Le premier champ de bataille du calvinisme

Conflits et Réforme dans le Pays de Vaud, 1528-1559

Bruening, Michael W., Enckell, Marianne (trad.),

2011, 309 pages, 29 €, ISBN:978-2-88901-061-5

Cette étude approfondie de la Réforme dans le Pays de Vaud, que ses habitants adopteront en 1536, éclaire sous un nouvel angle les origines du calvinisme et de la foi réformée. Au travers d’une captivante enquête, elle démontre non seulement que les événements auraient à tout moment pu prendre une autre tournure, mais que les violents conflits qui les ont accompagnés allaient avoir une importance cruciale pour le développement et l’expansion du calvinisme en Europe.

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Description

Le premier champ de bataille du calvinisme prend le contrepied d’une longue tradition historiographique appliquée à narrer l’enchaînement des faits qui, selon une sorte de logique inéluctable, aurait conduit les habitants du Pays de Vaud à adopter la Réforme en 1536.

Il démontre non seulement que les événements auraient à tout moment pu prendre une autre tournure, mais que les violents conflits qui les ont accompagnés allaient avoir une importance cruciale pour l’expansion du calvinisme vers la France.

Enjeu de luttes politiques séculaires, le Pays de Vaud se transforme ici en carrefour de l’Europe. Il est érigé en laboratoire où peuvent s’observer le rapport de force qui s’installe entre Suisse romande et Suisse alémanique, de même que les modalités diverses que revêt le passage à la Réforme.

Traduite pour la première fois en français, cette captivante enquête qui renoue les fils de l’histoire religieuse à l’histoire sociale et politique passionnera autant les spécialistes que les amateurs d’histoire, tout en apportant aux étudiant·e·s une synthèse attendue depuis fort longtemps.

Table des matières

  • Introduction

  • 
Politique et diplomatie: le Pays de Vaud dans le contexte international, 1450-1564

  • 
Zwinglianisme et luthéranisme à Berne


     Les premiers conflits confessionnels, 1532-1538

  • 
Le choc entre l’ancienne et la nouvelle foi


     Le catholicisme et le défi évangélique en pays vaudois, 1528-1536

  • 
Des sacramentaires aux calvinistes


     De l’agression à la clarification et à la discipline, 1536-1539

  • 
Du calvinisme politique à la Réforme des réfugiés


     L’échec de la diplomatie calviniste, 1540-1549

  • 
Du Pays de Vaud à la France


     La chute du calvinisme vaudois, 1550-1559

  • 
Conclusion

Presse

Dans la revue Studies in Religion / Sciences Religieuses

Traduction d’un ouvrage anglais publié en 2005, ce livre apporte un éclairage nouveau sur l’évolution de la Réforme calviniste en Pays de Vaud entre 1528 et 1559. Bruening défend la thèse que le redéploiement de la foi réformée en direction de la France fait suite à l’échec des ministres calvinistes et de Calvin lui-même dans leur projet d’implanter un calvinisme politique dans la Confédération helvétique.

L’ auteur consacre le début de son livre à un survol de l’histoire politique et religieuse du Pays de Vaud entre 1450 et 1564. Il étudie la situation de ce territoire pris en tenaille entre le duché catholique de Savoie de Charles III, la ville de Genève, les cantons helvétiques (particulièrement Berne), la puissante France voisine et les diverses forces politiques et religieuses d’Europe. Un contexte marqué par de nombreuses guerres (les guerres de Bourgogne, de Souabe, de Kappel, les conquêtes bernoises), ainsi que le renouvellement plus ou moins compliqué d’alliances politiques.

En 1522 Berne adopte la Réforme zwinglienne et tente de l’imposer progressivement à son voisin vaudois. Il en résulte des rapports tendus. Mais cette influence politique et religieuse peine à s’imposer malgré une certaine liberté religieuse (exceptionnelle à cette époque) offerte à la population, une volonté de conquête plus ou moins déterminée et agressive au gré de la situation militaire de la Confédération et de ses relations diplomatiques avec la France. Ce n’est qu’en 1564 que le Pays de Vaud est définitivement sous l’emprise de Berne, après que ce dernier ait rendu les territoires du Chablais occidental et du Pays de Gex au duché savoyard. Il faudra encore attendre 1566 pour que la Confession helvétique postérieure fédère doctrinalement les différents courants réformés sur le territoire de la Confédération.

Bruening décrit l’évolution religieuse en terre vaudoise comme un « choc entre l’ancienne et la nouvelle foi ». Il détaille la résistance rencontrée par la Réforme évangélique dans une région qui ne voit guère d’intérêt à quitter le catholicisme ou le giron du duché de Savoie. De fait, l’abolition de la messe (célébrée encore parfois en secret) et l’obligation d’accueillir le prêche des pasteurs n’efface pas une opposition populaire tenace vis-à-vis de la nouvelle confession: au moment de la Dispute de Lausanne, en 1536, sur les 154 paroisses vaudoises, seules douze d’entre elles ont été gagnées à la Réforme.

