Femmes sous surveillance

Quelques mots sans fard sur la condition des femmes

Logoz Camille (traduction), von Roten Iris,

ISBN: 978-2-88901-200-8, 2021, 448 pages, 32€

Figure intellectuelle majeure en Suisse alémanique, Iris von Roten et son ouvrage phare, Frauen im Laufgitter (littéralement « femmes dans un parc à bébé ») restent méconnus du public francophone. Cette traduction inédite accompagne les célébrations du cinquantenaire du droit de vote des femmes organisées partout en Suisse cette année 2021.

Format Imprimé - 40,00 CHF

Description

Vie professionnelle, amour et sexualité, charge maternelle, travail domestique, droits politiques: voilà les principaux sujets auxquels Iris von Roten (1917-1990), intellectuelle suisse du XXe siècle, consacre sa vaste fresque de «la condition des femmes» à son époque. Loin de se limiter au combat pour le suffrage féminin, cette avocate et journaliste tenait à exposer l’aspect systémique de l’oppression des femmes. Par sa véhémence et son intransigeance, elle s’est attiré les foudres aussi bien des représentants de la domination masculine que des groupes féministes de son époque. Dans une langue aussi furieuse que grinçante, son livre fait l’état des lieux des droits des femmes, dépeint les humiliations et les luttes du quotidien, et imagine une société épanouissante et égalitaire.
En livrant une étude approfondie des rapports de domination, Femmes sous surveillance renseigne autant sur les mécanismes d’hier que sur les problématiques contemporaines. Par sa véhémence et sa radicalité, ce manifeste nourrit la pensée féministe et apporte une contribution significative aux questions et combats d’aujourd’hui. Paru en 1958, cet ouvrage a d’abord fait scandale avant de sombrer dans l’oubli pendant quelques décennies. Cette première traduction française, réalisée par Camille Logoz, est une façon de rendre honneur à cette figure incontournable de l’histoire des idées en Suisse. C’est surtout l’occasion de se confronter à ses arguments puissants, sa réflexion complexe et sa parole percutante.

Presse

La traductrice Camille Logoz évoque Femmes sous surveillance dans le cadre du festival de traduction Aller Retour: voir la vidéo.

Podcast Texture, interview de Camille Logoz. Vers l’interview

Le portrait d’Iris von Roten par Camille Logoz, sur les Radios Régionales. Extraits

Camille Logoz, en compagnie de Stéphane Goël, Joëlle Moret, Sarah Kiani. Moderation par Maya Dougoud. Vers l’événement organisé par CH2021

Femmes sous surveillance: un ouvrage à (re)découvrir en français

Vous ne parlez pas assez bien allemand pour pouvoir lire et apprécier à sa juste nuance le ton acerbe, un brin satirique d’Iris von Roten ? Voilà une bonne nouvelle pour vous : paru en 1958 et jamais traduit jusqu’à présent, Femmes sous surveillance, de son titre original Frauen im Laufgitter (Laufgitter étant un parc à barreaux pour bébés) vient d’être publié aux éditions Antipodes. Traduit par Camille Logoz, cet essai est le reflet d’une pensée mûrement réfléchie, d’une femme en colère au ton radical et sans concession. Convaincue par un idéal d’égalité ferme et rejetant l’idée «d’égalité dans la différence», Von Roten dresse un portrait de la société patriarcale dans laquelle elle évolue. C’est en particulier la pseudo-différence entre femmes et hommes que l’autrice se charge d’analyser et de déconstruire.

Considérée comme une menace pour les hommes, abandonnée par ses paires féministes, décriée et moquée avant d’être réhabilitée des dizaines d’années plus tard, Iris von Roten est une féministe avant-gardiste pour la Suisse des années 1950 et son œuvre est aujourd’hui devenue un classique incontournable du féminisme helvétique.

Dans cet ouvrage, Iris von Roten décortique sous toutes leurs coutures les rapports de domination patriarcaux. Elle traite de la division genrée du travail, des inégalités salariales basées sur des stéréotypes et des prétextes qu’elle s’assure de remettre en cause. Elle expose sa vision d’une société égalitaire, résolument féministe dans laquelle les femmes et les hommes élèvent les enfants ensemble, pourvoient tous deux matériellement au foyer et se répartissent la charge mentale.

