Des Suisses au coeur de la traite négrière

De Marseille à l’Île de France, d’Amsterdam aux Guyanes (1770–18

Coutaz, Gilbert, Grenouilleau, Olivier, Pavillon, Olivier,

2017, 160 pages, 21 €, ISBN:978-2-88901-130-8

Cet ouvrage explore les rapports, souvent méconnus, de la Suisse avec la traite négrière et la colonisation, au travers de quelques exemples romands, tel celui des Larguier des Bancels. Cette famille franco-suisse dans le mouvement voit des centaines de Français et d’Européens se précipiter vers l’Île de France (île Maurice), vers 1750, dans l’espoir d’y faire rapidement fortune…

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Description

La participation de Suisses à la traite négrière et à la colonisation reste un thème trop peu connu de l’histoire suisse. Au travers de trois cas de figure, ce livre explore les rapports de certain d’entre eux avec le trafic maritime et l’économie esclavagiste.

Avec les Larguier des Bancels d’abord, on suit une famille franco-suisse dans le mouvement qui voit des centaines de Français et d’Européens se précipiter vers l’Île de France (île Maurice), vers 1750, dans l’espoir d’y faire rapidement fortune.

La société D’Illens, van Berchem, Roguin et Cie est concernée, quant à elle, par le placement de capitaux vaudois dans le commerce marseillais, notamment négrier, de la fin du XVIIIe siècle.

On suit, pour finir, Alfred Berthoud, issu de la bourgeoisie neuchâteloise, qui tente sa chance au Surinam néerlandais.

Pour reprendre les termes d’Olivier Grenouilleau dans sa préface, Olivier Pavillon restitue « avec précision et nuances ces trajectoires individuelles et familiales s’inscrivant dans la grande histoire ».

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Table des matières

  • Préface d’Olivier Grenouilleau
  • Note introductive
  • La famille Larguier des Bancels: des Guerres de Religion au trafic négrier
  • Annexes
    – Inventaire après décès des biens de François III Larguier des Bancels
    – Généalogie abrégée des Larguier
  • D’Illens, van Berchem, Roguin et Cie: un commerce maritime marseillais à capitaux vaudois à la fin du XVIIIe siècle
  • Alfred Jacques Henri Berthoud (1802-1887): négociant et planteur au Surinam
  • Postface de Gilbert Coutaz
  • Bibliographie

Presse

Dans la Revue suisse d’histoire

L’ouvrage d’Olivier Pavillon, préfacé par Olivier Grenouilleau, historien français de l’esclavage, aligne trois études de cas, suivies par une postface de Gilbert Coutaz, directeur des Archives cantonales vaudoises. La première, inédite, est axée sur les rapports coloniaux entre la France et l’Isle de France (Maurice aujourd’hui) et leurs acteurs; les deux autres, déjà publiées dans des revues d’histoire suisses en 2004 et 2013, sont consacrées, l’une, à la société vaudoise d’armement maritime D’Illens, Van Berchem, Roguin & Cie, installée dans le milieu des armateurs protestants à Marseille, l’autre à un négociant et planteur neuchâtelois, Alfred Berthoud, émigré dans la Guyane hollandaise.

Le premier texte, «La famille Larguier des Bancels. Des guerres de religion au trafic négrier», consiste en une chronique familiale déroulée sur huit générations, dont le dernier représentant, médecin et professeur à Lausanne – un tableau généalogique facilite les repérages – est celui par qui les papiers rassemblés et conservés par certains de ses ancêtres sont parvenus aux Archives cantonales vaudoises.