La mission calviniste lancée en terre vaudoise depuis Genève va ainsi se heurter au double obstacle du catholicisme et de la foi zwinglienne (dite sacramentaire) soutenue par Berne. Les deux conceptions de la Réforme vont régulièrement s’affronter principalement sur le sens de la Cène et la nécessité d’une disciple ecclésiastique qui comprend un pouvoir d’exclusion, demande régulièrement exigée par Calvin mais refusée par les seigneurs de Berne. Bruening résume l’évolution de la stratégie de la Réforme en terre vaudoise comme passant de l’agression sacramentaire (et iconoclaste) à l’argumentation évangélique (sous la forme de disputes religieuses). Il montre par là que, contrairement à l’image traditionnellement présentée, les méthodes employées initialement par les promoteurs de la nouvelle foi sont souvent assez violentes.

Bruening examine pour finir les raisons de l’échec de la diplomatie calviniste dans les années 1540–1549. Cette période marque l’abandon d’ un « calvinisme politique », et donne lieu à l’ adoption d’une nouvelle stratégie tournée vers les communautés minoritaires et persécutées de France. Le calvinisme quitte le domaine politique pour se mettre désormais au service d’une « Réforme des réfugiés ». Quatre facteurs expliquent ce revirement. D’abord l’arrivée massive à Genève de réfugiés venant de France et d’Allemagne; puis l’échec de Calvin à convaincre Berne et Zurich à faire alliance avec Henri II (ce qui aurait eu pour conséquence de faire cesser les persécutions en France); ensuite l’accord tardif du Consensus Tigurinus signé avec Bullinger qui ne parvient pas à cimenter la Réforme au sein de la Confédération, et annule définitivement tout espoir d’une réconciliation avec les Luthériens; finalement l’échec de Pierre Viret et des ministres lausannois à faire adopter une disciple ecclésiastique plus stricte d’inspiration calviniste.

De cette étude fouillée et passionnante, on retiendra quelques éléments. Tout d’abord Bruening est convaincant lorsqu’il décrit les freins à l’adoption de la Réforme (calviniste ou zwinglienne) dans le Pays de Vaud. Les rapports conflictuels entre les ministres des divers courants Réformés (cf. l’affaire Andrée Zébédée) caractérisent cette période, de même que les désaccords incessants entre les pasteurs calvinistes et Berne. À ce sujet, on aurait souhaité plus d’information sur le positionnement des communautés locales et de leurs conseils dans ces querelles théologiques. L’hypothèse sur la genèse du Consensus Tigurinus  et le rôle joué par l’Intérim d’Augsbourg élaboré à la demande de Charles Quint après sa victoire sur les princes luthériens, est très intéressante. Bruening montre bien comment cet accord majeur, arraché de force, arrive trop tard pour sauver la situation. L’importance que Bruening accorde à Pierre Viret, collaborateur de Calvin, met l’ombrageux réformateur vaudois sous les feux des projecteurs et donne une image qui n’est pas toujours flatteuse ni de sa personne ni de son action. Ses rapports avec le Réformateur genevois mériteraient d’être précisés. Quant à la thèse générale du livre, elle est affaiblie par le fait que l’auteur ne s’intéresse pas aux relations que Calvin entretient avec les communautés minoritaires de France pendant les trois décennies étudiées. Le revirement que Bruening situe à la fin de cette période a peut-être été amorcé plus tôt. Seule l’analyse de l’imposante correspondance du Réformateur genevois permettrait de le dire.

Pour finir, rendons hommage à l’excellente traduction de Marianne Enckell. Ce livre se lit aisément. Il offre de nombreuses et utiles informations difficilement accessibles, ainsi que des synthèses claires et équilibrées qui aident à découvrir une séquence rarement étudiée de l’histoire de la Réforme. À ce titre, il mérite de figurer dans toutes les bibliothèques.

 Serge Wüthrich, Studies in Religion / Sciences Religieuses, September 2013, no. 42 (3), pp.382-383

Dans la revue Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance

Comment une terre réputée pour son esprit consensuel peut-elle être nommée « Champ de bataille »? Provocation ou subtile analyse d’une réalité voilée par les siècles suivants? Le défi relevé par Michael Bruening est de taille: réécrire l’histoire du Pays de Vaud compris comme une terre de passage entre le Jura et les Alpes, soumis à la domination ou à l’influence de l’Empire, de la France, de la Savoie, de Berne et de la Confédération helvétique. Il fallait ce regard extérieur, libéré de l’historiographie traditionnelle, pour relire l’ensemble des conflits politiques qui se sont joués à propos de ce Pays, à la suite des guerres de Bourgogne (1474-1476) el de Souabe (1499), et pour percevoir l’audace des Bernois qui prirent tous les risques en occupant cette terre savoyarde en 1536 et en y imposant la Réforme. Il faudra attendre le traité de Lausanne, en 1564, pour voir cette occupation territoriale devenir véritable « possession » bernoise reconnue par la Savoie. Avec cette étude, on comprend mieux les raisons pour lesquelles l’évolution des relations entre l’Empire et la Confédération des treize Cantons, ainsi que la première (1529) puis, surtout la seconde, guerre de Kappel (1531), ont donné à Berne une suprématie qui lui a permis de renforcer sa présence à l’ouest de ses terres, c’est-à-dire sur l’axe nord-sud de l’Europe, entre Dijon et Milan; mais en même temps on en mesure toute la fragilité car cet état de fait était constamment menacé par le jeu des alliances scellées et rompues entre le roi de France et l’Empereur, chacun pouvant, à sa manière, contraindre les Bernois à se replier. Cette bataille, d’un niveau géopolitique, deviendra d’autant plus cruciale qu’elle porte en elle un conflit religieux; Berne, ayant adopté la Réforme en 1528, va l’imposer à tous ses nouveaux sujets. Le Pays de Vaud devient ainsi la terre de référence et de refuge pour tous les réformés francophones. Michael Bruening décrit avec finesse la manière dont les Bernois ont su protéger cet espace réformé face à l’évolution dramatique du protestantisme allemand après la guerre de Smalkalde (1547) et face aux menées de la France et du Pape avec l’ouverture du concile de Trente (1545).

