Pestalozzi

Au coeur du tournant pédagogique

Enckell, Marianne (trad.), Tröhler, Daniel,

2016, 155 pages, 18 €, ISBN:978-2-88901-124-7

Le pédagogue suisse bien connu Johann Heinrich Pestalozzi a-t-il été le père de l’école moderne? Rien n’est moins sûr. Saisissant Pestalozzi au coeur d’influences intellectuelles et d’attentes politiques et sociales, cette petite biographie du pédagogue montre que son parcours ne peut être dissocié d’un phénomène de société: le « tournant pédagogique » qui affecte l’Europe et le monde anglo-saxon à partir du XVIIIe siècle, attribuant à l’éducation le rôle nouveau d’apporter des solutions aux questions sociales.

Format Imprimé - 23,00 CHF

Description

Le pédagogue suisse bien connu Johann Heinrich Pestalozzi a-t-il été le père de l’école moderne? Rien n’est moins sûr. Il fut d’abord, comme le souligne le présent ouvrage en scrutant ses écrits, un « patriote » et un républicain de son temps. Inspiré par les Lumières helvétiques, il fut aussi porté par une époque qui plaçait les plus grands espoirs dans l’éducation, entre autres pour cimenter les États nationaux naissants.

Saisissant Pestalozzi au coeur d’influences intellectuelles et d’attentes politiques et sociales, l’ouvrage montre que le parcours du pédagogue ne peut être dissocié d’un phénomène de société: le « tournant pédagogique » qui affecte l’Europe et le monde anglo-saxon à partir du XVIIIe siècle, attribuant à l’éducation le rôle nouveau d’apporter des solutions aux questions sociales. En suivant son personnage bien au-delà de sa disparition, avec la naissance du culte que lui voue le XIXe siècle, ce livre met aussi en relief la façon dont la « figure de proue » pestalozienne, sans cesse réinventée, gagne en importance, en Europe et outre-Atlantique.

Destiné à un large public, réunissant celles et ceux qui s’intéressent à Pestalozzi, spécialistes d’histoire de l’éducation, chercheurs et amateurs d’histoire, le présent ouvrage rend tout un pan de recherche ancré dans le monde germanophone et anglo-saxon accessible aux lectrices et lecteurs de langue française.

Table des matières

Introduction

1. Aux origines du tournant pédagogique

  • Progrès, argent et politique
  • Du progrès commercial à l’idée classique de vertu
  • Le protestantisme et le renforcement de l’âme par l’éducation

 2. La Zurich républicaine du milieu du XVIIIe siècle

  • Organisation politique et commercialisation de la République
  • La lutte contre la corruption et le déclin
  • Le mouvement des jeunes républicains à Zurich après 1760: Füssli et Lavater

 3. La jeunesse et les premières activités d’un républicain révolutionnaire

  • Pestalozzi et la Société politico-morale et historique
  • Le choix d’une épouse et d’un métier
  • La république vertueuse classique et les chances de la proto-industrie: Neuhof

4. La république chrétienne, les Lumières et l’éducation par la contrainte  

  • Les réformes politiques et la république chrétienne de Léonard et Gertrude (1781)
  • Un tournant vers l’absolutisme éclairé et vers le droit naturel
  • Léonard et Gertrude, troisième et quatrième parties (1785 et 1787)

5. Les républiques américaine et française, l’idéalisme allemand et le principe de l’intériorité

  • Liberté, propriété et obligations sociales
  • L’impact de la Révolution française
  • Les Recherches de Pestalozzi à la veille de la Révolution helvétique (1797-1798)

6. La République helvétique et la découverte de la Méthode

  • L’espoir de rétablir l’ancienne république vertueuse
  • L’expérience de Stans
  • Berthoud: la Méthode

7. Propagande et succès 

  • La propagande officielle et le succès institutionnel de la Méthode
  • Souffrances et rédemption    
  • Politique ou pédagogie?