L’autrice parle sans tabou de la sphère intime, qui est éminemment politique. Elle aborde notamment la sexualité des femmes, la thématique des menstruations, celle du harcèlement, du mariage patriarcal en tant qu’outil de soumission ultime et d’aliénation des femmes ou encore de la maternité, parfois non souhaitée. Finalement, l’écrivaine décrit le système démocratique suisse des années 1950 en considérant la présence de femmes dans les sphères de pouvoir comme un moyen permettant leur libération de l’asservissement de la démocratie masculine.
Iris von Roten décrit parfaitement le système patriarcal de domination de son époque et ridiculise les mythes autour de la féminité et des différences entre femmes et hommes. Elle se détache d’une pensée essentialiste de la condition féminine tout en étant plus radicale que les féministes suffragistes de son époque en revendiquant, non seulement le droit de vote, mais aussi un changement complet de paradigme social en soutenant une égalité totale.

En 1990, dans son tout dernier entretien avant son décès, l’autrice raconte avoir voulu «ouvrir une brèche» avec cet ouvrage, elle l’a fait, résolument, et continuera de le faire grâce à l’excellent travail de traduction de Camille Logoz.

Article d’Elodie Wehrli dans Pages de gauche, n°188, Été 2023.

Parution d’un article de Annette Zimmermann, dans le journal espaces.

L’auteure

Iris von Roten (1917-1990) s’est illustrée dès sa jeunesse par son originalité et son engagement pour les causes féministes. Née à Bâle, elle fit ses études de droit à Berne, Genève et Zurich, et devint ensuite journaliste, assumant la ligne éditoriale de l’Alliance des sociétés féminines suisses. Mais ses idées révolutionnaires choquèrent les douces féministes qui restaient très timorées et attendaient le bon vouloir des hommes suisses pour obtenir les droits politiques. Quand les «mots sans fard sur la condition des femmes» furent publiés, ils firent l’effet d’une bombe ! La jeune autrice fut fort malmenée dans tous les medias, et même conspuée lors du carnaval de Bâle. Désormais bannie des maisons d’édition, Iris von Roten se retira de la vie publique. Aujourd’hui, les éditions Antipodes publient la première traduction de son livre, ouvrage extrêmement fouillé, basé sur de nombreuses sources permettant de mieux comprendre la vie des Suissesses au XXème siècle.

Les travailleuses

Une partie importante de l’ouvrage est consacrée à la description des métiers exercés par les femmes. La plume acérée d’ Iris von Roten ne manque pas d’insister sur les difficultés que rencontrent les travailleuses : «Le travail des femmes» se distingue par trois tares. Il est généralement peu enviable, mal payé et forcément lié au «célibat» , ce qui signifie : ce sont en réalité moins les femmes que les demoiselles qui travaillent.

Une visionnaire

Une autre dimension de la vie des femmes préoccupe Iris von Roten : c’est celle de l’épanouissement individuel, lié à l’amour et à la sexualité. Dans les chapitres de son ouvrage «Le lot de la femme en amour et ses aléas», elle critique la conception patriarcale du mariage traditionnel et pose clairement la question de la nécessité de la contraception. Elle s’insurge également contre les corvées ménagères (lot unique des femmes au foyer) et plaide déjà pour la mise en place de crèches et jardins d’enfants. «Qui a dit que les crèches et garderies devaient être rassemblées sous la coupe de l’Etat et qu’ils devaient prendre l’allure ringarde d’un orphelinat du siècle dernier ?» Le style d’iris von Roten ne laisse personne indifférent : elle sait entrelacer cas concrets, exemples parfois désopilants, argumentaire sans faille. Ses mots sont forts, percutants, son désir de changement affleure à chaque page. Une lecture revigorante, qui annonce les mouvements féministes actuels!

Article d’Annette Zimmermann, dans le journal espaces de l’AVIVO; n° du 6 juin 2022 – 38ème année.