En même temps, il dépeint avec intelligence le champ de bataille qui opposa les pasteurs bernois germanophones, tenant du réformateur Zwingli, et leurs collègues francophones marqués par la théologie de Calvin et de Viret. On mesure ainsi deux visions (ou cultures) ecclésiologiques, l’une incluant l’Eglise dans la sphère de la responsabilité du pouvoir civil, l’autre dotant l’Eglise d’une certaine autonomie par le biais de la sanction disciplinaire prononcée par le Consistoire. On prend acte que des débats théologiques, notamment sur la prédestination, la sainte cène ou l’excommunication, animent les colloques pastoraux en « Suisse romande », quitte à aviver certaines querelles, alors qu’en « Suisse allemande » seul le synode, sous le regard de l’Etat, peut se prononcer sur ces questions. Ce n’est donc pas sans raison que Berne mettra un terme à la pratique des colloques en 1549. On découvre enfin les durs et patients combats que les pasteurs du Pays de Vaud, conduits par Viret, ont menés pour faire entendre leur point de vue à Berne et comment le refus presque systématique de leurs Excellences d’accepter des propositions jugées trop calviniennes a produit la crise de 1558 et le bannissement des ténors lausannois, dont Théodore de Bèze et Pierre Viret l’année suivante. Il faudra attendre la Confession helvétique postérieure (1566) et qu’un Bullinger et un Bèze réalisent qu’il fallait sauver l’unité du protestantisme pour mettre un terme à toutes ces batailles théologiques et ecclésiologiques. Michael Bruening a ainsi relevé son défi de réécrire l’histoire du Pays de Vaud. Il permet de suivre aisément les diverses strates de ces multiples champs de conflits, avérés ou latents. Le lecteur appréciera la qualité de la traduction et sera reconnaissant à l’équipe d’historiens qui a perçu que cet ouvrage se devait d’être traduit à l’occasion du 500e anniversaire de la naissance de Pierre Viret.

Olivier Labarthe, Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 2012, pp.690-691

 Dans Évangile et liberté

Sous ce titre, l’historien américain Michael W. Bruening propose une relecture passionnante du conflit qui, entre 1528 et 1559, a opposé dans le Pays de Vaud les conceptions zwinglienne et calvinienne de la Réforme, la première représentée par Berne, la seconde par Calvin et son ami Pierre Viret. Objet du débat: très souvent le sens à donner à la célébration de la cène et par conséquent, pour Viret et Calvin, la nécessité d’une discipline ecclésiastique, avec pouvoir d’exclusion que les seigneurs de Berne refusaient absolument de concéder aux pasteurs. Bruening montre de manière parfaitement convaincante que Calvin a d’abord tenté d’influencer sur ce point et sur d’autres la Réforme suisse. N’y parvenant pas, il s’est alors tourné entièrement vers la France, donnant lieu à ce que notre auteur qualifie de « Réforme des réfugiés », tandis que la Réforme zwinglienne donnait lieu à la formation d’États-nations protestants.

Bernard Reymond, Évangile et liberté, no. 256, février 2012

Pierre Viret, réformateur retrouvé

Cinq siècles après sa naissance, Pierre Viret est réhabilité dans son rôle décisif de moteur du protestantisme en terre vaudoise. Un combat bien plus rude que la version officielle ne l’enseignait jusqu’ici.

Vous croyez que les Vaudois sont devenus protestants de bonne grâce, en vivant la réformation comme un épanouissement? Vous avez tort. Mais vous êtes pardonnés. Car cette vision angélique résulte d’une relecture de l’histoire menée par de doctes pasteurs entre le XIXe et le début du XXe siècle. A l’école ou au catéchisme, cette réinterprétation a inspiré l’enseignement d’une période où le canton trouve les fondements de son identité.

Gommé par l’histoire

De veine patriotique, l’histoire officielle vaudoise a gommé la complexité du processus de la Réformation, qui mêlait théologie, rapports entre classes sociales et géopolitique. Pasteur dès le début des années 1530, Pierre Viret en a souffert à titre posthume. Il faut dire aussi que la multitude de ses écrits forme une littérature de combat, moins résistante à l’érosion du temps que la production doctrinale du réformateur de Genève, Jean Calvin. A Lausanne, le souvenir de ce grand méconnu se réduit ainsi au nom d’une rue et d’une école privée.

La raison tient sans doute aux mésaventures endurées de son vivant. Jusqu’à son bannissement, en 1559, il s’est régulièrement retrouvé en porte-à-faux avec, sur un front, les autorités bernoises et leurs pasteurs alémaniques. Et, sur l’autre front, avec les autorités locales et ses propres paroissiens.