8. Attentes européennes envers une éducation nouvelle

  • La pédagogisation à l’œuvre
  • Le charisme de Pestalozzi, garantie de succès et problème
  • Les Discours à la nation allemande de Fichte (1808)

9. Éducation du peuple et unité nationale: le temps des échecs

  • Un vain combat pour se faire reconnaître en Suisse   
  • À l’innocence, à la gravité et à la noblesse d’âme de mon époque et de ma patrie (1815)   
  • Une manne inespérée et un nouvel institut pour les enfants pauvres
  • Débâcle de l’institut d’Yverdon et dernier recommencement

10. Un héritage ambigu   

  • Schmid, Niederer et les maîtres d’école
  • Commémorations, unité de la nation et début du culte de Pestalozzi   
  • L’extension du tournant pédagogique outre-Atlantique
  • Influence, réception, effets   

Références bibliographiques   

Presse

Dans la Revue historique vaudoise

Le prestige de Johann Heinrich Pestalozzi, au XIXe siècle, fut immense. Dans ce siècle épris d’éducation où l’école s’impose comme le lieu magique à travers lequel se forme la conscience citoyenne, dans ce siècle au cours duquel les États nationaux se constituent, Pestalozzi se dresse comme un phare vers lequel les artisans d’une pédagogie adaptée aux attentes des temps nouveaux tournent tous leurs regards. Daniel Tröhler a le grand mérite, dans son livre à la fois passionnant et ramassé, de bien mettre en perspective l’action et la personnalité de Pestalozzi, à un moment historique qui a fait sien la notion de progrès. L’être humain est jugé perfectible et son destin dépendra dès lors de ce qu’il apprendra dès son plus jeune âge.

Si sa vision de l’école est moins révolutionnaire de celle que ses admirateurs, fort nombreux, ont longtemps cru, Pestalozzi a fini par incarner le « tournant pédagogique » qui se dessine entre la fin du XVIIIe siècle et le début du siècle suivant. Mieux que quiconque, à travers son œuvre littéraire, philosophique ou de pédagogue, le Zurichois parvient à offrir une synthèse très élaborée entre les aspirations républicaines de sa jeunesse dans la Zurich des Lumières, les mutations d’une société capitaliste en phase ascendante et, enfin, les élans romantiques théorisés par l’idéalisme allemand. Chantant, avec ses amis étudiants de l’ »Athènes de la Limmat », la puissance dévastatrice d’une vertu républicaine innervée par l’enseignement de Zwingli, Pestalozzi trace les plans d’une pédagogie rénovée capable d’armer le sens moral des enfants.
 
Le monde en construction a en effet besoin, et plus que jamais se convainc-t-il, de magistrats dotés d’une vocation éthique à toutes épreuves: sa « Méthode » doit catalyser ces efforts. Peu importe si l’on vit dans une république démocratique ou dans une monarchie éclairée, ce qui compte est la valeur morale du personnel dirigeant; le Zurichois ne cachera d’ailleurs pas son profond respect pour Joseph II. Cette approche éloignée de tout militantisme politique explique le succès de son discours au Danemark ou en Prusse, ce dernier Etat sachant puiser dans la pensée de Pestalozzi les ferments de ses futures grandes réformes que les Scharnhorst, sur le plan militaire, ou Humboldt, sur le plan académique, impulseront après les défaites enregistrées face à Napoléon.
 
En définitive, et ce constat ressort bien de l’ouvrage de Daniel Tröhler, par le message moral qu’il entend distiller à travers son travail acharné et désintéressé, Pestalozzi, – pédagogue charismatique et adulé – apparaît davantage comme un réformateur social de grande ampleur. En préparant le discours sur l’École qui sous-tendra les décennies ultérieures, il place l’éducation au fondement d’une société apte à ne pas abandonner ses membres les moins bien lotis sur le bord du chemin. Loin d’une formation articulée autour de l’absorption brute d’un savoir soustrait à la dimension psychologique de l’apprentissage, adepte d’une formation professionnelle solide pour les enfants les plus pauvres, Pestalozzi, malgré ses échecs, ne perd jamais de vue le bien-être de la société, garantie de l’épanouissement de tout individu.
 