Parution d’une chronique de Pauline Milani dans Les Cahiers AÉHMO, N°38 (2022)

Iris von Roten et Femmes sous surveillance
Une dénonciation de l’antiféminisme

Article_Aehmo_38_Une-denonciation-de-l-anti-feminisme

Wonder von Roten

Annette Hug liest einen Klassiker anders

«Laufgitter» ist ein sehr deutscher Begriff. Auf Französisch heisst das Gerat einfach «parc», was hübsch ist: Aus Sicht des krabbelnden Wesens ist der Weg vom einen· zum andern Ende anstrengend, Monster und Tiere liegen da herum und Klingelzeug. An einen solchen Freizeitpark dachte Iris von Roten nicht, als sie 1958 «Frauen im Laufgitter» veröffentliche. Vergangenes Jahr erschien zum ersten Mal eine französische Übersetzung des Buchs, das damals ein Skandal war. Mit dem Titel, den der Verlag und die Übersetzerin Camille Logoz gewählt haben, entkommt es dem Kinderzimmer und dem verniedlichenden Deutschschweizer Duktus. Den stellt Iris von Roten in satirischen Salven aus, sie wiederholt ihn aber auch ständig.
«Femmes sous surveillance» (Frauen unter Aufsicht) heisst das Buch jetzt auf Französisch, und so stand es vor einer Woche in Brüssel zur Diskussion. Da gerieten die Verkleinerungsformen in einen ganz neuen Strudel. Als «Fräuleinberufe» hat Iris von Roten Tätigkeiten bezeichnet, die Frauen früher nur bis zur Heirat ausüben durften, und auch das nur «am Rand, nur auf der Kante». Zu schlechtem Lohn. In einer Wirtschaftskrise war auch das vorbei und der Fräulein- wurde zum Herrleinberuf, «nein <Männerberuf>», schrieb Iris von Roten, «denn mit dieser Wendung batte man natürlich auch die Ebene des Diminutivs verlassen». Bei Camille Logoz wird aus dem Herrlein ein «damoiseau», worin ich zuerst ein Schachtelwort aus «demoiselle» und irgendeinem Maskulinum vermutete. Laut Wörterbuch heisst «damoiseau» aber einfach «Knappe», wobei der damenhafte Anfang ein leicht nonbinäres Flimmern erzeugt – eine willkommene Verfremdung der sprachlichen Umgebung, in der das Fräulein hockt. Umso mehr, als die Übersetzung von Camille Logoz an einem Festival in Belgien neben Essays von Gloria Steinem stand, die Mona de Pracontal zum ersten Mal ins Französische übersetzt hat. Gloria Steinem hat 1972 das Magazin «Ms.» mitbegründet, die bekannteste feministische Zeitschrift der USA. Drei Jahre zuvor hatte eine Freundin von ihr am Radio ein Interview gehört, in dem die Aktivistin Sheila Michaels von einem interessanten Tippfehler erzählte. Ein Couvert an eine Studienkollegin war weder mit «Mrs.» noch «Miss» angeschrieben, sondern mit «Ms.».
Das wäre doch der ideale Ausweg aus der doofen Zuschreibung «verheiratet» und «ledig» in der Anrede von Frauen, fand Michaels, und der Titel des Magazins «Ms.» trug dann dazu bei, die neue Form der Anrede zu verbreiten. Dass Wonder Woman auf einer der ersten Titelseiten erschien, batte ebenfalls praktische Konsequenzen: Die Herausgeber des berühmten Comics nahmen ihre Entscheidung zurück, der einzigen weiblichen Superheldin die magischen Kräfte zu entziehen. Fortan konnte Wonder Woman wieder Wunder wirken.
Einer meiner Lieblingsausdrücke auf Französisch ist der erfreute Ausruf: «C’est dépaysant!» Es kann berückend sein, aus seinem Land herausgehoben zu werden. Die französische Übersetzung von Iris von Rotens Klassiker hat einen ähnlichen Effekt: Der Text wird vom Land der Fräuleins in ein frankofones Belgien versetzt, wo er auf Wonder Woman trifft. Camille Logoz benennt diesen Vorgang im Vorwort sehr sachlich. Sie hofft, die Übersetzung werde eine Vervielfachung der Lesarten ermöglichen.

«Femmes sous surveillance» von Iris von Roten ist in der Übersetzung von Camille Logoz im Verlag antipodes in Lausanne erschienen.
Annette Hug ist Autorin in Zürich. WochenZeitung 16 juin.

Iris von Roten,
en avance sur son temps

En cette semaine où les femmes sont l’honneur, c’est l’occasion de d couvrir un texte avant-gardiste de 1958,  écrit la rage au ventre, sur la condition de la femme, toujours d’actualité.