Enfant d’Orbe, le réformateur vaudois a pourtant exercé une influence aussi importante que son ami Jean Calvin dans le développement de la nouvelle foi en terres francophones. C’est en tout cas ce que démontrent les recherches historiques qui ont été présentées au long de l’année 2011, à l’occasion du 500e  anniversaire de la naissance de Pierre Viret, qui vécut entre 1511 et 1571.

Le mythe brisé

Du point de vue de l’histoire officielle, il y a un tournant. Il se produit entre le 1er et le 8 octobre 1536. Cette semaine est celle la Dispute de Lausanne qui, à la cathédrale, opposa 174 prêtres catholiques à des réformateurs comme Guillaume Farel, Pierre Viret ou Jean Calvin, soutenus par les autorités bernoises. Au terme de ces débats, la messe et les « images » idolâtres furent interdites. Le Pays de Vaud se serait alors laissé convertir en douceur au protestantisme. La transformation des esprits aurait été opérée avec une tolérance remarquable, les réformateurs permettant aux catholiques de coexister à leurs côtés dans les quelques bailliages que Berne et Fribourg se partageaient. Eh bien, non! Et il faut que cela soit un historien américain qui le dise, dans un livre paru cet automne dans sa version française sous un titre explicite: Le premier champ de bataille du calvinisme. Professeur à l’Université de science et de technologie du Missouri, Michael Bruening l’assure: « En fait, les luttes religieuses furent acharnées dans le Pays de Vaud. »

L’affrontement s’amorce en 1528, lorsque Leurs Excellences de Berne adoptent en leur cité la foi nouvelle et propagent alentour des prédicateurs pour faire des prosélytes.

Sur deux fronts

Selon Michael Bruening, il faudra attendre les années 1560 pour que se relâchent les tensions politiques liées au facteur confessionnel. 1564: avec la signature du traité de Lausanne, le très catholique duc de Savoie renonce définitivement à revendiquer sa suzeraineté sur Genève et le Pays de Vaud. 1566: la Confession helvétique postérieure donne un même socle théologique aux différentes Eglises réformées de la Confédération (« postérieure » parce qu’un premier accord, conclu à Bâle en 1536, rassemblait les cantons réformés alémaniques).

Pendant les trente précédentes années, les Bernois s’étaient servis de la foi protestante pour renforcer leur autorité sur le Pays de Vaud et se prémunir contre la menace très réelle d’un retour d’influence des Savoyards. Mais, immédiatement après la Dispute de Lausanne, des conflits doctrinaux étaient rapidement apparus entre les pasteurs francophones et leurs homologues alémaniques.

Le corps politique du Christ

Inspirés par le pragmatisme du Zurichois Huldrych Zwingli, les pasteurs d’outre-Sarine s’accommodaient des impératifs de leur souverain. Au contraire, les réformés emmenés par Viret, Farel et Calvin n’ont cessé d’argumenter en faveur d’une Eglise émancipée du pouvoir séculier.

Michael Bruening assure que l’identité calviniste s’est forgée dans le feu de cet antagonisme. Pour Berne et ses pasteurs zwingliens, la communion de la Cène était de nature symbolique. Mais, pour Pierre Viret et les pasteurs français qui l’environnaient, c’était le vrai corps et le vrai sang du Christ qui étaient présentés aux fidèles. Et aux « infidèles » aussi, qui, malgré leur attachement à l’ancienne foi, suivaient les cultes pour s’éviter des ennuis avec l’autorité. Du point de vue des calvinistes, ces faux-semblants souillaient l’Eucharistie. Aussi prônaient-ils une « discipline ecclésiale », qui impliquait des consistoires habilités à excommunier les mauvais paroissiens.

Lausanne saignée

Pour les Bernois, cette revendication d’indépendance était politique, et donc inacceptable. Au fil d’épisodes tumultueux, l’affaire dégénéra jusqu’au bannissement de Pierre Viret, en 1559, qui s’en alla avec les professeurs et les étudiants de l’Académie qu’il avait contribué à mettre en place dès 1537. Un millier de personnes auraient alors quitté Lausanne, qui comptait entre 6000 et 7000 habitants. Conclusion de Michael Bruening: « La chute du calvinisme dans le Pays de Vaud insuffla une nouvelle vie au mouvement à Genève, qui devint enfin le centre incontesté de la Réforme dans l’Europe de langue française. » En 1559 déjà, une académie s’ouvrait au bout du Léman. Et Pierre Viret gagna dès 1561 le sud de la France, où il poursuivit son œuvre. Les Vaudois purent alors l’oublier, comme ils oublièrent le rayonnement qu’il leur avait donné.

Daniel Audetat, 24 Heures, 30 décembre 2011

 Un calvinisme si vaudois

Un historien américain offre une nouvelle vision de l’histoire de la Réforme en terres romandes. Dans le rôle principal, le Pays de Vaud, qui a été le premier champ de bataille

A n’en pas douter, c’est un livre important, qui vient briser bien des idées reçues à propos de la Réforme en terres francophones. Et cela alors que se termine le 500e anniversaire de la naissance du réformateur vaudois Pierre Viret. C’est peu dire que l’historien américain Michael W. Bruening remet l’église au milieu du village. Comme le remar­que son homologue vaudoise Danièle Tosato-Rigo dans la préface de cet ouvrage publié en anglais en 2005 et traduit pour la première fois en français, celui-ci bouleverse « une historiographie ancienne vaudoiso-centrée et confessionnellement non neutre ».

