Les miroirs de l’adolescence

Anthropologie du placement juvénile

Aeby, Gaëlle, Berthod Marc-Antoine, Ossipow, Laurence,

2014, 368 pages, 27 €, ISBN:978-2-88901-086-8

Comment se prépare et s’expérimente la transition à l’âge adulte lors de placements juvéniles? Ce livre est une invitation à entrer dans la réalité institutionnelle d’adolescentes et d’adolescents proches de leur majorité et placés dans des structures d’hébergement socio-éducatives, aussi appelées des foyers. Basé sur un riche matériel de terrain, il dévoile toute la complexité du travail d’accompagnement en interrogeant la place centrale accordée à la notion d’autonomie dans les prises en charge éducatives.

Format Imprimé - 35,00 CHF

Description

Comment se prépare et s’expérimente la transition à l’âge adulte lors de placements juvéniles? Ce livre est une invitation à entrer dans la réalité institutionnelle d’adolescentes et d’adolescents proches de leur majorité, placés dans des structures d’hébergement socio-­éducatives, appelées aussi foyers. Basé sur un riche matériel de terrain, il dévoile toute la complexité du travail d’accompagnement en interrogeant la place centrale accordée à la notion d’autonomie dans les prises en charge éducatives. Il prend appui autant sur le point de vue des professionnel·le·s que sur celui des jeunes placé·e·s pour montrer comment les dimensions identitaires, civiles et citoyennes viennent s’adosser à la mission de ces institutions, en particulier lors des nombreuses séquences ritualisées qui rythment le vivre ensemble jour après jour.

Il en résulte une analyse anthropologique originale du placement juvénile qui intéressera le monde professionnel directement aux prises avec les réalités de ces adolescentes et de ces adolescents souvent issus de groupes socio­-économiques défavorisés. Les réflexions proposées intéresseront également le monde des sciences sociales soucieux de comprendre la façon dont les institutions articulent des vécus singuliers aux attentes politiques et sociales qui pèsent sur une partie de la jeunesse.

Table des matières

Remerciements

1. L’épreuve du placement

  • Vous avez dit « rites »?
  • Le travail ethnographique
  • Présentation des chapitres

2. Jeunesse en difficulté et éducation sociale

  • Adolescence, justice, institutions

       – La politique à l’égard des mineur·e·s
       – Mesures pénales versus mesures civiles

  • Le placement juvénile

       – L’accueil en foyer: toute une histoire

       – Les institutions d’éducation spécialisée à Genève

       – La Tour, le Pavillon et l’Appartement  

3. (En)cadrer les jeunes placé·e·s

  • Le placement en institution, une « parenthèse structurante »

       – La mission des foyers

  • De l’admission aux projets individuels


       – Les dynamiques collectives

  • Les contours de la professionnalité éducative

       – Etre « chez soi » en institution

       – Se positionner entre diverses instances de légitimité 
       – L’investissement personnel dans l’accompagnement

  • Ambivalences du rôle éducatif

4. Les mirages de l’autonomie

  • Les temporalités de l’action éducative

       – Transitions à l’âge adulte
       – Les étapes du placement
       – Au rythme de l’accompagnement éducatif

  • S’entraîner en institution

       – Autonomie matérielle, autonomie de la volonté
       – Les jeunes parlent de leurs apprentissages
       – Le couperet des 18 ans: une jeunesse écourtée?

5. La citoyenneté en foyer : entre civilité et souci de soi

  • Citoyen·ne dans l’État versus état de citoyen·ne

       – Du politique au collectif
       – Soi-même citoyen·ne
       – La notion de citoyenneté pour les équipes éducatives

  • Réunir le groupe à l’interne

       – Le G8, la réunion de foyer des garçons
       – La RM du foyer des filles
       – « La » réunion à l’Appartement
       – Le point de vue des jeunes

  • Vers une citoyenneté douce ?

       – Élargir le cadre institutionnel
       – Le collectif en point de mire
       – Émancipation et subjectivation des jeunes

6. Appartenir à une communauté de destins

  • La mobilisation des références identitaires

       – La valorisation discrète des différences
       – Les caractéristiques culturelles acceptées
       – La proscription du prosélytisme religieux et politique

  • Le « vivre ensemble institutionnalisé »

       – La « culture de foyer » des professionnel·le·s
       – Quand l’institution se met en scène: les fêtes de Noël
       – L’esprit de groupe: l’exemple des camps
       – Le respect d’autrui

7. L’avenir du placement

  • Interstices et complexité de l’accompagnement
  • Horizons éducatifs et politiques du placement juvénile
  • Les miroirs de l’adolescence

Postface. La recherche au service du terrain ou le terrain au service de la recherche?