Le berceau des Larguier se situe dans les Cévennes protestantes qui vivent dès la fin du XVIIe siècle la répression du culte réformé. Berceau et port d’attache aussi, du moins sentimental, pour toute une lignée de descendants, même quand certains d’entre eux, à partir de la troisième génération, acquièrent une bourgeoisie communale en Suisse romande, sans nécessairement y résider, dans le but d’échapper aux entraves dont étaient victimes les Huguenots en France, encore au XVIIIe siècle. C’est à la quatrième génération que bascule la destinée des Larguier. Est-ce pour éponger les dettes familiales, se demande l’auteur, que certains, rêvant de faire rapidement fortune, s’exilent dans l’Isle de France, colonie française dans l’océan Indien? Il y a, par exemple, François (1731–1790) qui s’embarque en 1770 et «va sillonner les mers vers les comptoirs des Indes, revenir acheter sa pacotille à Nantes ou Lorient et trafiquer les esclaves à Madagascar et au Mozambique» (p. 29). Il y a son frère Pierre-Frédéric (1736–1811), devenu bourgeois de circonstance de Chavannes-près-Renens (VD) pour ouvrir une boutique à Lausanne et qui, après une obscure affaire d’effraction, s’expatrie en 1782, escomptant réaliser de «belles traites de noirs» auprès de son frère. Mais leur situation financière reste précaire, déboires et échecs se multiplient, la faillite menace et le rêve colonial s’évanouit pour devenir le cauchemar des propriétaires d’esclaves après le décret d’abolition (provisoire) de l’esclavage voté à Paris en 1794. Signalons la publication en annexe de l’inventaire après décès de François (1803), qui fournit la liste détaillée des 69 esclaves occupés dans ses plantations, dont 25 enfants. À leur disparition, les deux frères laissent à leurs héritiers sur place ou en Suisse le soin de régler – péniblement – des successions compliquées qui donnent lieu à de bien longs développements par l’auteur.

Au terme de la lecture de cette saga familiale, on s’interrogera sur deux points. Premièrement, Suisses les Larguier des Bancels? Dans leur correspondance, ils apparaissent plus français que suisses – les événements de la Révolution française, l’implication personnelle de l’un des leurs et la guerre franco-anglaise font l’objet de nombreux commentaires (p. 47–55), mais non ce qui se passe alors dans le canton de Vaud, où résident des proches – et même plus «mauriciens» que français, attachés à leur «petit pays» (p. 73). Il est dommage qu’Olivier Pavillon n’ait pas davantage mis en valeur la figure la plus intéressante de cette histoire, Sophie-Adrienne Larguier, et analysé l’évolution de son regard sur la société esclavagiste de l’île. Partie de Genève en 1801 à l’âge de trente ans pour venir en aide à son père Pierre-Frédéric, vieillissant et endetté, elle eut à affronter jusqu’à son retour à Moudon en 1839 les tracas de plusieurs successions familiales, puis, veuve, à gérer seule des plantations sucrières avec leurs «Noirs», à se battre enfin avec sa fille lors de l’ultime abolition de l’esclavage par les Britanniques (1833), les nouveaux propriétaires de Maurice, afin de toucher les indemnités promises par ceux-ci aux propriétaires d’esclaves. Deuxièmement, contrastant avec les minutieux détails documentant ces parcours individuels, les opérations commerciales des principaux protagonistes restent assez floues (faute de sources plus précises?). Étant donné l’importance des investissements requis par le «commerce maritime au long cours» et les expéditions négrières, on se demandera comment procédaient les deux frères, presque toujours «sans secours et sans ressources» (p. 31). Plutôt qu’«armateurs-négociants» (p. 48), ils étaient sans doute de simples commissionnaires, spéculant et trafiquant sur tous types de produits coloniaux pour le compte de négociants français.
La deuxième étude de cas, reprise d’un article paru en 2004 dans la Revue historique vaudoise, «D’Illens, van Berchem, Roguin & Cie. Un Commerce maritime marseillais à capitaux vaudois à la fin du XVIIIe siècle», s’éloigne considérablement du thème suggéré par le titre du livre. La trajectoire de cette société n’est qu’«accessoirement» celle d’une société de traite négrière, écrit Pavillon, «une grande part de son activité consistant en effet à prendre des participations dans des expéditions non négrières montées par d’autres armateurs marseillais» (p. 91), notamment le puissant groupe de Solier, Martin et Salavy, qui n’a jamais armé de navire négrier. Devenus eux-mêmes armateurs, Louis d’Illens, Jacob van Berchem et Daniel-Marc-Augustin Roguin, réunis pour leurs affaires et par des alliances familiales, ne se sont consacrés que brièvement à la traite en organisant quatre armements de 1790 à 1791. Le reste du texte consiste en biographies, notices généalogiques et digressions sur la société cosmopolite et mondaine de Lausanne.