On y apprend que le calvinisme est né, non pas à Genève, mais dans le Pays de Vaud. Dans cette région, il ne s’est pas imposé paisiblement, comme on le croyait, mais dans le bruit et la fureur. Les luttes religieuses qui se sont déroulées en terres vaudoises, loin de se limiter à une querelle entre Berne et ses nouveaux sujets, eurent une influence déterminante sur le destin du calvinisme en Europe.

On découvre aussi qu’une véritable guerre culturelle a eu lieu entre protestants francophones et alémaniques, et que Vaud est le territoire qui a vu se heurter la Réforme allemande et la Réforme française. Bref, sous la plume de Michael W. Bruening, le Pays de Vaud, souvent négligé dans les travaux internationaux consacrés à la Réforme, prend une dimension inédite et cruciale.

C’est dans l’opposition au zwinglianisme bernois et dans la lutte contre la forte résistance du catholicisme au sein de la population que se sont forgés les aspects spécifiques du calvinisme. Michael W. Bruening établit l’importance des liens entre Calvin et le Pays de Vaud, et insiste beaucoup sur la bataille qui a déchiré les pasteurs calvinistes de langue française et les pasteurs et magistrats bernois zwingliens.

Calvin ne menait pas le même combat que Zwingli et son successeur, Henri Bullinger. Il se démarquait sur les questions de la prédestination, de la cène et de la discipline ecclésiastique, et voulait à tout prix faire adopter sa vision par les Bernois et les catholiques. Les calvinistes ont ainsi livré deux grandes batailles dans le Pays de Vaud: la première pour amener la population à la foi protestante, la seconde pour imposer leur suprématie théologique.

Trois forces sont en présence au début de la Réforme. Tout d’abord, la Ville et République de Berne, qui s’empara du Pays de Vaud en 1536. Ensuite, Charles  III, le duc de Savoie, catholique, qui menaçait de reprendre la région, restée profondément attachée à sa religion d’origine. Entre 1536 et 1564, il semblait d’ailleurs plausible que le duché de Savoie, voire l’Empire, s’empare de la région. Enfin, les pasteurs français d’obédience calviniste réfugiés dans le Pays de Vaud. Théoriquement, ces derniers étaient les alliés des Bernois, mais ils s’opposaient à leurs méthodes.

Pour comprendre la Réforme dans le Pays de Vaud, il faut d’abord saisir ce qui se passait à Berne. « La ville de Berne est la grande oubliée de la Réforme », écrit Michael W. Bruening. Car malgré l’absence d’un grand réformateur, elle fut l’une des principales puissances protestantes en Europe centrale. Au début des années 1530, deux camps théologiques s’affrontent à Berne. Les luthériens, qui offrent la possibilité de conclure une alliance avec la ligue de Smalkalde – l’union militaire des princes protestants d’Allemagne du Nord – et de combattre une éventuelle invasion de l’Empire romain germanique destinée à reconquérir la Savoie. Et les zwingliens, dont le pragmatisme politique convenait mieux aux Bernois qui voulaient consolider le contrôle des instances politiques sur la population et la religion.

Le courant zwinglien devint dominant en 1548, après d’âpres batailles théologiques. D’ailleurs, selon l’auteur, Zwingli, et non Calvin, fut la clé de la Réforme en Suisse. Zwingli voulait faire coopérer l’Eglise et l’Etat et plaçait l’essentiel de l’autorité ecclésiastique dans les mains du magistrat. Pour Calvin, l’Eglise devait avoir une juridiction indépendante de l’Etat, et le pouvoir d’excommunier ceux qui n’adhéraient pas totalement à la Réforme, deux principes que refusaient les Bernois. Le conflit était inévitable.

La question de la Réforme s’est posée dans le Pays de Vaud uniquement à cause de la conquête bernoise. La cause évangélique rencontrait peu de succès sur ces terres francophones, où le catholicisme était bien implanté. De 1530 à 1533, Guillaume Farel avait arpenté les terres vaudoises, et utilisé des méthodes agressives et violentes pour implanter la nouvelle foi. Il s’était notamment attaqué à la messe, verbalement et physiquement. Sur les 154 paroisses que comptait le Pays de Vaud avant 1536, seules 12 accueillaient une communauté évangélique. La destruction des images se fit de manière illégale et clandestinement. Les évangéliques s’en prirent surtout aux autels et aux crucifix.

Les chanoines du chapitre cathédral, riches et au pouvoir étendu, et le clergé régulier furent les opposants les plus féroces à la Réforme. La résistance s’organisa d’abord dans les quatre mandements d’Aigle, Ollon, Bex et les Ormonts, où Berne finit par imposer l’abolition de la messe au bout d’un an. Entre la conquête de Vaud et la dispute de Lausanne, les catholiques, auxquels Berne avait pourtant octroyé la liberté de culte, s’opposèrent au prêche des ministres évangéliques. Cette résistance fut considérée par Berne comme une menace contre son autorité politique. Le passage au protestantisme se fit donc par décret du gouvernement, à l’automne 1536. Mais la Réforme continua à susciter de fortes résistances pendant de longues années.