Annexes

Bibliographie    

Presse

Dans Swiss Journal of Sociology

Cet ouvrage est issu d’une étude ethnologique menée au sein de trois structures éducatives genevoises concernant le placement en institution d’adolescents âgés de quatorze à dix-huit ans. Il s’adresse notamment aux professionnels directement liés à la réalité de l’adolescence, puis aux sciences sociales.
Le but de cette étude est d’offrir un éclairage sur la transition à la vie adulte des jeunes placés, à travers les aspects de la vie quotidienne des foyers, les enjeux relationnels qui s’y développent et les projets individuels inhérents à chaque adolescent, tous ces éléments s’inscrivant dans une vie communautaire.
Étant donné que la prise en charge éducative prend généralement fin à l’âge de dix-huit ans, la notion d’autonomie, que les auteurs mobilisent de façon régulière dans ce livre, est un aspect fondamental de l’accompagnement éducatif. Et puisque ces futurs adultes vont rentrer activement dans la vie de la Cité après leur séjour en institution (le retour en famille n’étant que peu fréquent), les enquêteurs mettent également en avant la notion de citoyenneté et observent comment celle-ci s’inscrit dans les représentations et les interventions des jeunes et des équipes éducatives au sein de ces trois foyers.
Les apprentissages qui s’opèrent en institution sont ponctués par des événements ritualisés (tels que les fêtes calendaires, les réunions, …) que les enquêteurs identifient à des « rites ». Ainsi, les auteurs de cet ouvrage, à travers différents chapitres thématiques, présentent-ils le travail éducatif en institution non seulement sous les angles de la citoyenneté et de l’autonomie, mais aussi sous celui des rites.
L’enquête se base sur l’immersion dans la vie quotidienne des trois structures éducatives à travers une observation directe et des entretiens avec les éducateurs et des jeunes.
On retrouve, tout au long de la lecture, une alternance entre description, réflexions et analyse des auteurs sur les sujets traités, illustrées par des extraits d’entretiens et complétées par des vignettes reproduisant certaines notes de terrain. Le traitement et l’interprétation de ces données ont été réalisés par l’ensemble des enquêteurs, et en transparence avec les équipes éducatives.
Tout un travail de préparation a été effectué en amont afin que ces structures puissent ouvrir leurs portes à des observateurs extérieurs. Cette étude a donc été réalisée dans la confiance, le respect et la collaboration de chaque acteur. Le défi pour les chercheurs a été de passer du temps sur le terrain et de mener des observations sans toutefois interférer dans les interventions éducatives, sans se substituer aux éducateurs ou s’associer aux jeunes.
Afin que le lecteur puisse identifier comment les auteurs développent leur analyse autour des trois principales thématiques (autonomie, citoyenneté et rites) qui s’articulent dans ce cadre de vie institutionnelle, ceux-ci prennent soin de décrire les institutions où ils ont mené cette enquête, la vie quotidienne au sein de celles-ci et de présenter les objectifs éducatifs et les types de placements (public, civil et pénal).
Les trois institutions sont qualifiées d’internats ouverts. En effet, ce sont des lieux d’hébergement, les jeunes ayant une activité scolaire ou professionnelle à l’extérieur du foyer. La prise en charge éducative, pour les adolescents placés publiquement et civilement, s’achève à la majorité (au maximum à dix-neuf ans), alors qu’elle peut se prolonger jusqu’à vingt-deux ans pour les placements sous mandat pénal.
Le placement en institution a pour objectif de préparer les jeunes à la vie d’adulte. Le foyer offre en effet un cadre et un accompagnement éducatif grâce auxquels ils peuvent expérimenter et développer leurs capacités d’autonomie tout en bénéficiant d’un filet de sécurité. Différents aspects vont permettre d’observer et d’apprécier cette progression, qui se décline dans plusieurs domaines, notamment: le lever, la préparation de repas, la gestion d’un budget, la lessive, le nettoyage, le respect de l’hygiène en chambre et dans les espaces collectifs, le respect de soi et des autres résidents, le respect du cadre et des règles du foyer et, plus largement, celui des règles et lois sociales.
Il est à noter que, si les adolescents évoluent dans un cadre collectif, chaque résident est soumis à des objectifs personnels sous forme de contrat. Celui-ci correspond à la fois aux attentes du jeune vis-à-vis du placement mais aussi aux attentes de l’institution vis-à-vis de lui. Ces objectifs, qui
sont autant d’indicateurs de la progression de l’autonomie, servent de fil rouge tout au long du séjour. Ils peuvent toutefois évoluer et/ou se renouveler en fonction des situations et ils doivent être adaptés à un principe de réalité. En effet, ceux-ci ne doivent pas être trop ambitieux; ils doivent permettre aux jeunes de s’approprier de manière cohérente leur avenir scolaire ou professionnel et celui de citoyen dans la cité.
L’autonomie, telle que les éducateurs la définissent, consiste également en l’apprentissage des compétences des jeunes à faire des choix (activités professionnelles, scolaires, loisirs, relations etc.), à être capable de mobiliser toutes les ressources (personnelles ou externes) nécessaires à leur développement et à identifier leurs besoins. Enfin, le travail sur l’autonomie permet de favoriser une prise de recul quant aux situations personnelles et familiales des adolescents.
La notion de « rite » apparaît en filigrane au fil des chapitres. Cette thématique est intéressante car elle permet de porter un regard, une réflexion, sur les différentes pratiques institutionnelles. Les auteurs identifient ainsi plusieurs événements dans la vie quotidienne qui mobilisent particulièrement cette notion, celle-ci permettant de donner du sens aux actions entreprises et de délimiter des espaces particuliers. Ils se réfèrent notamment aux moments de réunion hebdomadaire qui ont lieu dans chaque institution, aux fêtes calendaires telles que les anniversaires ou Noël, aux départs, aux sorties collectives telles que le cinéma ou le bowling, et aux camps.
La citoyenneté est également une question que les auteurs mobilisent de façon récurrente au fil de la lecture. En effet, il s’agit là aussi d’une thématique intéressante puisque la mission du placement consiste à favoriser l’inscription des jeunes dans la vie citoyenne. Il s’agit également d’une attente politique et sociétale, puisque des budgets importants sont investis dans les institutions éducatives. Les enquêteurs insistent, en particulier, sur la manière dont la citoyenneté s’exerce dans les moments de rites décrits plus haut.
En se référant à la notion de miroir, les auteurs proposent, en fin de compte, la restitution d’une image du placement juvénile sous l’angle de la démarche anthropologique, cette dernière permettant de s’interroger, à travers un regard externe, sur des pratiques professionnelles, à l’interne. Les miroirs peuvent être également considérés comme l’ensemble des expériences des jeunes dans leur transition à l’âge adulte en se servant des
modèles qu’ils ont à disposition.
Bien accueillie par les professionnels et les jeunes concernés par les trois structures de cette enquête, cette étude aura permis aux équipes éducatives de prendre du recul sur leurs pratiques professionnelles et de faire ainsi évoluer leurs outils pédagogiques. Aux jeunes, elle offre l’opportunité de fournir un témoignage concret sur leur expérience en institution dans l’espoir de faire évoluer les préjugés courants, qui ont tendance à les réduire à des délinquants ou à des individus violents.
L’ouvrage permet également de mettre en relief toute la complexité et l’ambivalence qui persiste entre, d’une part, les moyens que l’on engage pour la protection de la jeunesse à travers les différents types de prise en charge et, de l’autre, le fait que ces moyens prennent fin, de manière assez abrupte, dès lors que nos mineurs atteignent la majorité civile.
Quant aux limites de cette enquête, elles concernent notamment le fait que celle-ci n’a pas atteint de foyers mixtes dont la présence éducative est continue et que les trois institutions étudiées (dont deux sont soumises à la même direction) appartiennent toutes à l’Astural. C’est pourquoi il serait sans doute intéressant d’élargir la recherche à d’autres structures et cantons afin d’identifier d’autres dynamiques relationnelles, professionnelles, institutionnelles, de connaître le point de vue d’autres jeunes, d’autres équipes et d’autres directions et d’identifier comment les politiques cantonales peuvent influencer les pratiques de prise en charge éducative.
Enfin, il serait intéressant d’étudier ce que deviennent les jeunes après leur placement en institution. Les auteurs le disent d’ailleurs: il serait important de pouvoir mesurer les effets de la prise en charge éducative sur les parcours de vie qui suivent ces séjours en foyer.
Mais, pour l’heure, on ne peut que se réjouir de l’important travail de recherche effectué par les auteurs du présent ouvrage, lesquels décrivent et analysent, de façon pertinente, les enjeux, l’ampleur et le défi de la prise en charge éducative à travers les trois institutions dans lesquelles ils se sont immergés. Grâce à leur engagement personnel et à la qualité de leur analyse, le lecteur bénéficie d’une lisibilité intéressante sur le travail social exercé auprès d’adolescents placés en institution à Genève.

Steffanie Perez, Swiss Journal of Sociology, 42 (1), 2016, 175–194 191

 

Dans la revue Anthropologie et Sociétés

Dans cet ouvrage, Laurence Ossipow, Marc-Antoine Berthod et Gaëlle Aeby présentent une analyse anthropologique du placement juvénile en institution dans le contexte suisse. À partir d’un travail ethnographique de longue haleine réalisé au sein de trois structures d’hébergement socioéducatives pour adolescent(e)s dans le Canton de Genève, ces chercheur(e)s ont essayé de rendre compte de la complexité des enjeux qui caractérisent la prise en charge de ces jeunes dits « en difficulté », qui pour des raisons pénales (crimes, délinquance) ou tutélaires (maltraitance, conflits familiaux) font l’objet d’un placement institutionnel. La richesse du matériel empirique présenté, issu d’entretiens approfondis et d’observations participantes, permet au lecteur d’être plongé dans le quotidien de ces institutions, et de saisir les logiques des interactions qui se déroulent au sein de celles-ci, à partir des points de vue multiples des acteurs impliqués dans ces situations (jeunes, éducateurs, professionnels).

Tout en décrivant de manière très fine et proche les expériences que les jeunes et les éducateurs ou éducatrices vivent au sein de ces « microcosmes » ou « mondes sociaux » – pour reprendre une expression d’Howard Becker (1982) –, les auteurs de ce livre ont réussi à atteindre un niveau de théorisation et de conceptualisation suffisamment grand pour rendre possible la comparaison et la montée en généralité, propres à la démarche anthropologique. Les problématiques de la transition à l’âge adulte et de l’insertion des jeunes dans la société, notamment dans la sphère du travail, sont appréhendées à partir de thèmes clés, tels que l’autonomie, la responsabilité et la citoyenneté. Ces notions font l’objet d’une déconstruction et d’une analyse approfondie, en tenant notamment compte du sens que les jeunes eux-mêmes leur attribuent et de la manière dont elles sont opérationnalisées dans le travail socioéducatif de tous les jours.