Iris von Roten. ©HORTENSIA VON ROTEN

Le titre original, «Frauen im Laufgitter», littéralement «femmes dans un parc à bébé» donne le ton. Drôle, provocant, juste, «Femmes sous surveillance» aborde de façon à la fois sociologique et révoltée les problématiques des femmes, que ce soit dans leur vie professionnelle, amoureuse, sexuelle, domestique, maternelle et politique. En 1948, avant la parution du «Deuxième sexe» de Simone de Beauvoir, l’avocate féministe suisse Iris von Roten commence à écrire ce livre radical sur le problème de l’égalité des sexes. En 1958, quand il sort enfin, les associations féminines suisses, prudentes et retenues car ce sont les hommes qui décideront du droit de vote des femmes, le désavouent, raconte l’historienne Elisabeth Joris dans sa postface. La jeune traductrice littéraire Camille Logoz nous parle de son actualité.

Comment en êtes-vous arrivée à traduire ce texte?

Je l’ai découvert à l’université dans le cadre d’un séminaire d’études de genres. J’ai tout de suite été fascinée par l’ampleur du texte, pas seulement au ni-veau quantitatif, parce que le volume que j’ai traduit est une sélection d’extraits et l’original correspond plus ou moins au double, mais aussi par l’envergure de l’entreprise. C’est un travail qui a duré quatorze ans pour l’autrice, et cette longue recherche se sent à travers tous les thèmes qui sont explorés. J’ai eu envie de le traduire, et j’ai profité de mes études pour travailler sur le livre, le présenter en séminaire, écrire un article. Puis je suis devenue traductrice, et au moment où j’étais en train de constituer un dossier pour le présenter à des maisons d’édition en Suisse romande, j’ai été mise au courant de démarches commencées par la fille d’Iris von Roten, Hortensia von Roten, mais aussi par son biographe, Wilfried Meichtry, et Elizabeth Keller, spécialiste du mouvement des femmes en Suisse, qui nous a plus tard aidés dans la sélection des extraits.

Vous écrivez dans l’introduction que certaines phrases sont très longues et compliquées. Mais en lisant ce texte, j’ai été frappée bien au contraire par le rythme et l’humour.

C’était une préoccupation. Le texte est assez aride, ponctué d’humour, avec des accélérations qui permettent de naviguer au milieu des aspérités que peuvent constituer les passages qui sont plus dans la réflexion et la recherche. Malgré certains passages alambiqués, ça me tenait à cœur de ne surtout pas le lisser. Je trouvais que dans les passages un peu plus tâtonnants, on sent l’entreprise que c’était pour la première fois de chercher à mettre des mots sur de phénomènes qui jusqu’à pré-sent ne suscitaient aucune ré-flexion. Certaines choses étaient taboues, comme les douleurs menstruelles ou les relations sexuelles. Effectivement, malgré la longueur de certaines phrases, elle arrivait par le rythme à maintenir la tension et l’attention. Ses longs développements sont ponctués par ce qu’on pourrait appeler des punchlines aujourd’hui, de courtes remarques très acerbes. Avec ce rythme, elle fait passer beaucoup d’émotion dans le texte, et à mon avis, c’est aussi quelque chose d’assez nouveau dans l’écriture intellectuelle du XXe siècle en Suisse. C’est vrai-ment un texte qui repose sur la rage, sur la colère, et elle ne s’en cache pas du tout.


“Je pense que ce livre a
quelque chose d’un peu
intemporel et universel
et qu’il peut nous apprendre
à nous servir de la colère.”
CAMILLE LOGOZ, TRADUCTRICE

Quelle est la modernité de ce texte selon vous?

Une des deux biographies d’Iris von Roten écrite par Yvonne-Denise Köchli et Anne-Sophie Keller s’appelle «Eine Frau kommt zu früh»: une femme qui est arrivée trop tôt. Je pense qu’elle avait un côté avant-gardiste. On peut parler de la charge mentale, par exemple. Ce n’est pas du tout nommé comme tel dans le texte, ce serait anachronique, mais c’est un problème qu’elle identifie. Elle parle aussi du plafond de verre sans le nommer. Quand elle a écrit le livre, les femmes n’avaient toujours pas le droit de vote, mais elle souhaitait aussi une parité au niveau des femmes élues et des hommes élus. Au-delà du fait qu’il y a des problématiques toujours largement traitées par les féministes et les penseuses féministes d’aujourd’hui, que ce soit les relations amoureuses hétérosexuelles, le travail domestique, la répartition des tâches ou la conciliation de la maternité avec une carrière professionnelle, je pense que ce livre a quelque chose d’un peu intemporel et universel et qu’il peut nous apprendre à nous servir de la colère, à faire confiance à nos sentiments de révolte et d’indignation et à ne pas les cacher. Elle nous montre comment on peut en faire de la littérature et en tirer une réflexion politique, sociale, et comment les émotions et la réflexion peu-vent évidemment se tisser et nous faire avancer.

