La librairie, un univers en mutation

Dans sa monographie parue aux Editions Antipodes sous le titre « La librairie, un univers en mutation : histoire de la librairie Payot (1877-1986), Carine Corajoud nous dévoile tout un pan de l’histoire culturelle et commerciale de la Suisse romande en retraçant l’essor et les mutations de cette enseigne de librairie. Sur la base des archives privées et aussi d’entretiens réalisés avec d’anciens employés de Payot, C. Corajoud analyse aussi bien les évolutions concernant les transformations des divers points de vente Payot en Suisse que les techniques de vente, sans oublier le versant éditorial. Car Payot n’a pas été qu’une librairie, mais aussi une maison d’édition. Ces Editions Payot s’étaient spécialisées dans la publication d’ouvrages scolaires, académiques et techniques et publiaient aussi des ouvrages de littérature et des textes relevant du genre documentaire. Dans les années 1940-1950, les Editions Payot occupaient le créneau des ouvrages de vulgarisation illustrés, avec notamment deux collections en format poche consacrées aux sciences naturelles et aux arts plastiques et décoratifs. Dans les années 1960, les Editions Payot, soucieuses de réaffirmer leur statut d’acteur culturel, réinvestissent la littérature en publiant des littérateurs suisses. Leur catalogue s’ouvre notamment à Jacques Chessex, Philippe Jaccottet ou Corinna Bille.
A partir des années 1950, les techniques de vente sont bouleversées dans les librairies par l’essor du libre-service. Aujourd’hui, il nous semble tout naturel de pouvoir déambuler dans les librairies Payot et nous saisir des livres qui attirent notre attention sans forcément devoir passer par l’intermédiaire du libraire, mais il n’en a pas toujours été ainsi comme le révèle l’ancien gérant de Payot-Berne : « Je suis arrivé comme gérant à Berne en 1958, il n’y avait aucune paroi directement accessible au public. Il y avait des livres jusqu’au plafond, le magasin était haut, il y avait une tringle tout le long, il y avait une échelle et c’est le libraire qui montait chercher. Il allait s’informer auprès du client de ce qu’il voulait, quitte à remettre le livre après. […] La nouveauté était de permettre au client d’arriver au livre. »
Mais le libre-service n’implique pas que la clientèle soit laissée à elle-même. L’exemple de la modernisation de la succursale Payot de Neuchâtel entre 1961 et 1967 laisse apparaître un espace scindé en trois zones répondant à des techniques de vente différentes. Dans la zone dite d’appel, placée à l’entrée et aménagée avec des tables, ce sont les nouveautés qui sont exposées afin d’attirer la clientèle dans la librairie. C’est là notamment qu’on exposait dès le lendemain les livres dont Bernard Pivot avait parlé la veille dans son émission « Apostrophes ». Ensuite, le client pénètre dans une zone dite de choix constituée de rayons où il se met en quête d’un livre sans avoir préalablement de titre précis en tête. Finalement, le client arrive dans la zone dite de besoin, celle où il sait exactement l’ouvrage qu’il vient chercher. C’est notamment dans cette zone qu’on propose les ouvrages spécialisés destinés aux professionnels et aux étudiants. Toute cette structuration de l’espace mûrement pensée a pour fonction de créer un trajet et de provoquer des achats d’impulsion en traversant ces deux zones où le client n’avait pas forcément l’intention de trouver un livre avant d’entrer dans la librairie.
A lire cette monographie consacrée à la saga Payot, on songe avec nostalgie aux émissions littéraires d’antan telles « Apostrophes » qui transmettait aux téléspectateurs le virus bienfaisant de la lecture et les poussait à franchir les portes des librairies en masse. A quand une véritable et captivante émission consacrée aux livres sur la RTS ?