L’objectif de ces institutions est de faciliter l’insertion des jeunes dans la société, en travaillant sur différentes compétences qui, ensemble, doivent leur permettre de se rapprocher de l’idéal du citoyen autonome et responsable. Comme le soulignent les auteurs, ces notions sont des vecteurs importants de normes et de valeurs. Les jeunes placés entretiennent un rapport quelque peu paradoxal avec celles-ci, puisqu’ils sont amenés à s’y conformer et à les respecter, sous la menace de sanctions, sans pour autant disposer de toutes les compétences et les ressources, ou capitaux – économique, social et culturel; voir Bourdieu (1979) –, leur permettant de le faire pleinement (la plupart des jeunes sont issus de milieux socioéconomiques très bas). Cela donne donc lieu à un travail permanent de négociation et d’ajustement, au déploiement de tactiques (De Certeau, 1984), à travers lequel les jeunes redéfinissent leur place dans le monde. Pour décrire ce processus, les auteurs mobilisent le concept d’intersocialisation, qui se réfère au rééquilibrage relationnel que favorise le travail des équipes éducatives. Ces dernières agissent sur les différentes instances de socialisation qui entourent les jeunes, sans pour autant avoir la prétention de les resocialiser et les rééduquer.

Une autre notion anthropologique centrale mobilisée tout au long du travail est celle de rite(s). Elle est déclinée dans deux acceptions différentes. Dans la première, la notion est appliquée au placement dans son ensemble, qui représente pour les jeunes un espace-temps intervallaire, marquant une transition dans leurs parcours de vie, et les conduisant progressivement vers un nouveau statut social (rite de passage). Dans la deuxième acception, la vie en institution est considérée comme étant structurée par une multiplicité de rites (réunions, repas, fêtes, jeux), qui participent ensemble au travail socioéducatif et aux apprentissages des jeunes. Ces derniers sont en effet amenés à s’entraîner à la vie en société, en adaptant leurs comportements en fonction de différents cadres d’interaction, qui peuvent être formels ou informels, spontanés ou préparés, circonstanciels ou routiniers.

Dans son ensemble, l’ouvrage est organisé de manière cohérente et structurée. Après une introduction au travail d’enquête réalisé (chap. 1), l’argumentation des auteurs s’ouvre avec une partie contextuelle concernant les enjeux historiques, juridiques, politiques et sociaux du placement (chap. 2). Le cœur de l’analyse est ensuite présenté dans les quatre chapitres centraux, qui s’articulent chacun autour d’un grand thème anthropologique, à savoir l’encadrement (chap. 3), l’autonomie (chap. 4), la citoyenneté (chap. 5) et les identités (chap. 6). Le travail se conclut avec une réflexion sur l’avenir du placement et les apports de l’anthropologie dans la compréhension des enjeux qui le sous-tendent.

En raison de la proximité que ce travail anthropologique forme avec la réalité du terrain socioéducatif, il peut intéresser aussi bien des chercheurs en sciences sociales (anthropologie, sociologie, psychologie) travaillant sur les thèmes de l’enfance, de la jeunesse et des politiques sociales, que des professionnels travaillant dans le domaine de la protection de l’enfance, du travail social, de l’éducation spécialisée et des droits de l’enfant.

Andrea Lutz, Anthropologie et Sociétés, vol. 38, 2014

Références :

Becker, H., 1982, Art Worlds. Berkeley, University of California Press.
Bourdieu, P., 1979, « Les trois états du capital culturel », Actes de la recherche en sciences sociales, 30: 3-6.
De Certeau, M., 1984, The Practice of Everyday Life. Berkeley, University of California Press.

 

Dans la revue Agora débats/jeunesses

Cette recherche ethnographique présente le quotidien de trois institutions de placement éducatif situées dans le canton de Genève: la Tour, le Pavillon, et l’Appartement; à partir d’observations au jour le jour, d’entretiens avec les personnels éducatifs et avec les jeunes concernés, les auteurs décrivent finement les pratiques professionnelles de seize éducateurs et éducatrices, deux directrices, deux thérapeutes, et analysent l’expérience du placement vécu par 27 jeunes. Le premier chapitre situe le contexte historique, politique et juridique du placement à l’échelle de la Suisse, et met en évidence la volonté qui prévaut, dans l’esprit de la loi, comme dans celui des institutions de prise en charge: protéger les mineurs et sortir de l’opposition entre « jeunes délinquants » et jeunes « victimes ».

L’analyse est centrée sur le vivre ensemble institué par le placement, et sur les relations entre jeunes et équipes éducatives; elle s’intéresse aux prises en charge éducatives, à la façon de définir les objectifs du placement, aux logiques de projet mises en oeuvre durant l’accompagnement des jeunes, tout en tenant compte des dynamiques de groupes et de leur influence sur les démarches éducatives. Même si les personnels éducatifs insistent sur l’individualisation des prises en charge, l’observation montre qu’un important travail est réalisé en termes de dynamique collective, de solidarité et de confiance au sein des groupes de pairs. Tout d’abord pour assurer une cohabitation sereine et sécurisante, organiser la répartition des tâches quotidiennes, mais aussi à l’occasion des nombreux évènements collectifs qui ont été observés: réunions de foyer; sorties extérieures; camps d’automne et d’hiver; fêtes de Noël; anniversaires.

L’expression des jeunes est mobilisée afin de saisir les sentiments produits par ce vivre ensemble en institution, et par les différents temps forts, très ritualisés, tels que les anniversaires, qui montrent que les intentions des intervenants ne sont pas tant de formater les jeunes ou de combler leurs carences affectives ou familiales que d’instituer un espace d’intersocialisation qui permette à chacun d’affirmer son individualité, à travers de multiples négociations quotidiennes. L’observation montre comment se réalisent ces apprentissages au cours de toutes ces interactions; la frontière est ténue entre l’action éducative dite formelle et l’action éducative dite informelle.

Ensuite, les chercheurs analysent les étapes du placement comme autant de paliers vers une autonomie toujours fixée en ligne de mire au cours desquels les jeunes évaluent leurs apprentissages, et se confrontent aux contraintes de la transition vers l’âge adulte. L’institution de placement est conçue comme un filet de sécurité qui « protège » les jeunes de la vraie vie tout en les y préparant: les stratégies d’accompagnement à l’autonomie reposent conceptuellement sur des compétences tangibles (autonomie matérielle, gestion des tâches quotidiennes et du budget, respect des règles et des horaires) et sur des compétences intangibles: l’autonomie de la volonté, la capacité à se fixer ses propres objectifs, à s’affirmer, à se prendre en main. La dimension de la participation des jeunes à leur propre projet, mais aussi à la vie des institutions qui les prennent en charge, est centrale en Suisse. Les jeunes sont également incités en permanence à s’appuyer sur les adultes du foyer, sur leurs proches ainsi que sur toute personne significative de leur entourage, et sur les réseaux administratifs et d’information sociale. En effet, du jour au lendemain, ces jeunes devront se prendre en main seuls, même si la loi oblige le canton à poursuivre les prises en charge jusqu’à 19 ans pour les jeunes qui sont encore en formation. Cela incite malheureusement ces jeunes à opter pour des formations courtes et à prendre leur envol le plus rapidement possible, repoussant à plus tard les risques de chômage qu’entraînent des « formations au rabais ».

Le quatrième chapitre s’intéresse à la civilité en acte, et à ce que recouvrent les notions de citoyenneté, de civisme, de responsabilité, tant pour les jeunes que pour les équipes éducatives; l’accompagnement consiste, ici, à aider les jeunes à mieux apprécier et contrôler leurs façons de nouer et d’entretenir des relations interpersonnelles, pour y trouver leur place. Il s’appuie davantage sur les cadres de l’expérience que sur les dispositions internes aux jeunes à changer.