3 RAISONS DE LIRE «FEMMES SOUS SURVEILLANCE»

  • L’auteure Iris von Roten, une féministe avant-gardiste
  • Le livre L’ouvrage a fait scandale en 1958 avant de tomber dans l’oubli
  • La traduction Première traduction française de Camille Logoz

 

Article de Laurence de Coulon, Le Nouvelliste, 09.03.2022

Un article de Thierry Raboud est paru dans La Liberté (du 27 février 2021) :

Traduire la colère
Encore brûlant, le manifeste féministe publié en 1958 par Iris von Roten va resurgir en français sous la plume de Camille Logoz

 

Du sentiment d’infériorité féminine

IRIS VON ROTEN

Tant que l’égalité hommes-femmes n’aura pas été atteinte en pratique comme en théorie, les femmes en tant que membres du collectif féminin continueront d’être habitées par un tragique sentiment d’infériorité. Les hommes au contraire se prélassent dans un petit sentiment de bravoure triomphant; c’est qu’ils faisaient jusqu’à il y a peu partie de la meilleure moitié de l’humanité. Ils traitent les femmes avec la même condescendance que celle adoptée par les citoyens de puissances mondiales envers les habitants d’Etats plus modestes ou par les citadins face aux habitants de la campagne.

Ce sentiment particulier d’infériorité féminine ne doit cependant pas être confondu avec un complexe personnel. Bien au contraire! Les compétences que l’on refuse de reconnaître à la communauté féminine, chaque femme les revendique volontiers pour elle-même.

Comme tou-te-s les laissé-e-s pour compte, elles nourrissent un certain mépris pour leurs compagnes d’infortune et ont moins confiance en leurs capacités qu’en celles des personnes au pouvoir, c’est-à-dire des hommes. (…) En prenant au mot les nombreux écrits tendancieux qui s’étendent sur les caractéristiques propres à chaque sexe, les femmes pour la plupart en viennent à considérer le leur comme inférieur au masculin, d’une part dans la «pensée logique et abstraite», cette arme étincelante des temps modernes, d’autre part dans le sens de la justice, l’impartialité, l’objectivité de jugement – choses que tout opprimé cherche chez son oppresseur. En bref, les femmes dans leur soumission tendent à vouloir démontrer chez leur sexe l’absence de toute qualité prédisposant à une position dominante. Leur manque d’estime va plus loin encore. Parmi tous les défauts intellectuels et moraux que les idéologies patriarcales attribuent aux femmes (au lieu de reconnaître leur asservissement), il ne s’en trouve l’aigre tâche d’essayer de rallier les femmes une par une à la cause du suffrage féminin fera l’expérience édifiante d’apprendre ce que les femmes pensent des femmes en général. Certaines maudissent leurs consoeurs de tout leur être. Elles préfèrent n’avoir aucun droit politique plutôt que de devoir le partager avec une telle vermine.

Dans cette même perspective, imposée par le sentiment d’infériorité des femmes en tant que collectif, celles-ci s’estiment rarement capables de l’intelligence ou de la force nécessaires aux activités politiques. La politique doit être une affaire de titans, si elle donne déjà aux hommes tant de fil à retordre. Et c’est ainsi qu’elles se retrouvent à supporter les magouilles médiocres, voire pitoyables, des hommes en politique. Il n’y a qu’à voir, même en pleine guerre on peut encore entendre des femmes refuser l’égalité politique des sexes avec la justification que les hommes à la tête des affaires publiques s’en occupent de manière tout à fait satisfaisante. Visiblement la guerre n’a pour elles absolument rien à voir avec la politique.

(…) Il ne leur vient étonnement pas à l’esprit que des erreurs tragiques peuvent être commises et que les catastrophes populaires sont rarement le fait de défaites inévitables face à une force irrépressible, mais qu’elles ont bien plus souvent des causes humaines, a fortiori masculines, découlant de tours de passe-passe qui finissent par échapper au contrôle de ces charlatans. Au lieu d’émettre des réclamations parce que les hommes ne semblent pas se montrer à la hauteur de la tâche qu’ils se sont eux-mêmes attribuée dans leur division du travail et de douter à leur tour de la «maturité» des hommes pour les pouvoirs politiques, elles se précipitent quand l’heure devient trop grave pour apporter leur obole et, suivant la situation, tricoter des chaussettes ou soigner les héros. Elles ont beau subir les pires répercussions de l’incompétence des hommes en politique, leur conviction de posséder des facultés moindres à régner ou à juger de projets de loi et de candidats aux élections reste inébranlable.

