Nouvelles Questions Féministes Vol. 41, No 1

Vieilles (in)visibles

Fassa Recrozio, Farinaz, Mozziconacci, Vanina, Palazzo, Clothilde, Repetti, Marion,

ISBN: 978-2-88901-219-0, 2022, 232 pages, 25€

À l’heure du vieillissement global des populations, ce numéro propose des lectures originales sur ce qu’est vieillir au féminin.

Format Imprimé - 32,00 CHF

Description

Le dossier de ce nouveau numéro apporte un éclairage sur le poids de l’âgisme et son cortège de discriminations, mais offrent aussi des perspectives pour une vieillesse épanouie. Les différents textes analysent la sexualité invisible, les inégalités économiques, la réception genrée de l’aide à domicile et les opportunités d’émancipation grâce à la parité de participation et à la création artistique. Un article du Champ libre invite de plus à un décentrement du regard en suivant le parcours d’une soignante et sociologue. Un numéro à lire absolument !

Ouvrage collectif, sous la coordination de Farinaz Fassa Recrosio, Clothilde Palazzo, Vanina Mozziconacci et Marion Repetti.

Presse

Compte rendu de Marie Grenon dans Lectures

Dans la série américaine Grace and Frankie – qui raconte l’histoire de deux septuagénaires récemment redevenues célibataires – celles-ci se découvrent un « super-pouvoir », après avoir été ostensiblement ignorées par les vendeurs d’un supermarché, celui d’être devenues invisibles. La parenthèse du titre Vieilles (in)visibles semble donner un certain espoir, la vieillesse féminine ne serait peut-être pas nécessairement condamnée à cette invisibilité. Ce numéro de Nouvelles questions féministes propose ainsi d’explorer les formes spécifiques de l’âgisme au féminin, dont la première et la plus importante serait la disparition des femmes âgées du champ de vision de la société. Dès l’éditorial les coordinatrices Farinaz Fassa, Vanina Mozziconacci, Clothilde Palazzo-Crettol et Marion Repetti – cinq femmes – s’interrogent : « Vieilles, où serons-nous ? » En effet, cette question de la place des femmes âgées dans notre société se pose encore, quarante-six ans après le « Manifeste de la femme plus âgée » traduit et publié en 1976 dans cette même revue et qui commençait ainsi : « Nous ne tolérerons plus notre effacement ni le fait d’être reléguées dans un coin comme des poids morts. Nous ne nous laisserons plus traiter comme des non-personnes qui sont juste un fardeau » (p. 6).

Les sept articles qui constituent ce dossier se proposent ainsi d’étudier la disparition des femmes dans le champ public sitôt les premières traces du vieillissement apparues. Le premier, de Toni Calasanti et Neal King, traduit par Marion Repetti, propose une critique de la notion de « vieillissement réussi » (successful ageing) très présente en Amérique du Nord mais aussi en France. Il montre que ce concept ne fait qu’ancrer plus profondément l’idée âgiste que la vieillesse serait un problème et que chaque individu se doit de tout faire pour rester jeune le plus longtemps possible. Cette injonction paradoxale à « vieillir jeune » prend de surcroît des formes différentes selon les genres : les femmes se doivent de maintenir fraîcheur et beauté tandis que les hommes se voient contraints à rester forts pour maintenir « leurs capacités à performer » (p. 20). Ce croisement des discriminations liées à l’âge et au genre se reflètent dans les stratégies des femmes et des hommes pour « bien vieillir » mises en lumière dans l’enquête qui clôt cet article. Dans le domaine sanitaire et social, l’invisibilisation voire la négation de toute forme de sexualité chez les patients, et plus particulièrement les patientes, âgé·es de la part du personnel soignant est mise en lumière par l’enquête menée par Marion Braizaz, Kevin Toffel et Angélick Schweizer au sein de différents services oncologiques. Cette réticence à aborder le sujet de la sexualité participe ainsi au « processus d’invisibilisation des expériences corporelles différenciées des femmes et des hommes vieillissants » (p. 35). Pourtant, cet état de fait pourrait changer et des pistes pour aider à ces transformations sont fort opportunément abordées en fin d’article.