Quant à «Alfred Jacques Henri Berthoud (1802–1887), négociant et planteur au Surinam» – un article publié en 2013 dans la Revue historique neuchâteloise –, s’il n’est pas véritablement «au coeur de la traite négrière» au sens classique du trafic d’esclaves arrachés à l’Afrique noire pour revente aux Amériques, il est cependant à la tête d’une importante main d’oeuvre servile qu’il occupe dans ses nombreuses plantations de café, de sucre et de coton. Autre lieu (Surinam), autre époque (première moitié du XIXe siècle). Alors que le mouvement abolitionniste menace désormais partout les intérêts des planteurs, Berthoud, pressentant la fin de l’esclavage et reparti en Suisse d’où il continue à administrer ses propriétés surinamaises, prend ses dispositions pour réaliser ses biens et «placer [s]es nègres au mieux possible pour eux» (p. 138), c’est-à-dire de les vendre à d’autres colons, contribuant à y maintenir le système esclavagiste – l’esclavage n’y étant aboli qu’en 1863.
L’ouvrage de Pavillon apporte donc une pierre – encore n’est-elle pas totalement nouvelle – à l’édifice qui se construit depuis quelques années d’une «histoire coloniale de la Suisse». Une pierre solidement étayée par de nombreuses sources de première main (correspondances, actes notariés, mémoires, etc.). On regrettera cependant, effet de mode, le titre accrocheur d’un livre où la traite négrière n’occupe qu’une place secondaire et ne représente qu’une étape éphémère dans la trajectoire des individus mis en scène. Pourtant ces trois textes, à l’écriture au reste alerte et plaisante, font apparaître des thématiques plus centrales, comme par exemple les expériences de la cohabitation entre négociants ou colons suisses et esclaves, qui auraient pu conduire à une analyse de leurs regards croisés tenant compte de la diversité des contextes dans l’espace et dans le temps.

Béatrice Veyrassat, Rolle, SZG/RSH/RSS, 69/2, 2019, pp. 329–331

Olivier Pavillon était invité par Anik Schuin dans l’émission Sous les pavés (9 décembre 2017). Ecouter l’émission

La participation de Suisses à la traite négrière

La participation de familles suisses au commerce des esclaves a longtemps été un sujet négligé par l’historiographie nationale. Tabou, silence délibéré sur un épisode aujourd’hui considéré comme honteux? Un ouvrage pionnier a contribué à faire la lumière: celui de Tomas David, Bouda Etemad et Janick Marina Schaufelbuehl, La Suisse et l’esclavage des Noirs (Antipodes, 2005).

Olivier Pavillon, directeur du Musée historique de Lausanne durant de nombreuses années, apporte de nouveaux éclairages. Son livre est constitué de trois contributions, la première inédite, alors que les deux suivantes ont paru dans des revues historiques cantonales. Il traite le sujet avec un réel talent de narrateur, et sans porter de jugement moralisateur anachronique. Ses personnages sont d’ailleurs des « seconds couteaux », qui cherchent à acquérir une fortune rapidement, mais qui connaîtront souvent la désillusion, et pour qui la traite négrière n’a représenté qu’une activité marginale et limitée dans le temps.

Le premier texte concerne la famille Larguier des Bancels. Il s’agit de paysans aisés devenus marchands qui, par l’achat d’une seigneurie, ont acquis un titre de « noblesse ». On suit leur parcours dès leurs origines dans les Cévennes, qui sont passées à la Réforme. À cause des persécutions religieuses sous Louis XIV, une partie de ses membres s’installent dans le Pays de Vaud.

Certains iront chercher fortune hors d’Europe. François Larguier émigre et débarque en 1770 à l’Ile de France (devenue île Maurice depuis sa conquête par l’Angleterre). Y vivent alors quelque 40’000 habitants, dont plus de 30’000 esclaves. Dans le testament de François, il sera mentionné qu’il possède « 61 esclaves, 24 chèvres, 150 cochons et 60 volailles diverses » ainsi qu’une « barre de justice pour nègres avec quatre fers ».

L’île est alors au centre d’un intense trafic commercial maritime, où le commerce d’esclaves semble ne jouer qu’un rôle secondaire. C’est un autre intérêt du livre de Pavillon que de nous éclairer de façon vivante sur cet important commerce où l’on transporte – si l’on prend l’exemple du vaisseau l’Agilité qui quitte Marseille en 1783 – vins, gruyère, bœuf salé, farine, fers de Suède, gants, rubans, etc. Et, de retour de l’Ile de France, café, bois tropicaux, d’ébène notamment, porcelaines chinoises…

Mais l’époque de la Révolution française, puis la guerre de course avec l’Angleterre et le blocus maritime décrété par celle-ci provoquent bien des tribulations pour les colons, sans compter les cyclones qui font sombrer nombre de navires. Tout se gâte enfin pour les planteurs de l’île avec l’interdiction de la traite par le Parlement anglais en 1807, puis l’Abolition Bill de 1833, qui libère les esclaves de leurs fers. Finalement, les derniers Larguier rentrent en Suisse. Il ne reste pas grand-chose de leur fortune.