Le livre de Michael W. Bruening donne à Calvin une place prépondérante dans l’histoire de la Réforme vaudoise. Calvin rêvait d’une Eglise protestante francophone unifiée, c’est pourquoi le Pays de Vaud était si important pour lui. L’Académie de Lausanne, créée en 1537, fut d’ailleurs le centre intellectuel de l’Eglise réformée francophone dans les années 1540 et 1550. Elle joua un rôle important dans les débats avec Berne sur la doctrine et la discipline ecclésiastique. Vaud a été, avec Genève, le centre du calvinisme durant ces années.

Entre 1542 et 1549, Calvin travailla donc en contact étroit avec Viret pour établir une Eglise réformée dans le Pays de Vaud, et avec les Bernois et les Zurichois pour parvenir à l’unité entre les Eglises protestantes. La défaite de la ligue de Smalkalde face à Charles Quint laissait en effet penser que le luthéranisme était mort, et que le seul espoir d’une victoire de la Réforme en Europe résidait dans la Confédération helvétique. L’occasion se présentait d’une nécessité de l’unité des cantons protestants avec Genève.

A Berne, les efforts d’unité des zwingliens avec les luthériens échouèrent, en partie à cause de la duplicité de Martin Bucer, le réformateur de Strasbourg. Or, les Bernois associaient Calvin à Bucer, car les deux hommes étaient liés d’amitié. Ce qui explique en partie pourquoi ils se méfiaient viscéralement du calvinisme. Les Bernois considéraient que les calvinistes menaçaient leur autorité en réclamant une instance juridique ecclésiastique apte à excommunier, indépendante de l’Etat. En 1550, les différences entre les cantons protestants étaient encore plus marquées.

Dans le Pays de Vaud, les luttes religieuses allaient aussi bon train. En 1547, un fossé s’ouvrit entre les pasteurs vaudois, qui se divisaient en partisans d’André Zébédée, adepte de Zwingli, et partisans de Viret. Dans un traité, Viret s’en prit aux magistrats bernois et aux pasteurs zwingliens. Il prônait la limitation du rôle de l’Etat dans les affaires de l’Eglise, défendait la théologie calviniste de la cène et de l’autorité ecclésiastique, et s’emportait contre l’interdiction de la pratique de l’excommunication, seule à même de purifier l’Eglise de ses éléments nocifs. Zébédée s’opposa à lui, et le dénonça à Berne. Le pastorat vaudois resta divisé entre les partisans zwingliens d’André Zébédée et ceux de Calvin et de Viret.

Le Consensus Tigurinus – l’accord passé à Zurich entre Calvin et Bullinger sur la cène pour tenter de mettre d’accord les cantons protestants – resta lettre morte. Les Bernois ne s’y associèrent qu’en 1551, alors que l’occasion d’unifier les protestants suisses était passée. Le consensus ne rapprocha que Genève et Zurich.

Sur le plan international, entre 1540 et 1549, la diplomatie calviniste échoua à obtenir les soutiens nécessaires. Le mouvement calviniste devint ainsi une Réforme de réfugiés. Une série d’événements contraignit Calvin à modifier sa conception de la Réforme. Ses efforts pour persuader Berne et Zurich de faire alliance avec la couronne de France n’aboutirent pas. Il perdit l’espoir que le roi Henri II fasse cesser les persécutions contre les évangéliques.

Un conflit éclata à la suite du Consensus Tigurinus. Les tensions entre Calvin et les Suisses zwingliens s’intensifièrent. Calvin perdit son espoir d’une réforme unifiée quand Viret et les ministres lausannois échouèrent à convaincre les Bernois d’adopter la discipline ecclésiastique calviniste. En conséquence, Calvin se désintéressa de la Confédération.

Le calvinisme s’effondra dans le canton de Vaud à la fin des années 1550. En 1549 se produisit un triple désastre: l’échec de la ratification du Consensus Tigurinus, l’échec de l’alliance avec la France et l’abrogation par Berne des colloques hebdomadaires de Lausanne, durant lesquels les pasteurs discutaient de doctrine et de discipline. L’accent mis par les calvinistes sur la discipline ecclésiastique, avec la revendication du droit d’excommunier, résultait de l’impression que la Réforme ne fonctionnait pas en pays vaudois.

Dans les années 1550, la résistance catholique se poursuivait. Or les pasteurs calvinistes ne voulaient pas administrer la cène à ceux qui résistaient à la Réforme. En 1558, Viret et ses collègues tentèrent de retarder la cène de Noël. Les autorités bernoises décidèrent de les bannir. « Leur départ marqua l’effondrement du calvinisme dans le canton de Vaud », remarque l’auteur. Les pasteurs bannis de Lausanne partirent pour Genève, puis pour la France.

L’affaire Bolsec, du nom d’un ancien moine converti au protestantisme et banni de Genève pour avoir critiqué la doctrine de la double prédestination, envenima définitivement les rapports entre Calvin et Berne. Le Réformateur fut accusé d’avoir une influence néfaste dans le Pays de Vaud. Calvin s’en défendit, mais les Bernois continuèrent à développer l’odium Calvini – la haine de Calvin.