Les dédales administratifs que doivent affronter les veuves en ce qui concerne les versements des pensions de réversion auxquels elles ont droit, étudiés par Paul Hobeika, sont une autre forme d’invisibilisation de cette catégorie de la population. S’appuyant sur une enquête ethnographique auprès d’une agence locale de la caisse nationale d’assurance maladie et d’une association d’aide juridique, l’auteur montre comme ces pensions de réversion deviennent des « instruments genrés d’action publique » (p. 50) privant ces femmes de leur dû à travers des délais de réponses plus longs, des conditions d’accès plus restrictives ou d’un contrôle accru en fonction du genre, mais aussi de l’appartenance sociale et du pays d’origine des usagers de la part de l’administration. Ces stratégies genrées tendent ainsi à minimiser, effacer et ainsi invisibiliser ces bénéficiaires en leur rendant difficile voire impossible l’accès aux services publiques pour faire valoir leurs droits. Ces différenciations selon le genre et la classe sociale ne concernent hélas pas que l’administration française et la Belgique n’est pas en reste, comme nous le montre l’étude de Nathalie Burnay et Amélie Pierre sur la manière dont est perçue l’arrivée d’un·e aide à domicile par les personnes qui se voient contraintes d’y avoir recours. Les hommes, plus habitués à voir une autre personne (leur épouse la plupart du temps) s’occuper du foyer, acceptent plus facilement l’arrivée d’une aide extérieure. De même les femmes appartenant aux classes sociales les plus élevées, par un investissement moindre du champ domestique tant d’un point de vue matériel que symbolique, négocient mieux elles aussi la présence d’une aide à domicile. Ainsi, celles dont l’acceptation est la plus difficile car vécue comme une dépossession de ses prérogatives et qui se fait sur le mode de la résignation sont les femmes des classes les plus populaires.

Les deux derniers articles de la partie « Grand angle » offrent un contre-point intéressant en montrant comment la vieillesse au féminin peut lutter contre ces processus d’invisibilisation et de silenciation que tente de leur imposer l’ensemble de la société. Lisa Buchter, Mina Guinchard et Annie Le Roux retracent ainsi une expérience de recherche-action participative au cours de laquelle les phénomènes de reproduction des rapports de force de genre et d’âge ont eu une influence indéniable. En effet les femmes âgées, groupe pourtant central dans la recherche menée, se sont vues tout d’abord exclues des échanges. La mise en lumière explicite des rapports de genre et d’âge a alors été inclue dans la recherche et a permis aux participantes les plus avancées en âge de trouver leur place et de s’approprier le projet. Lorine Dumas et Juliette Rennes proposent, elles, une étude sur l’enjeu féministe contenu dans la manière dont les artistes femmes se représentent et représentent leur corps vieilli. À travers l’analyse des œuvres d’Alice Neel, de Joan Semmel, de T. À Corinne, d’Ester Ferrer, de Linn Underhill, et d’Annegret Soltau, les autrices montrent non seulement que l’invisibilisation n’est pas inéluctable mais qu’une autre représentation du corps vieux au féminin est possible. Par ces productions, les artistes illustrent aussi la dimension jubilatoire et l’empouvoirement de leur démarche artistique, faisant de ces œuvres des gestes politiques au sens large du terme. Le dernier texte dédié au sujet se situe dans une rubrique spécifique, « Champ libre », qui sort du strict cadre universitaire pour prendre la forme d’un témoignage plus personnel. Annick Anchisi relate ainsi son double parcours de soignante – elle est infirmière – et de chercheuse – en sociologie – pour mêler expérience et réflexions plus théoriques à propos de l’ambivalence des sentiments quand il s’agit de s’occuper de vieilles femmes dont les corps ne répondent plus aux normes sociales acceptées.