La seconde contribution porte sur la société vaudoise D’Illens, van Berchem, Roguin et Cie, qui finance des navires négriers armés à Marseille, mais pendant une période très brève, en 1790 et 1791. Dès lors, le titre du livre nous paraît un peu hyperbolique: ces Suisses sont-ils vraiment « au cœur » de la traite négrière? Il reste cependant gênant – d’où le long silence des historiens – que ces bateaux se soient appelés Pays de Vaud, Ville de Lausanne ou encore l’Helvétie…

Certes, il y a eu, au XVIIIe siècle déjà, débat sur l’esclavage, la traite et la moralité de ces pratiques, mais rares sont les voix, dans le milieu des négociants protestants marseillais, qui se sont élevées contre elles. Ils sont bien isolés, ceux qui, à l’exemple d’Antoine Liquier en 1777, s’exclament: « Barbares que nous sommes! Nous combinons de sang-froid l’achat et l’esclavage de nos semblables, et nous osons encore parler d’humanité et de vertu. » Au-delà de la question de la traite des Nègres, pratiquée pendant une brève période mais sans état d’âme, ce second texte met en évidence l’intérêt porté par les investisseurs vaudois au grand commerce maritime.

La troisième partie du recueil nous plonge dans une époque ultérieure. Elle est centrée sur la vie d’Alfred Jacques Henri Berthoud (1802-1887), négociant et planteur au Surinam ou Guyane hollandaise. Venant d’une famille de notables neuchâtelois, il s’installe dans la colonie en 1821. Il achète des plantations (incluant leurs esclaves) et devient planteur de café, coton et canne à sucre. Il reviendra en Suisse en 1834 et sera un « propriétaire absentéiste ». Des hommes de confiance géreront ses domaines.

La seconde contribution porte sur la société vaudoise D’Illens, van Berchem, Roguin et Cie, qui finance des navires négriers armés à Marseille, mais pendant une période très brève, en 1790 et 1791. Dès lors, le titre du livre nous paraît un peu hyperbolique: ces Suisses sont-ils vraiment « au cœur » de la traite négrière? Il reste cependant gênant – d’où le long silence des historiens – que ces bateaux se soient appelés Pays de Vaud, Ville de Lausanne ou encore l’Helvétie…

Certes, il y a eu, au XVIIIe siècle déjà, débat sur l’esclavage, la traite et la moralité de ces pratiques, mais rares sont les voix, dans le milieu des négociants protestants marseillais, qui se sont élevées contre elles. Ils sont bien isolés, ceux qui, à l’exemple d’Antoine Liquier en 1777, s’exclament: « Barbares que nous sommes! Nous combinons de sang-froid l’achat et l’esclavage de nos semblables, et nous osons encore parler d’humanité et de vertu. » Au-delà de la question de la traite des Nègres, pratiquée pendant une brève période mais sans état d’âme, ce second texte met en évidence l’intérêt porté par les investisseurs vaudois au grand commerce maritime.

La troisième partie du recueil nous plonge dans une époque ultérieure. Elle est centrée sur la vie d’Alfred Jacques Henri Berthoud (1802-1887), négociant et planteur au Surinam ou Guyane hollandaise. Venant d’une famille de notables neuchâtelois, il s’installe dans la colonie en 1821. Il achète des plantations (incluant leurs esclaves) et devient planteur de café, coton et canne à sucre. Il reviendra en Suisse en 1834 et sera un « propriétaire absentéiste ». Des hommes de confiance géreront ses domaines.

C’est un maître relativement « humain »: lorsqu’il liquide ses plantations, il a le souci de « placer [s]es Nègres au mieux possible pour eux ». Il répugne notamment à séparer les familles de ses esclaves. En bon protestant, il tente de les christianiser, sans grand succès… Il comprend alors qu’on ne peut imposer le baptême. Avec la volonté constamment répétée dans ses lettres d’agir envers ses esclaves selon sa « conscience », mais où l’on peut percevoir, certes implicite, une sorte de mauvaise conscience. Décidément, la foi chrétienne et l’esclavage sont-ils compatibles?

Pierre Jeanneret, Domaine public, No 2198, 18 mars 2018.