Enfin les auteurs s’intéressent à la place des identités subjectives au sein d’une communauté de destin, et montrent que les équipes éducatives évitent le registre du culturel et les références aux origines singulières des uns et des autres pour faire émerger une autre culture, celle de l’institution, célébrée lors d’évènements particuliers que sont les fêtes de Noël ou les séjours en montagne qui mettent en scène institutionnellement un sentiment d’appartenance.

Cette approche ethnographique très minutieuse met en évidence l’ampleur la complexité de l’accompagnement éducatif en institution, en étudie les rituels, l’organisation spatiale, les espaces de liminalité, l’enjeu des règles de vie, de l’autorité, et des espaces de « transgression »… Cette recherche montre également l’importance du contexte social et politique qui conditionne cet accompagnement, nous permet d’appréhender le système helvétique de l’intérieur, et de nous enrichir des nombreux rapports et publications réalisés par la communauté scientifique suisse. Elle s’appuie sur une abondante littérature anthropologique et sur la recherche francophone en travail social et donne à voir, au-delà des intentions théoriques, une socialité en actes et des savoir-faire professionnels complexes, mais trop souvent implicites dans les institutions et organismes de formation français.

Christophe Moreau, Agora débats/jeunesses2015/3, N° 71, pp. 136-138

 

Dans Tsantsa

Dans cet ouvrage, l’ambition des auteurs est de rendre compte du quotidien du placement des adolescents en institutions, de ce vivre ensemble singulier, ainsi que des pratiques éducatives, qui les portent vers un devenir incertain. L’ouvrage repose sur trois enquêtes ethnographiques de longue durée réalisées dans trois institutions suisses (une pour filles, une pour garçons et une mixte), genevoises, pour être exacte tant on comprend au fur et à mesure de la lecture combien les règles peuvent différer d’un canton à l’autre. La particularité la plus intéressante pour moi, et j’y reviendrai, du canton de Genève, étant de ne pas distinguer les lieux de placements pour les adolescents ayant commis un fait qualifié d’infraction, et, pour ceux dont la situation de vie exige une mise à l’écart temporaire, sans pour autant qu’ils aient matérialisé leurs souffrances ou leurs difficultés via des pratiques de petites délinquances. Extrêmement dense, l’ouvrage est riche en matériaux ethnographiques inédits (observations, récits de jeunes et d’adultes, comptes rendus de réunions…) ainsi qu’en supports bibliographiques, une remarquable et peu accessible littérature grise y est mobilisée (rapports, dossiers…) ainsi que les auteurs clefs de la socio-anthropologie de la déviance et plus largement de l’anthropologie sociale.

Je mettrai ici en exergue deux points qui ont particulièrement retenu mon attention: la pertinence du regard anthropologique, d’une part, et, les enseignements en termes de pratiques éducatives, d’autre part. Ainsi, afin de mettre en sens et en débat les réalités observées, les auteurs ont fait le choix de puiser dans ce que je pourrais nommer les référents classiques de la discipline. Ce qui se révèle être une véritable plus-value qui permet de saisir comment se structurent le quotidien et les relations interpersonnelles dans cette microsociété qu’est le lieu de placement. La notion de rite, fil rouge de l’ouvrage, permet notamment d’exposer comment certaines pratiques, certains espace-temps, certains moments privilégiés (les fêtes d’anniversaire ou de Noël, les sorties et les voyages…) ont, via leur caractère ritualisé, des effets performatifs en termes de régulation de la vie quotidienne, mais aussi de préparation à la vie hors des murs. Les notions de don et d’échange non marchand sont également mobilisées de manière très intéressante. S’appuyant sur la distinction opérée par Testart (2001), les auteurs relatent des échanges qui relient sans aliéner et qui permettent la naissance de relations de confiance avec les jeunes, sans les enchainer pour autant dans cet interstice du placement, qui a bien pour vocation de les (r)amener vers une vie hors foyer.

Si dans mes propres travaux, j’ai souvent adopté un point de vue critique relatif à la question du placement judiciaire des adolescents, décrivant les ambivalences et les violences structurelles du système (Mazzocchetti 2005 et 2010; Fronçois et al., 2014), les analyses proposées ici réhabilitent partiellement la pratique du placement, en dehors du cadre judiciaire cependant. Contrairement aux logiques à caractère répressif que j’ai analysées, les auteurs interrogent la possibilité, dans le cadre des foyers observés, d’un accompagnement des jeunes vers un processus de double autonomie, « matérielle et de la volonté ». Ils décrivent une mission éducative de l’ordre de « l’intersocialisation ». Inter, comme socialisation de l’entredeux, interstices, passages entre la vie du dedans et la vie du dehors, entre les âges, entre les contraintes des situations de vie et du placement et ce souci d’autonomie, qui ne serait ni abandon, ni maintien dans une dépendance paternaliste. Cette mission qui, pour les acteurs de terrain, se joue avant tout dans le suivi individuel de chaque jeune, avec son histoire, ses failles et ses ressources, prend place dans une collectivité dont les auteurs retracent minutieusement les potentialités structurantes.

Le choix politique de mettre l’accent sur les situations de vie des jeunes placés plutôt que sur les actes commis se matérialise donc par une non-catégorisation des parcours et des recours (mineurs en danger, mineurs délinquants) et semble permettre une prise en charge spécifique. Le stigmate de la précarité, qui est le quotidien de la majorité des jeunes placés ainsi que celui des défaillances éducatives, a la peau dure; ne s’y ajoute pas celui de la délinquance, ni dès lors d’un parcours à connotation carcérale et d’un profil de potentielle déviance passée et à venir, autrement dit celui de la dangerosité. En outre, les adolescents, peu importe ce qui les a menés vers le lieu de placement, bénéficient du même système de ritualisation d’un projet négocié, avec des objectifs de sortie concertés qui tiennent compte à la fois des possibilités réelles et des rêves des adolescents. Les auteurs en sont bien conscients, cette idéologie du projet et du contrat, vocabulaire qui trahit l’influence de la pensée managériale sur les secteurs sociaux, est loin d’être la panacée; les équipes et les adolescents se l’approprient et tentent à partir de ce cadre imposé de construire des ponts vers l’avenir. Les éducateurs travaillent notamment à développer les capacités d’analyse et de débrouillardise des jeunes, et leurs inscriptions dans des réseaux porteurs; tentant non pas uniquement de les formater à ce que la société attendrait d’eux, mais à éveiller leur esprit critique et leurs potentiels d’émancipation. Ceci sans naïveté cependant, des équipes éducatives ni des auteurs, qui dénoncent les exigences faites à ces jeunes, pour la plupart démunis, d’être matures avant l’âge. De fait, l’ouvrage démontre, une fois encore, combien le couperet des dix-huit ans, qui sonne la fin des prises en charge et des soutiens, vient en contradiction avec le travail mis en place par les équipes. Nous pourrions presque parler de sabotage, tant le ridicule de la situation est interpellant, et déconnecté des réalités sociales contemporaines, entre autres celles
des mondes scolaires et professionnels. L’enjeu d’autonomie, clef du travail des acteurs et d’analyse des auteurs, n’est donc pas adopté sans réserve. Est par ailleurs débattue l’idéologie, d’inspiration américaine, d’indépendance quasi-totale qu’elle recèle. Ceci dit, au vu des outils disponibles et des contextes, la notion réappropriée permet de décrire cette tentative de préparation des adolescents aux difficultés qui les attendent.

