révision de la Constitution fédérale en 1975, après presque un siècle de débats.

Lexique:

« BOURGEOISIE »: celle-ci s’acquiert par héritage ou mariage. Elle peut aussi s’acheter. Chaque citoyen suisse détient une bourgeoisie. Aujourd’hui, rares sont ceux qui résident dans leur commune d’origine.
« HABITANTS »: soit les personnes qui, au XIXe siècle, vivent dans une commune sans en avoir la bourgeoisie.

Car Alfred Schmid (1868-1948): Pionnier de l’assistance au lieu de domicile

Jeune diplômé de l’Université de Zurich en 1896, Carl Alfred Schmid devient secrétaire du nouveau Bureau d’aide aux pauvres de la ville des bords de la Limmat. En 1903, il fonde un journal consacré à l’assistance publique (Der Arrnenpfleger). Au plan fédéral, il préside, entre 1910 et 1921, la Conférence suisse des institutions d’aide aux pauvres, l’ancêtre de l’actuelle Conférence suisse des institutions d’action sociale. Carl Alfred Schmid est aussi un membre éminent de la Nouvelle société helvétique, fondée en 1914.
En 1900, il publie un essai, Unsere Fremdenfrage (Notre question étrangère), dans lequel il introduit une notion appelée à un énorme succès, celle de « surpopulation étrangère ». Cette idée tourne à l’obsession chez lui. En 1912, il prédit ainsi la disparition de la Suisse en l’an 2000, sub mergée par un excès de population étrangère. En 1916, il rédige aussi un volume très complet sur l’assistance légale des indigents.
Dans cet ouvrage, Carl Alfred Schmid met en garde contre les conséquences découlant des conventions d’assistance conclues entre la Suisse et d’autres pays européens. Ses solutions? D’abord, rendre la naturalisation obligatoire après un certain nombre d’années de séjour, ce qui permettra de traiter ces pauvres comme des Suisses. Ensuite, réaliser une loi fédérale pour donner compétence en matière d’assistance au pouvoir qui décide des conventions internationales et généraliser le principe de l’assistance au domicile, afin d’aider les personnes là où elles vivent. Réaliser enfin une statistique de l’assistance publique en Suisse, de manière à connaître précisément son évolution.

Avec le temps, deux de ces propositions se réaliseront. La révision de la Constitution fédérale en 1975 introduira l’assistance au domicile. La statistique fédérale de l’aide sociale attendra, elle, l’année 2006.

Jean-Pierre Tabin, L’Hebdo , 17 juillet 2008