Réfugié à Berne, Bolsec agita les esprits contre Calvin. Genève s’en plaignit auprès de Berne, qui riposta en critiquant la théologie et les pratiques des pasteurs vaudois. Pour finir, tout ce qui incarnait le calvinisme fut banni des terres bernoises. Les magistrats interdirent de prêcher sur la prédestination et de prendre la cène selon le rite calviniste.

L’affaire Bolsec se solda en 1555 par une rupture théologique entre Berne et Genève. Le calvinisme allait désormais se déployer en direction de la France.

Patricia Briel, Le Temps, 9 décembre 2011

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Heureuse surprise à mon arrivée en Suisse: j’ai trouvé dans mon courrier deux volumes consacrés à la Réforme imposée par les Bernois aux Vaudois en 1536. Le prétexte? Le 500e anniversaire de la naissance de Pierre Viret à Orbe, petite cité du pied du Jura. Les livres? Un numéro spécial de la Revue historique vaudoise dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’a pas brillé jusqu’à ce jour pour éclaircir les mystères liés à la Réforme. Et une étude due à un universitaire américain Michael W. Bruening, Le premier champ de bataille du calvinisme. Conflits et réforme dans le Pays de Vaud, 1528-1559. Tous deux sont édités par les Editions Antipodes à Lausanne.

Enseignant dans une université du Missouri d’où la vue sur le Léman et les Alpes est des plus réduites ce qui lui enlève cette perception accidentée des paysages et de l’histoire en quelque sorte innée chez les Alpins, Bruening, suivant en cela l’exemple de Robert Paxton révélant aux Français les dessous de l’occupation allemande, jette une lumière crue sur ce que fut l’imposition du protestantisme aux Vaudois par les conquérants bernois. Il se trouve que j’ai accompli l’essentiel de ma scolarité dans le canton de Vaud et que j’ai même passé une licence en histoire à Lausanne, qu’ensuite j’ai enseigné cette discipline dans divers collèges, sans jamais avoir pu comprendre comment cette affaire s’était passée. Les habitants du pays étaient censés avoir tourné casaque du jour au lendemain sur injonction de la puissance bernoise. Or le simple bon sens enseigne que pour qu’un peuple, même petit, même bonasse, change de religion il faut plus qu’un coup de baguette magique, aussi enchanteur soit-il.

Il y a quelques années, faisant une recherche sur l’histoire de cette période en Valais, j’avais découvert que ce vieux pays que l’on donnait comme catholique depuis saint Théodule avait été gouverné par des patriciens protestants pendant plusieurs décennies (voir: Gérard Delaloye,  L’Evêque, la Réforme et les Valaisans, Cahiers du Musée d’histoire du Valais n° 9, Ed. Hier+Jetzt, Baden, 2009). Convaincu que l’inverse avait dû se produire dans le Pays de Vaud, je fis quelques sondages pour en avoir le cœur net. Sans succès. Bruening lève enfin un coin du voile.

Contrairement à l’imagerie répandue par Leurs Excellences bernoises et leurs suppôts vaudois, le catholicisme loin d’être renversé en un jour de l’automne 1536 subsista sous diverses formes pendant des années. Nombre de prêtres persistèrent à dire la messe et à administrer les sacrements. Les gens ne se gênaient pas pour aller se rendre chez leurs voisins papistes pour assister aux offices. Bref, pendant quelques décennies, nombre de Vaudois protestants face à leurs baillis restèrent catholiques en leur cœur.

Il y a plus compliqué encore. La conception évangélique défendue par les réformateurs francophones, les Viret, Farel, Calvin et autres ne s’accordait ni sur le plan théologique, ni sur le plan politique avec les vues des patriciens bernois qui privilégiaient avant tout la bonne marche de leur Etat. Pour les bourgeois de Berne, la religion n’était qu’un instrument au service de l’Etat et ils tenaient à en conserver le contrôle. (Bruening ose la comparaison avec le césaro-papisme.) Les réformateurs quant à eux, imbus de leur mission divine prétendaient régenter l’ensemble de la vie sociale et tenaient à marquer leur pouvoir en acceptant trois fois par année à la Cène qui leur semblait dignes de communier en Christ. Cette divergence finit par provoquer une violente crise en 1559, Viret étant emprisonné, puis destitué et expulsé vers Genève. Mais il ne partit pas seul: plusieurs centaines de pasteurs, d’étudiants et de fidèles le suivirent qui donnèrent ensuite une forte impulsion à l’évangélisme français.

Bruening met aussi en évidence la sourde attente de nombreux Vaudois qui espéraient la fin de l’occupation bernoise et le retour du Pays de Vaud, du Pays de Gex et du Chablais au duc de Savoie. Mais Berne était alors une puissance comptant en Europe et le retour en force du duc de Savoie en 1559 (Traité de Cateau-Cambrésis) ne fut pas suffisant pour arracher aux Bernois toutes les anciennes conquêtes. S’ils perdirent Gex et le Chablais, ils conservèrent le Pays de Vaud, ruinant définitivement les espoirs catholiques (Traité de Lausanne, 1564).

Aux côtés de Bruening, les divers contributeurs du numéro spécial de Revue historique vaudoise ouvrent aussi des pistes de recherches qui devront être suivies et approfondies. Une chose est désormais certaine: l’historiographie vaudoise ne pourra plus éviter ce sujet.