Enfin, parmi les nombreux éléments qui m’ont interpellée, influencée une fois encore par ce regard comparatif que j’ai eu tout au long de la lecture, je voudrais pointer la qualité des projets éducatifs décrits ainsi que le climat apaisé et réflexif qui émane des discours rapportés, à propos desquels les auteurs nous fournissent quelques indices de compréhension. Tout d’abord, les éducateurs, – et les auteurs l’attribuent à leur diplôme d’école supérieur qui en fait une profession valorisée et reconnue en Suisse –, en plus d’être au quotidien avec les jeunes sont porteurs de leurs propres pédagogies et projets. Ils bénéficient eux-même de cette double autonomie de transmettre aux jeunes, et, du coup, sont décrits avec beaucoup de respect par ces derniers. En outre, ils jouissent de temps réguliers d’inter-visions et de supervisons. Du côté des jeunes, en plus des échanges individualisés, des lieux de parole collectifs rendent effective leur participation à la vie des foyers, dans lesquels une réunion, finement ritualisée, est organisée chaque semaine. Si le cadre prévient les débordements, ce temps d’échange permet néanmoins la formulation de demandes et le réajustement du quotidien.

Ainsi, de nombreux espace-temps ritualisés ponctuent ce passage dans le foyer qui est aussi le passage vers l’âge adulte, et, permettent que la mission éducative d’inter-socialisation s’ébauche. Transition qui, hormis ce couperet hypocrite des dix-huit ans qui s’abat sur la trajectoire des plus démunis, n’est plus formellement ritualisée et dès lors accompagnée dans nos sociétés. Pour conclure, je dirais qu’il s’agit d’un ouvrage en tout point remarquable. S’il s’adresse en priorité aux chercheurs et professionnels des secteurs « jeunesse », les débats sociétaux et anthropologiques soulevés vont bien au-delà. Et tels ces reflets qui parfois nous hantent, entraperçus sur les vitres sans tain de nos mémoires, ces « miroirs de l’adolescence », sont aussi une radiographie du climat d’incertitude au travers duquel tous les adolescents tentent aujourd’hui de trouver leurs voies.

Jacinthe Mazzocchetti, Tsantsa, No 20, 2015, pp. 179-180

 Dans dans la revue en ligne Sociétés et jeunesses en difficulté

Cet ouvrage présente les fruits d’une recherche s’étant déroulée à Genève en Suisse entre 2006 et 2013 à l’issue d’un travail ethnographique, et plus spécifiquement, de l’observation quotidienne du travail éducatif à l’intérieur de foyers, soit de structures hébergeant à moyen ou long terme des jeunes de 14 à 18 ans suite à un placement pénal, civil ou public. Cette recherche consistait à « se focaliser sur le vivre ensemble dans le cadre de la prise en charge institutionnelle; sur les relations que les équipes éducatives et les jeunes entretiennent, soit entre ces deux groupes de personnes, soit au sein de ces groupes » (p. 322). De ce fait, de constantes observations, de l’analyse documentaire et des entretiens formels et informels auprès de seize éducateurs, deux directrices, deux thérapeutes, d’employés de maison et de veilleur de nuit et bien entendu de jeunes ont permis aux auteurs de constituer un riche matériau de recherche pour atteindre l’objectif fixé. Ainsi, l’ensemble de cette démarche, tel qu’on peut le constater à la lecture cet ouvrage, a permis d’éclairer différents aspects de la vie et du travail en foyer. En effet, l’épreuve du placement, tel que le titre du premier chapitre l’indique et son contexte, l’encadrement et la complexité du travail éducatif, la préparation à la vie autonome de ces jeunes placés, la notion de citoyenneté et l’équilibre entre projets individuels et vie en communauté, constituent les principaux thèmes abordés au fil des six chapitres de ce livre. Ils se verront, de ce fait, détaillés dans les prochains paragraphes.

Pour débuter, le premier chapitre, intitulé « L’épreuve du placement », permet de comprendre la réalité du placement en le définissant. Ainsi, les auteurs rappellent que le placement « viserait à protéger les jeunes vis-à-vis de leur famille ou de leurs proches ou du milieu dans lequel ils ou elles évoluent et dans lequel ils ou elles ont commis un délit » (p. 31). Or, si le terme placement peut faire référence à différents types de mesure, dans le cadre de cet ouvrage, les auteurs l’associent à deux foyers, un de garçon et un de fille, ainsi qu’à un lieu nommé « L’appartement » accueillant les jeunes les plus autonomes.

Quant au second chapitre, ayant pour titre « Jeunesse en difficulté et éducation sociale », il vise à exposer les enjeux historiques, politiques, juridiques et sociaux du placement afin de le situer dans son contexte et d’en présenter les différents acteurs. Rappelons que, dans le cadre de cet ouvrage, il s’agit du contexte Suisse et plus précisément de celui du canton de Genève. Or, il est possible de constater certaines similarités avec les contextes de protection de l’enfance de plusieurs pays occidentaux. Ainsi, il semble que plusieurs des enjeux et réflexions soulevés tout au long de ce livre puissent faire l’objet de questionnements dans d’autres contextes nationaux. Entre autres, les auteurs rappellent que la prise en charge se termine dans leur cas, lorsque les jeunes atteignent 18 ans. Une possibilité de prolongation, sous l’appellation « Contrat jeunes majeurs » est alors possible, mais selon des critères précis qui ne s’appliquent pas à l’ensemble des jeunes. Cela amène ainsi un questionnement sur l’insertion des jeunes après un placement et sur les finalités de ce dernier. De même, les auteurs soulignent l’importance de la collaboration avec les familles, comme l’indique la loi. Pour illustrer ce fait, les différentes rencontres avec la famille au fil du placement sont présentées et le rôle de l’éducateur questionné. En somme, les éléments contextuels et légaux faisant l’objet de description, dans ce chapitre, éclairent les questionnements et réflexions soulevées dans les chapitres suivants.

Les auteurs proposent ensuite, dans le troisième chapitre de cet ouvrage, « Encadrer les jeunes placés », de s’attarder à l’encadrement des jeunes placés. Cette section s’intéresse entre autres à la mise en place d’objectifs de placement, à la logique de projet mise en oeuvre pour chaque jeune ainsi qu’aux dynamiques de groupe et leur impact sur les techniques éducatives. Les auteurs mettent en évidence les réponses aux questions suivantes: « Comment se mettent en place les objectifs de placement et les projets individuels? Quelle est l’importance de la dynamique des groupes au sein des institutions d’hébergement durant les prises en charge? Comment les jeunes se positionnent-ils durant leur placement? » (p. 57).

Tout d’abord, il est rappelé que le placement en institution vise à fournir aux jeunes « un cadre sécurisant et un soutien normatif devant permettre de combiner la vie de l’institution avec un ensemble de projets individuels. Il vise, d’une part à préserver, améliorer et développer le système relationnel des adolescents (p. 66). Quant aux propos des éducateurs exposés, ils font bien ressortir le fait que le placement ne doit pas être perçu comme une fin en soi. De ce fait, ils soulignent l’importance de, quotidiennement se rappeler, que les jeunes devront un jour quitter le foyer. Cela se reflète par ailleurs dans les interventions et choix de certaines mesures éducatives, comme par exemple celle de rendre le lieu de vie agréable, tout en ne répondant pas à l’entièreté des désirs des jeunes, et ce, afin de favoriser la création de lien à l’extérieur du foyer et soutenir ainsi la sortie de ces derniers. En bref, des stratégies telles que la limitation de l’offre de services font ressortir la considération du « statut transitoire du placement » et de l’importance de la prise en compte de ce dernier (p. 96).

Dans le même ordre d’idées, les auteurs rappellent que les éducateurs ne substituent pas la famille, et cela constitue une des difficultés quotidiennes du travail de ces derniers, soit de trouver un équilibre. À cet égard, un éducateur mentionne qu’ »humainement, on a un jeune qui évolue dans un autre cadre que le cadre familial à un âge où il devrait évoluer dans le cadre familial et ça pose un problème à la base » (p. 106). Il souligne alors que les rencontres avec la famille lui permettent de rééquilibrer en quelque sorte son rôle. En résumé, les éducateurs qualifient leur pratique éducative comme étant davantage reliée au « vivre ensemble dans la cité » qu’à la vie familiale, à laquelle il ne souhaite pas substituer (p. 108). Somme toute, ce chapitre reflète bien la complexité du rôle de l’éducateur (qui doit quotidiennement distancier son implication émotionnelle de son rôle professionnel) ainsi que des subtilités de la pratique et de l’intervention.