L’envers de ce sentiment largement répandu d’infériorité féminine lié à l’appartenance au collectif féminin est la surestimation générale des hommes, du «mâle». Tout comme les adultes aux yeux des enfants, les hommes aux yeux des femmes savent fondamentalement tout faire. (…) Bien sûr, il y a des femmes qui se considèrent comme des modèles de bon sens et voient au contraire en leur mari le summum de la bêtise. Ce n’est pas pour autant qu’elles ne jugent pas les femmes dans l’ensemble mille fois plus bêtes que les hommes. L’image renvoyée par les représentants du sexe masculin de leur entourage peut laisser à désirer, l’estime pour le sexe masculin en tant que tel reste intacte. L’idole résiste.

Elles ont apparemment en tête, en guise d’image véritable de l’homme, une noble créature, élégamment esquissée par les hommes eux-mêmes à grands coups de «différence des sexes» psychique et mentale, auxquelles toutes les suppositions possibles – mais surtout aucun examen scientifique – servent de base. La raison masculine: un diamant, clair, acéré, qu’on ne saurait éclipser. L’intelligence masculine: profonde et large comme l’univers, traversée par des comètes, illuminée par des soleils. Le courage masculin: une paroi de granit, une flamme qui s’élève vers les étoiles. L’esprit d’entreprise masculin: perpétuellement en action. Le sens masculin de la justice: une balance en or. La dignité masculine: garantie par une constante relation télépathique avec Dieu lui-même. Et, last but not least, leurs origines: d’ascendance divine bien entendu. (…)

De leur côté les hommes finissent par prendre cette image d’un moi meilleur, qui leur a inspiré une haute estime d’eux-mêmes, pour leur propre portrait. Ce n’est pas à son apparence engageante qu’ils tiennent le plus; ils se croient en toute occasion suffisamment beaux. Ce sont ses caractéristiques intérieures qu’ils prennent très au sérieux, comme cette supposée intelligence de premier ordre dont ils se flattent tout particulièrement.
Ce spécimen d’homme qui s’estime plus raisonnable que n’importe quelle femme semble largement représenté en Suisse. Quoi de plus naturel? L’absence de droits politiques des femmes est la réalisation constante de cette confortable chimère. C’est donc, on y revient, le garçon d’écurie qui vote des lois à propos desquelles les Suissesses les plus compétentes n’ont pas la moindre chose à dire.

Même le caractère des relations informelles entre les sexes répond à cette illusion. Le déroulement des conversations le montre particulièrement bien. Les leçons souvent interminables administrées par les hommes et leur volonté mesquine de toujours avoir raison en sont la manifestation la plus reconnaissable. (…) C’est ainsi qu’en promenade on prodiguera à la compagnie féminine une leçon de botanique. Devant des peintures on lui expliquera l’art, devant des constructions historiques l’architecture, en voyage on lui décrira le panorama comme si elle n’y voyait goutte. Mais si cet esprit vide s’arrête un instant d’acquiescer en souriant et se met lui-même à parler, voire à défendre d’autres points de vue, la guéguerre est vite arrivée. Dans de telles situations, les hommes ont souvent peur de lâcher du lest. C’est qu’à leurs yeux, l’enjeu n’est pas celui d’un échange d’idées; il s’agit d’un tournoi qu’ils doivent à tout prix gagner, gagner, gagner. Il en va de la reconnaissance et acception de leur prétention au pouvoir. Pour les mêmes raisons, ils s’emparent avidement des erreurs insignifiantes des femmes et se régalent ensuite de leur confusion. Leurs propres maladresses –l’absence d’autocritique en provoque quelques-unes – trouvent toujours une bonne explication. (…)

En substance, la caractérisation réciproque des collectifs de genre prend plus ou moins la forme suivante: là où les femmes sont opprimées, beaucoup d’hommes leur prêtent moins d’intelligence et de volonté qu’ils ne pensent en avoir, même en présence d’une preuve massive du contraire; à l’inverse, de nombreuses femmes considèrent d’emblée les hommes comme plus intelligents et plus énergiques que n’importe laquelle de leurs consoeurs. Ce n’est évidemment pas dans une telle atmosphère qu’on pourra cultiver l’idée d’une modification des rapports de force entre les sexes.