Cet ouvrage collectif présente ainsi un panorama nuancé de la place des femmes âgées dans la société. Les constats, certes peu réjouissants mais lucides, permettent de mesurer l’ampleur de leur invisibilisation, contrebalancés fort à propos par des contrepoints permettant de réfléchir à différentes stratégies pour sortir de cet état de fait. L’autre qualité majeure de ces contributions est d’enfin commencer à combler un vide dans le champ des études féministes francophones, celui de la vieillesse.

Marie Grenon, compte rendu dans Lectures, le 9 janvier 2022.

Visibiliser les «vieillardes», un enjeu à conscientiser

Le dernier Nouvelles Questions Féministes dénonce l’invisibilité dont les femmes âgées font les frais et montre comment la société les condamne à n’avoir « pas le droit à la parole, à la sexualité et à une vie décente ».

« Vieilles, où serons-nous ? », s’interrogent Clothilde Palazzo-Crettol, Farinaz Fassa, Marion Repetti et Vanina Mozziconacci dans l’édito du dernier Nouvelles Questions Féministes. Les autrices y résument les enjeux de la vieillesse au féminin, analysés dans les sept articles réunis dans le Grand Angle et le Champ libre de ce numéro intitulé « Vieilles (in)visibles ».

Les contributions questionnent donc la disparition des vieilles — terme assumé et revendiqué, avec celui de vieillarde, par les autrices de cette entrée en matière — en tant que sujet collectif de la vie sociétale. « Cette manière de (ne pas) voir les vieilles empêche de les envisager comme sujettes actives, pensantes et vivant leur vieillesse comme un moment significatif de la vie à l’instar des autres périodes », affirment-elles. S’appuyant sur les apports du dossier, elles mettent en exergue combien la vieillesse, notamment féminine, reste pensée selon des normes de jeunesse.

« Vieille (in)visibles » éclaire de manière essentielle le devenir des femmes avec l’avancée de la vie, le poids de l’âgisme et son cortège de discriminations. Les différents textes analysent la sexualité invisible, les inégalités économiques ou la réception genrée de l’aide à domicile. Deux contributions offrent aussi des perspectives pour une vieillesse épanouie : opportunités d’émancipation grâce à la parité de participation et à la création artistique. Finalement, l’article d’Annick Anchisi, dans le Champ libre, invite à un décentrement du regard à travers le parcours d’une infirmière sociologue.

Des champs d’études féministes à investir

Dans l’édito, les autrices soulignent combien « le doublet invisibilité/visibilité des vieilles témoigne de la difficulté à penser en même temps vieillesse au féminin et pouvoir sur soi, sur sa vie et sur la vie de manière générale ». Ce paramètre s’exprime notamment par le fait que « les vieilles restent trop absentes de certains champs des études féministes francophones ».

Ainsi, pour le plus grand regret des coordinatrices du dossier et du lectorat, le numéro ne comporte aucun texte sur les femmes âgées puissantes, sur les discriminations en matière de logement, de santé ou d’accès à certains soins qui marquent la vieillesse des femmes ou sur les femmes âgées non-hétérosexuelles. « Tout se passe comme si, premièrement, l’expérience et le pouvoir étaient si antithétiques à la vieillesse au féminin qu’on ne parvient pas à les envisager conjointement ; deuxièmement, comme si l’articulation travail-famille occupait toute la scène, évacuant les vieilles, qui n’ont plus personnellement la responsabilité de l’élevage des enfants, hors du panorama des inégalités ; et troisièmement, comme si la vieillesse était une déviance, suffisante en soi pour qu’on ne puisse pas penser des vieilles à d’autres injonctions et assignations. »

Notons encore que les « femmages » placés en fin d’ouvrage distinguent deux figures de renom : la sociologue française Andrée Michel, pour son féminisme international contre le militarisme et la guerre, et bell hooks, une féministe africaine-américaine révolutionnaire décédée en décembre dernier, dont les travaux sont « source d’inspiration et de courage ».

Article de Céline Rochat sur REISO.