Qui plus est, cette section permet de suivre le cheminement d’une jeune de l’arrivée à son intégration complète au foyer ainsi que sa participation aux réunions de suivi. Les auteurs proposent une comparaison entre les missions inscrites dans la documentation et la perspective de la direction, les représentations qu’en ont les éducateurs et les jeunes. Cela leur a d’ailleurs permis de mettre en évidence la convergence des missions des trois institutions autour du concept d’intersocialisation. C’est-à-dire que le rôle du professionnel consiste non seulement à socialiser le jeune à l’intérieur du foyer, mais aussi, en y accordant même davantage d’importance, à faciliter la socialisation et la relation du jeune avec différents partenaires (familles, école, communauté). Cette socialisation se réalise également par la transposition de codes de société à l’intérieur de l’institution. Cette dernière est alors présentée non pas comme un monde à part mais comme faisant partie intégrante de la société. Les projets collectifs, l’égalité, le vivre ensemble, la communication et la prise de parole au sein de la structure constituent les principales thématiques abordées dans les foyers étudiés. Elles s’inscrivent toutes dans une dynamique favorisant la vie collective.

Sur le plan de suivi individuel des jeunes, les auteurs relèvent trois principaux objectifs ciblés dans la majorité des dossiers étudiés. Il s’agit premièrement de l’acquisition d’une formation de quelconque nature, afin autant que possible, de permettre une insertion à long terme dans le but d’éviter d’éventuels recours à l’aide sociale. Le second objectif concerne les relations familiales et entre autres, leur amélioration. Enfin, le troisième a trait au comportement du jeune et à son amélioration que ce soit en lien avec l’hygiène, l’anxiété, la colère ou les comportements délinquants. Les auteurs font par ailleurs ressortir le lien entre ces objectifs et les contraintes reliés au contexte, tels que la fin de la prise en charge à l’atteinte de la majorité. Ces objectifs sont, de plus, illustrés par de nombreux exemples tirés du riche matériau de recherche. En somme, les auteurs évoquent la difficulté reliée à l’articulation des projets individuels et collectifs dans le cadre de la prise en charge. Ils soulignent, entre autres, la complexité reliée à un suivi individuel dans un cadre communautaire dans lequel les jeunes ne choisissent pas les gens avec lesquels ils vivent.

Suite à la présentation de l’articulation entre la mission collective et les objectifs individuels, les auteurs rappellent l’allongement de la jeunesse de manière générale évoquée par plusieurs sociologues. Ils mettent en évidence la confrontation précoce à la vie adulte des jeunes placés dont la plupart ne retournent pas en famille après le placement. À cet égard, le quatrième chapitre, « Les mirages de l’autonomie », présente comment les éducateurs sont amenés à favoriser l’autonomie au quotidien. Il décrit la représentation de l’autonomie par les jeunes et ensuite par les intervenants, de même que leurs stratégies d’intervention quotidiennes. Les auteurs analysent le suivi des étapes du placement vers l’autonomie. Ils évoquent la perspective de la transition à la vie adulte. Ils exposent, de même, les dimensions de l’autonomie qui sont travaillées durant le placement en donnant la parole aux jeunes. Il est alors possible d’observer un contraste entre les perspectives des éducateurs et celles des jeunes, qui se disent bien souvent autonomes. Souvent le foyer leur a simplement permis de mettre en oeuvre des compétences qu’ils possédaient déjà. Une distinction entre autonomie matérielle ou tangible et autonomie de la volonté ou intangible est alors présentée. Enfin, les auteurs font le parallèle avec les politiques mises en place à Genève, pour ces jeunes, et évoquent le décalage entre ces dernières et les objectifs d’insertion à long terme.

Quant au cinquième chapitre, « La citoyenneté en foyer: entre civilité et souci de soi », il est guidé par les questions suivantes: « L’expérience du vivre ensemble suffit-elle à faire des jeunes placés des citoyens soucieux du bien d’autrui? Quelles sont les attitudes citoyennes prescrites et proscrites? » (p. 195). Il s’agissait ici pour les chercheurs d’analyser la mobilisation du concept de citoyenneté dans les foyers étudiés. À cet égard, les réunions institutionnelles, impliquant jeunes et éducateurs, de même que les activités, telles que les camps de ski, constituent les principales sources étudiées. Selon les auteurs, pour favoriser l’intervention, la perspective de la citoyenneté ne doit pas être centrée uniquement sur l’État, mais bien être vernaculaire, c’est-à-dire s’étendre plus largement à un agir citoyen général.

Dans la poursuite de cette thèse, le sixième et dernier chapitre, « Appartenir à une communauté de destins », met l’accent sur la prise en compte de l’identité individuelle juxtaposée à la dimension communautaire de la vie en foyer. Les auteurs s’intéressent par ailleurs à la place que peut prendre la dimension culturelle en institution. À cet égard, ils soulignent le peu de mobilisation du registre culturel à l’exception de l’alimentation. Ces derniers émettent l’hypothèse que les actions et les interventions en institutions seraient davantage basées sur le principe des inégalités sociales et des difficultés socioéconomiques, c’est-à-dire que ces dernières représenteraient les principales « caractéristiques » communes des jeunes en foyers. Afin de poursuivre avec la notion d’appartenance à une communauté, la notion de rites est élaborée, par l’étude des rituels d’anniversaire et de fête du calendrier. À titre d’exemple, les auteurs et éducateurs présentent « les fêtes de Noël en tant que mise en scène institutionnelle du sentiment d’appartenance » (p. 306), mais aussi comme révélatrice d’un mode d’adhésion et de participation. Somme toute, ce chapitre éclaire la perception du collectif vu par les professionnels.

Pour terminer, la conclusion intitulée « L’avenir du placement », illustre bien la complexité de l’accompagnement de ces jeunes placés ainsi que la place du contexte social et politique dans lequel s’inscrit cette pratique d’accompagnement. Cette recherche a ainsi permis de mettre en évidence de nombreuses réflexions, nécessaires autour de la pratique éducative et des gestes du quotidien, qui par leur addition contribuent au développement et à l’avenir de ces jeunes. Finalement, la richesse, la complexité et les différents niveaux d’interactions présentés de même que les réflexions autant individuelles que collectives font en sorte que cet ouvrage s’adresse autant au public cible, soit les praticiens, qu’aux chercheurs ou décideurs politiques ainsi à toutes autres personnes intéressées par les jeunes placés.

Élodie Marion, Sociétés et jeunesses en difficulté, [En ligne], N° 15, printemps 2015

Dans la revue Recherches familiales

Mettre en perspective le travail d’accompagnement réalisé par les professionnels du champ socioéducatif au sein d’un large réseau d’acteurs institutionnels pour mieux comprendre la transition à la vie adulte des mineurs placés en Suisse, tel est l’objectif du livre de Laurence Ossipow, de Marc-Antoine Berthod et de Gaëlle Aeby, intitulé Les miroirs de l’adolescence. Anthropologie du placement juvénile. Dans un contexte d’allongement de la période de la « jeunesse », d’entrée concurrentielle sur le marché de l’emploi et de politiques sociales « familialistes » qui somment les parents de soutenir le passage à l’âge adulte de leurs enfants, la situation des jeunes sortant de la protection de l’enfance, plus faiblement diplômés et moins dotés en ressources sociales, fait l’objet de toutes les préoccupations1.