Extrait de «Frauen im Laufgitter» tiré du chapitre «Un peuple de frères sans soeurs», choisi et traduit de l’allemand par Camille Logoz.
Parution dans Le Courrier, 7 mars 2016

Extraits traduits

Du sentiment d’infériorité féminine

IRIS VON ROTEN

Tant que l’égalité hommes-femmes n’aura pas été atteinte en pratique comme en théorie, les femmes en tant que membres du collectif féminin continueront d’être habitées par un tragique sentiment d’infériorité. Les hommes au contraire se prélassent dans un petit sentiment de bravoure triomphant; c’est qu’ils faisaient jusqu’à il y a peu partie de la meilleure moitié de l’humanité. Ils traitent les femmes avec la même condescendance que celle adoptée par les citoyens de puissances mondiales envers les habitants d’Etats plus modestes ou par les citadins face aux habitants de la campagne.

Ce sentiment particulier d’infériorité féminine ne doit cependant pas être confondu avec un complexe personnel. Bien au contraire! Les compétences que l’on refuse de reconnaître à la communauté féminine, chaque femme les revendique volontiers pour elle-même.

Comme tou-te-s les laissé-e-s pour compte, elles nourrissent un certain mépris pour leurs compagnes d’infortune et ont moins confiance en leurs capacités qu’en celles des personnes au pouvoir, c’est-à-dire des hommes. (…) En prenant au mot les nombreux écrits tendancieux qui s’étendent sur les caractéristiques propres à chaque sexe, les femmes pour la plupart en viennent à considérer le leur comme inférieur au masculin, d’une part dans la «pensée logique et abstraite», cette arme étincelante des temps modernes, d’autre part dans le sens de la justice, l’impartialité, l’objectivité de jugement – choses que tout opprimé cherche chez son oppresseur. En bref, les femmes dans leur soumission tendent à vouloir démontrer chez leur sexe l’absence de toute qualité prédisposant à une position dominante. Leur manque d’estime va plus loin encore. Parmi tous les défauts intellectuels et moraux que les idéologies patriarcales attribuent aux femmes (au lieu de reconnaître leur asservissement), il ne s’en trouve l’aigre tâche d’essayer de rallier les femmes une par une à la cause du suffrage féminin fera l’expérience édifiante d’apprendre ce que les femmes pensent des femmes en général. Certaines maudissent leurs consoeurs de tout leur être. Elles préfèrent n’avoir aucun droit politique plutôt que de devoir le partager avec une telle vermine.

Dans cette même perspective, imposée par le sentiment d’infériorité des femmes en tant que collectif, celles-ci s’estiment rarement capables de l’intelligence ou de la force nécessaires aux activités politiques. La politique doit être une affaire de titans, si elle donne déjà aux hommes tant de fil à retordre. Et c’est ainsi qu’elles se retrouvent à supporter les magouilles médiocres, voire pitoyables, des hommes en politique. Il n’y a qu’à voir, même en pleine guerre on peut encore entendre des femmes refuser l’égalité politique des sexes avec la justification que les hommes à la tête des affaires publiques s’en occupent de manière tout à fait satisfaisante. Visiblement la guerre n’a pour elles absolument rien à voir avec la politique.

(…) Il ne leur vient étonnement pas à l’esprit que des erreurs tragiques peuvent être commises et que les catastrophes populaires sont rarement le fait de défaites inévitables face à une force irrépressible, mais qu’elles ont bien plus souvent des causes humaines, a fortiori masculines, découlant de tours de passe-passe qui finissent par échapper au contrôle de ces charlatans. Au lieu d’émettre des réclamations parce que les hommes ne semblent pas se montrer à la hauteur de la tâche qu’ils se sont eux-mêmes attribuée dans leur division du travail et de douter à leur tour de la «maturité» des hommes pour les pouvoirs politiques, elles se précipitent quand l’heure devient trop grave pour apporter leur obole et, suivant la situation, tricoter des chaussettes ou soigner les héros. Elles ont beau subir les pires répercussions de l’incompétence des hommes en politique, leur conviction de posséder des facultés moindres à régner ou à juger de projets de loi et de candidats aux élections reste inébranlable.