Gérard Delaloye, Carrefour est-ouest, 1er décembre 2011

Un Américain raconte l’échec de Calvin dans le Pays de Vaud

Dans un livre remarquable et agréable à lire, Michael W. Bruening se penche sur la Réforme dans un pays annexé par Berne. Calvin doit affronter Luther et Zwingli.

Je ne sais pas si vous êtes au courant, tant la chose reste discrète. Le canton de Vaud célèbre en 2011 les 500 ans de la naissance de Pierre Viret. L’homme a beau être autochtone, alors que le réformateur reste en principe un produit d’importation. Les festivités n’atteignent de loin pas l’ampleur de celles réservées en 2009 par Genève à Jean Calvin. Il faut dire que la carrière de Viret a mal fini. Brouillé avec les autorités bernoises, l’homme a dû s’exiler en France, où ce natif d’Orbe est mort en 1571…

Aussi est-ce avec intérêt que l’amateur découvre Le premier champ de bataille du calvinisme de Michael W. Bruening. L’auteur est Américain, ce qui lui confère la distance voulue. Cet universitaire de Saint-Louis (la ville de « Saint Louis Blues ») possède en plus le langage clair et simple des Anglo-Saxons. Son livre se lit comme un roman. A part le sexe, il recèle d’ailleurs toutes les péripéties d’un récit d’aventures. Il y a de la surprise. Du pouvoir. De l’ambition. Et bien sûr des conflits…

Annexion illégale

« L’absence de travaux récents sur le Pays de Vaud peut susciter des impressions erronées », écrit page 28 notre Américain. « D’une part, l’influence de Calvin semble avoir sauté des centaines de kilomètres, de Genève jusqu’à des villes françaises comme Paris, La Rochelle ou Montauban, mais ne pas s’être exercée sur la région vaudoise voisine. D’autre part, on risque de considérer Vaud comme un vaste faubourg de Genève, sans guère d’importance. »

Que s’est-il donc passé? Le 10 août 1535, minée depuis plusieurs années par les évangélistes, Genève adopte la Réforme. Dire qu’il y a eu la belle unanimité décrite ensuite semble abusif. L’année suivante, Berne, qui constitue alors une puissance, fait la guerre à la Savoie. Celle-ci prend une pâtée monstrueuse. Elle menace de disparaître de la carte. Les Bernois annexent le Pays de Vaud et le Chablais.

Pas de réformateur bernois

Reste que, légalement, ils n’en ont pas le droit. C’est leur territoire palestinien avant la lettre. S’ils poussent à l’adoption de la Réforme, devenue chez eux la règle, ils promettent au départ la liberté religieuse. Sans intention de tenir, bien sûr. Reste que le peuple aime ses saints, que le clergé catholique n’entend pas se faire expulser et que la petite noblesse reste du côté des Savoie, ses suzerains. Il faut aux nouveaux maîtres de l’autorité.

Or Calvin, venu, puis revenu à Genève, risque bien de la saper, cette autorité! Il faut dire que Berne ne possède pas de grand théologien. La pensée s’y partage (non sans mal) entre les doctrines de Luther et de Zwingli, ce dernier étant déjà décédé. Or Genève était parvenue à conforter son indépendance tandis que Vaud perdait la sienne. Il y avait d’un côté une République, de l’autre une colonie, style Congo belge. Jean Calvin voit donc là un terrain idéal pour répandre sa bonne parole.

Viret expulsé

Tendus, ses rapports avec Berne finissent par devenir détestable. Pierre Viret passe aux yeux des conquérants pour sa créature. L’Académie de Lausanne, fondée en 1537, était certes bien partie. Mais un coup d’éclat final ira jusqu’à mettre son existence en péril. Les principaux professeurs émigrent à Genève, où Calvin vient comme par hasard de fonder son université en 1559. Inutile de dire que les différends, qui sont aussi des questions de pouvoir, portent sur des points qui nous laisseraient aujourd’hui froids. Mais que n’a-t-on pas pu gloser sur la double prédestination…

En 1564, la situation apparaît toute nouvelle. Calvin meurt. Les déceptions vaudoises l’ont poussé à s’intéresser à la France. Cette dernière est entrée dans les guerres de Religion. Les Bernois, qui trahiront régulièrement les Genevois, signent en 1564 également un traité avec le duc de Savoie. Le marché est moins mauvais (pour eux, évidemment!) qu’il ne peut sembler. Ils restituent à la grande peur de Genève le Chablais, qui se verra « recatholicisé » en deux générations, contre la souveraineté complète et définitive sur le Pays de Vaud. Autant dire qu’ils y sont maintenant chez eux. Et sans calvinisme pour leur causer des problèmes!

Des gens à découvrir

Tout cela est raconté avec maestria, sur un ton presque sautillant. Sorti en 2005, mais traduit pour l’anniversaire Viret de 2011, l’ouvrage fera découvrir au public plein de faits peu connus et des gens dont on ne parle guère. Le lecteur découvrira ainsi Wolfgang Capiton (au nom admirable) ou André Zébédée. Il saura aussi tout sur l’affaire Jérôme Bolseq, qui faillit devenir, à Genève en 1551, une première « affaire Michel Servet »… Il s’en passait des choses, au XVIe siècle!

 Étienne Dumont, Tribune de Genève, 17.10.2011