À travers la description et l’analyse fine de moments ritualisés, ce livre nous plonge au coeur de la quotidienneté de trois structures d’hébergements socioéducatifs (« foyers »), dans le canton de Genève: la Tour (des garçons), le Pavillon (des filles) et l’Appartement (mixte). Plus d’une vingtaine de professionnels – éducateurs, thérapeutes… – et 27 adolescents proches de la majorité, placés pour délits mineurs ou pour carences parentales, tentent de construire un « vivre-ensemble institutionnalisé ». Qu’apporte cet éclairage anthropologique au champ professionnel de l’éducation spécialisée et plus largement au débat politique relatif à la prise en charge d’une partie de la jeunesse en difficulté?
Tout d’abord, la méthode de recherche déployée est d’une grande richesse. Réalisée entre 2006 et 2013, la recherche, croise un travail ethnographique de treize mois (2000 pages de notes de terrain), des entretiens auprès de professionnels et de jeunes le recueil de documents institutionnels, législatifs, une revue de littérature et la réalisation de films. Son écriture à trois mains est limpide. Les auteurs rendent compréhensible un secteur complexe au travers de synthèses conclusives à chaque chapitre et de vignettes qui donnent chair aux acteurs comme aux situations étudiées. Cette articulation vivante et dynamique des données empiriques et théoriques est d’une grande pédagogie pour les lecteurs scientifiques et professionnels qui accompagnent ce type de jeunes. La postface des directrices des foyers témoigne de processus collaboratifs constants entre chercheurs et professionnels dans les étapes d’écriture et la restitution des résultats.

À travers plusieurs notions qui constituent un chapitre en tant que tel, « l’encadrement », « l’autonomie », « la citoyenneté », « les appartenances », le lecteur suit le travail des professionnels et la vie de jeunes placés pris dans l’injonction provenant des politiques sociales à développer des projets individuels. Il accède à « la réalité institutionnelle et communautaire » du placement « dans laquelle s’actualise cette injonction ».

Ce « vivre-ensemble institutionnalisé » se décline en 6 chapitres après celui introductif. Le chapitre 2, « Jeunesse en difficulté et éducation sociale », pose les enjeux historiques, juridiques, politiques et sociaux du placement. Il déroule en entonnoir les politiques publiques suisses, anciennes et contemporaines, vis à vis des mineurs en difficultés jusqu’à leur mise en oeuvre concrète par la structure associative ASTURAL étudiée par les chercheurs. Il décrit combien le rapport de l’État aux familles et sa définition juridique des mineurs se reflètent dans la mise en oeuvre du dispositif d’intervention et dans son histoire du placement juvénile.

Le chapitre 3, « (En)cadrer les jeunes placé-e-s », décrit la mission d’ »intersocialisation » de ce type d’institution: « Les professionnel-le-s déploient une action éducative temporaire entre diverses instances de socialisation » (p. 60). Cette mission éducative présente quatre volets: être un lieu de vie, un garant de sécurité, une source de soutien, un vecteur de normes. Elle se conjugue en permanence entre la construction d’un projet personnalisé pour le mineur et des dynamiques collectives (réunion de foyers, sorties culturelles, rites d’anniversaire, gestion des tâches domestiques). Ce « chez soi » institutionnel dans lequel le jeune doit se sentir en sécurité ne doit toutefois pas lui donner envie de rester, l’horizon éducatif étant toujours le départ vers l’autonomie.

Le chapitre 4, « Les mirages de l’autonomie » constate que, face à la faiblesse des politiques d’aides aux jeunes à la sortie du placement, le travail de préparation à l’autonomie devient un enjeu majeur pour atténuer le « couperet des 18 ans ». Il confirme que l’exigence d’autonomie dans les politiques sociales s’applique d’abord aux plus démunis. Dans les temporalités de l’action éducative, vécues par les jeunes comme « une parenthèse structurante », les auteurs montrent à l’instar d’autres travaux2, combien dans la réalité institutionnelle, « l’autonomie matérielle » prime sur « l’autonomie de la volonté », les habiletés relationnelles, alors même que les professionnels valorisent dans leurs discours cette dernière dimension. L’aide aux jeunes majeurs est ensuite lacunaire, les politiques étatiques ne financent que le « strict minimum » en matière de logement, d’alimentation et de primo-formations. Les auteurs soulignent que l’analyse du travail d’autonomie des jeunes placés témoigne des « failles d’un système social qui réduit la majorité et la maturité à une stricte logique comptable » (p. 193).

C’est dans les chapitres 5 et 6 que réside toute l’originalité du livre. Il offre un point de vue inédit sur des registres peu évoqués à la fois par les professionnels et les chercheurs, tels que la citoyenneté et les revendications identitaires dans la préparation à la vie autonome. L’autonomie résidentielle, la formation, l’insertion professionnelle ont été beaucoup plus analysées dans ce champ de recherche. Dans une définition « vernaculaire » de la citoyenneté, qui ne se limite pas à la nationalité et au civisme, le chapitre 5, « La citoyenneté en foyer: entre civilité et souci de soi », montre comment les réunions hebdomadaires, en donnant la parole aux jeunes, régulent la vie en collectivité et leur apprennent les rudiments de la citoyenneté utiles pour leur avenir (formulation de demandes, négociations, ordre du jour, procès-verbal, écoute). Beaucoup plus formalisées dans le foyer des garçons que dans celui des filles, ces réunions n’incitent pas toutefois à une participation contestataire.

Le chapitre 6, « Appartenir à une communauté de destins », engage une réflexion sur la place des registres identitaires dans le travail socioéducatif. Si les professionnels mobilisent peu le registre culturel par peur de l’amalgame actuel entre « problèmes de comportement » et culture, les jeunes placés font régulièrement mention de leur pays d’origine et de leur religion d’appartenance. Si le prosélytisme religieux et politique n’est pas toléré dans l’institution, les revendications identitaires personnelles sont respectées (interdit alimentaire, participation aux offices religieux). Une autre « culture » est valorisée par les professionnels: celle de l’institution ASTURAL. Elle est transmise aux jeunes lors de fêtes de Noël ou des camps de ski. En effet, ces rituels mettent en scène le sentiment d’appartenance à la culture du « foyer ». Ils « fournissent aux participant-e-s l’occasion de resserrer les liens qui les unissent » et de « favoriser un esprit de groupe » (p. 307).

Dans leur chapitre conclusif, les auteurs, dans une visée politique, interpellent les pouvoirs publics suisses face à la béance de politiques publiques de la jeunesse entre 18 et 25 ans. Cette « logique comptable » risque à long terme de diluer tout le travail des professionnels autour de l’autonomie et de voir ces jeunes placés venir grossir les rangs de l’aide sociale de droit commun. Les auteurs proposent alors quelques alternatives (développement de résidences à faible coût pour les jeunes majeurs, encadrées « ponctuellement » par des éducateurs).

Ce court compte-rendu ne rend pas compte de la densité de cet ouvrage. Les auteurs soulignent qu’ils n’ont d’ailleurs pas pu étudier les trajectoires individuelles des jeunes, leur vie en dehors de l’’institution, se centrant sur le « vivre-ensemble » du foyer. Nous regrettons cependant que les auteurs n’aient pas plus approfondi les variations de pratiques et de représentations du travail socioéducatif des professionnels selon leur sexe, leur génération, leur âge, leur origine géographique, leur formation, leur métier, leurs histoires personnelles alors que ces dispositions professionnelles façonnent pourtant leur rapport aux normes éducatives inculquées aux jeunes et leurs modes d’intervention.

Malgré quelques longueurs dans la description de certains rites, cet ouvrage, qui fait écho à notre situation française, apporte une contribution majeure aux recherches sur la transition à l’âge adulte des jeunes pris en charge en protection de l’enfance et incite à ce que d’autres chercheurs ou décideurs politiques investissent encore plus cette question. Pour reprendre la métaphore du miroir utilisée par les auteurs, ces jeunes placés sont le miroir grossissant d’une société qui connaît actuellement une précarité juvénile grandissante, les adultes de demain.