L’envers de ce sentiment largement répandu d’infériorité féminine lié à l’appartenance au collectif féminin est la surestimation générale des hommes, du «mâle». Tout comme les adultes aux yeux des enfants, les hommes aux yeux des femmes savent fondamentalement tout faire. (…) Bien sûr, il y a des femmes qui se considèrent comme des modèles de bon sens et voient au contraire en leur mari le summum de la bêtise. Ce n’est pas pour autant qu’elles ne jugent pas les femmes dans l’ensemble mille fois plus bêtes que les hommes. L’image renvoyée par les représentants du sexe masculin de leur entourage peut laisser à désirer, l’estime pour le sexe masculin en tant que tel reste intacte. L’idole résiste.

Elles ont apparemment en tête, en guise d’image véritable de l’homme, une noble créature, élégamment esquissée par les hommes eux-mêmes à grands coups de «différence des sexes» psychique et mentale, auxquelles toutes les suppositions possibles – mais surtout aucun examen scientifique – servent de base. La raison masculine: un diamant, clair, acéré, qu’on ne saurait éclipser. L’intelligence masculine: profonde et large comme l’univers, traversée par des comètes, illuminée par des soleils. Le courage masculin: une paroi de granit, une flamme qui s’élève vers les étoiles. L’esprit d’entreprise masculin: perpétuellement en action. Le sens masculin de la justice: une balance en or. La dignité masculine: garantie par une constante relation télépathique avec Dieu lui-même. Et, last but not least, leurs origines: d’ascendance divine bien entendu. (…)

De leur côté les hommes finissent par prendre cette image d’un moi meilleur, qui leur a inspiré une haute estime d’eux-mêmes, pour leur propre portrait. Ce n’est pas à son apparence engageante qu’ils tiennent le plus; ils se croient en toute occasion suffisamment beaux. Ce sont ses caractéristiques intérieures qu’ils prennent très au sérieux, comme cette supposée intelligence de premier ordre dont ils se flattent tout particulièrement.
Ce spécimen d’homme qui s’estime plus raisonnable que n’importe quelle femme semble largement représenté en Suisse. Quoi de plus naturel? L’absence de droits politiques des femmes est la réalisation constante de cette confortable chimère. C’est donc, on y revient, le garçon d’écurie qui vote des lois à propos desquelles les Suissesses les plus compétentes n’ont pas la moindre chose à dire.

Même le caractère des relations informelles entre les sexes répond à cette illusion. Le déroulement des conversations le montre particulièrement bien. Les leçons souvent interminables administrées par les hommes et leur volonté mesquine de toujours avoir raison en sont la manifestation la plus reconnaissable. (…) C’est ainsi qu’en promenade on prodiguera à la compagnie féminine une leçon de botanique. Devant des peintures on lui expliquera l’art, devant des constructions historiques l’architecture, en voyage on lui décrira le panorama comme si elle n’y voyait goutte. Mais si cet esprit vide s’arrête un instant d’acquiescer en souriant et se met lui-même à parler, voire à défendre d’autres points de vue, la guéguerre est vite arrivée. Dans de telles situations, les hommes ont souvent peur de lâcher du lest. C’est qu’à leurs yeux, l’enjeu n’est pas celui d’un échange d’idées; il s’agit d’un tournoi qu’ils doivent à tout prix gagner, gagner, gagner. Il en va de la reconnaissance et acception de leur prétention au pouvoir. Pour les mêmes raisons, ils s’emparent avidement des erreurs insignifiantes des femmes et se régalent ensuite de leur confusion. Leurs propres maladresses –l’absence d’autocritique en provoque quelques-unes – trouvent toujours une bonne explication. (…)

En substance, la caractérisation réciproque des collectifs de genre prend plus ou moins la forme suivante: là où les femmes sont opprimées, beaucoup d’hommes leur prêtent moins d’intelligence et de volonté qu’ils ne pensent en avoir, même en présence d’une preuve massive du contraire; à l’inverse, de nombreuses femmes considèrent d’emblée les hommes comme plus intelligents et plus énergiques que n’importe laquelle de leurs consoeurs. Ce n’est évidemment pas dans une telle atmosphère qu’on pourra cultiver l’idée d’une modification des rapports de force entre les sexes.

Extrait de «Frauen im Laufgitter» tiré du chapitre «Un peuple de frères sans soeurs», choisi et traduit de l’allemand par Camille Logoz.
Parution dans Le Courrier, 7 mars 2016