Isabelle Lacroix, Recherches familiales, 2015/1, N° 12, pp. 311-313. Article disponible en ligne à l’adresse: http://www.cairn.info/revue-recherches-familiales-2015-1-page-311.htm.

Notes:

1. Voir sur le sujet les dernières publications de l’Observatoire national de l’enfance en danger (ONED): une revue de littérature internationale (novembre 2014) et un rapport d’étude publié à la Documentation française (janvier 2015). Toutes les publications sont en libre accès à: www.oned.gouv.fr.

2. Martin Goyette, Réseaux sociaux, soutiens et supports dans le passage à la vie adulte: le cas des jeunes ayant connu un placement, thèse de doctorat, Université de Laval, Ecole de service social, 2006; Martin Goyette, Annie Pontbriand, Céline BELLOT (éds), La transition à la vie adulte des jeunes en difficulté: concepts, figures et pratiques, Québec: Presses de l’Université du Québec, 2011; Hélène Join-Lambert Milova, « La pédagogie sociale en Allemagne », in Dominique Fablet (éd.), Les professionnels de l’intervention socio-éducative: modèles de référence et analyse de pratiques, Paris: L’Harmattan, 2007, pp. 85-103.

 

Lieux de transition

La sociologue Gaëlle Aeby a participé à une étude anthropologique dans des foyers pour jeunes à Genève. Une recherche qui a abouti à la publication de l’ouvrage Les miroirs de l’adolescence. Anthropologie du placement juvénile. 

Gaëlle Aeby a côtoyé durant plus d’un an des adolescents âgés de 14 à 18 ans qui pour diverses raisons se retrouvent à vivre en institution pendant quelques mois, ou parfois davantage. Fruit de cette recherche menée par la sociologue avec les anthropologues Marc-Antoine Berthod et Laurence Ossipow, tous deux professeurs HES en travail social: l’ouvrage Miroirs de l’adolescenceAnthropologie du placement juvénile présente de manière très complète la réalité des structures d’hébergement socio-éducatives et leur fonctionnement.

Immersion

Contrairement à l’image publique souvent véhiculée, les jeunes qui se retrouvent en foyer ne sont pas tous placés là par un juge suite à un délit. Parfois, ce sont les parents qui en font le choix, parfois c’est la garde, voire leur autorité parentale, qui leur est retirée. « Quelle que soit la raison, au quotidien, si la prise en charge peut légèrement changer, il n’y a pas de différences dans la manière dont les jeunes sont traités. Ils ne connaissent pas forcément le parcours des uns et des autres », explique Gaëlle Aeby.

Actuellement doctorante au sein du Centre de recherche sur les parcours de vie et les inégalités (LINES), la jeune sociologue était sur le point de terminer son master lorsqu’elle a été engagée par Marc-Antoine Berthod et Laurence Ossipow pour s’immerger dans le quotidien de trois institutions socio-éducatives à Genève appartenant à l’association Astural. Des lieux qualifiés d’internats ouverts, puisque les jeunes continuent à aller à l’école ou à travailler à l’extérieur pendant la journée.

Les deux anthropologues se sont rendus à plusieurs reprises dans les institutions, mais Gaëlle Aeby était principalement chargée de récolter les données sur le terrain. Elle a ainsi passé un peu plus de quatre mois dans chacune de ces structures, à mi-temps, en alternant les moments: réunions, repas, entretiens individuels ou soirées. Et en prenant garde à ne pas se substituer aux éducateurs, ni à s’associer aux adolescents. La sociologue a été très marquée par la manière dont les jeunes se présentaient à elle et lui évoquaient leur vécu difficile, face à l’insouciance paradoxale affichée en groupe. À l’extérieur, beaucoup d’entre eux n’avouent d’ailleurs pas forcément qu’ils résident en foyer.

Rites

À l’origine de l’étude, Marc-Antoine Berthod et Laurence Ossipow souhaitaient observer les phénomènes rituels en institution. Repas, pause cigarette, dernier instant avant d’aller se coucher… Autant de moments de rencontre entre le collectif et l’individu. « Observer la vie quotidienne des foyers permet de décrire le franchissement ordonné d’un certain nombre d’étapes jusqu’au moment de la sortie de l’institution, analysent-ils ainsi dans l’ouvrage. Les rites servent à catégoriser les individus, à les séparer parfois. »

Les miroirs de l’adolescence met notamment en évidence ces relations d’un genre particulier qui se nouent dans les foyers. Le rôle des éducateurs auxquels les jeunes doivent pouvoir se confier, sans toutefois outrepasser la relation professionnelle. Les rapports entre les adolescents aussi, qui se retrouvent à vivre ensemble sans en avoir fait le choix. « Même si l’ambiance est conviviale, on ne perçoit pas la présence d’un groupe soudé », observe Gaëlle Aeby.

Transition

C’est toute cette complexité à l’oeuvre dans ces lieux de vie que l’ouvrage permet de révéler. Les jeunes doivent pouvoir s’y sentir bien, mais en étant conscients que le foyer ne constitue qu’une étape et qu’ils n’y sont pas chez eux. Lieux de transition, mais pour des jeunes qui le sont tout autant eux-mêmes. Un moment charnière où ces adultes en devenir doivent aussi apprendre à s’émanciper du noyau familial. « Un moment à la fois chargé d’espoir mais où les mauvaises décisions sont possibles. »

C’est d’ailleurs l’un des points critiques soulevés par les chercheurs. « On consacre beaucoup d’efforts à aider les adolescents pendant un temps donné, mais après? » Lâchés à 18 ans, avec un soutien familial qui fait parfois défaut, sans projet professionnel précis, « ils doivent se débrouiller seuls pour se trouver un logement, faire un choix d’études ou de travail. C’est un sacré choc. »

Bénéfique 

Les chercheurs pointent du doigt l’absence de prise en charge pour ces jeunes tout juste majeurs qui sortent du foyer, « mais le livre a d’abord pour objectif de présenter l’important travail à l’oeuvre dans les institutions ». Car tout n’est pas sombre pour autant.

Pour la plupart des adolescents que Gaëlle Aeby a interrogés, le passage en foyer est en effet perçu comme positif. « Même s’ils râlent au quotidien, ils considèrent cette période comme un temps pour se recentrer sur eux, leurs objectifs. » Et où ils apprennent aussi à davantage parler. « On a tendance à voir ce dont ces jeunes manquent, et pas ce qu’ils ont pu acquérir. »

À défaut de ressources affectives ou sociales, les adolescents qui vivent en foyer sont souvent plus autonomes que les jeunes de leur âge, ils développent des compétences particulières et acquièrent une certaine indépendance. La sociologue évoque aussi une journée d’animation liée à la citoyenneté par exemple, quand généralement les adolescents d’aujourd’hui y sont peu sensibilisés.

Après 

Que deviennent les jeunes adultes quand ils ont atteint la majorité et doivent donc quitter le foyer? Si les placements pour raisons pénales peuvent être prolongés, « il manque encore un relais pour les autres qui auraient encore besoin d’un encadrement », selon Gaëlle Aeby. Difficile de les suivre, personne n’est évidemment fiché. Mais parmi ceux dont la sociologue a retrouvé la trace, « certains vont bien, d’autres pas ».

Destiné aussi bien aux professionnels qu’aux chercheurs en sciences sociales, Les miroirs de l’adolescence propose une analyse du placement juvénile qui permettra peut-être d’ouvrir de nouvelles pistes de réflexion. Le livre a d’ailleurs déjà été mis à profit en décembre dernier, lors d’une journée d’étude et d’ateliers organisée en collaboration avec les institutions et destinée notamment aux professionnels du travail social.


Cynthia Khattar, l’Uniscope, n° 592, 2014