À Stans, où il se voit confier l’accueil des orphelins que les armées françaises ont laissés dans les vallées obwaldiennes, à Berthoud ou à Yverdon, où son institut ouvre en 1805, Pestalozzi s’accroche à sa mission. Avec de grandes déconvenues parfois. Il souffrira longtemps du dédain dont il s’estime l’objet, en dépit de la reconnaissance internationale qui l’entoure. Peu doué pour la gestion des établissements dont il a la charge, toujours confiné dans de graves difficultés financières, Pestalozzi demeure la figure de proue d’une Europe nouvelle vouée au savoir et à la science. Sans cacher les failles du personnage et attaché à l’inscrire dans l’histoire des idées de son temps, le livre de Daniel Tröhler constitue une contribution importante à la compréhension des enjeux intellectuels du début du XIXe siècle. 
 
Olivier Meuwly, Revue historique vaudoise, no 125, 2017, pp. 255-256.
 

Dans la Revue d’histoire du XIXe siècle

Le nouvel ouvrage de Daniel Tröhler, spécialiste reconnu de l’oeuvre de Johann Heinrich Pestalozzi (1746-1827), se présente comme une relecture de l’action du pédagogue suisse. Le caractère novateur de son argumentation repose moins sur la déconstruction ou démythification de l’œuvre de Pestalozzi, que sur une analyse contextualisée de son action et de sa postérité. Pestalozzi a été longtemps perçu par ses biographes comme le « père » de la modernité éducative qui préfigure le courant de l’éducation nouvelle de la fin du XIXe siècle. Il a été placé par l’historiographie « classique » dans le panthéon de l’histoire de l’éducation comme le continuateur de Rousseau, celui qui pensa les différentes facettes d’une éducation moderne autour d’une « méthode » répondant à de nouveaux postulats en lecture et écriture, en pédagogie des mathématiques et en éducation physique, une sorte de « chaînon manquant » historique entre Jean-Jacques Rousseau et Maria Montessori. Tout en s’appuyant sur ces postulats « idéalisés », Daniel Tröhler, en historien, replace Pestalozzi en acteur du « tournant éducatif » de la fin du XVIIIe siècle. Celui-ci s’opère dans le contexte de la construction des États-nations où les exécutifs, quels que soient les régimes politiques, perçoivent l’éducation comme un levier pour leurs politiques respectives, comme un moyen de reproduction sociale autant que d’émancipation politique. Loin de la vision « philosophique » et « hors sol » d’un pionnier de la modernité éducative et d’une icône de l’éducation nouvelle, Daniel Tröhler offre donc un Pestalozzi ancré dans son temps, successivement monarchiste puis républicain, certes admirateur de Rousseau et des Lumières mais tout autant fervent défenseur des valeurs et de l’éthique protestantes.

Au début des années 1770, la première expérience éducative de Pestalozzi s’organise autour d’une maison d’éducation pour les indigents au Neuhof dans le canton de Berne. Pour Daniel Tröhler, c’est la marque d’une volonté de penser une éducation « morale » pour les enfants. Une « morale » qui amène Pestalozzi, à travers ce qui peut être nommé sa méthode, à penser une éducation intégrale articulant éducation intellectuelle, corporelle et spirituelle. Cette première expérience pédagogique, que Pestalozzi conçoit comme un laboratoire « expérimental » des idées rousseauistes, a une visée philanthropique. En 1798, en acceptant la direction d’un orphelinat à Stans, dans le canton de Nidwald, il tente de se poser en pédagogue de l’enfance « sans parent ». En explicitant les prises de position et les actions successives de Pestalozzi, Daniel Tröhler ancre son cheminement dans différents contextes culturels, religieux et politiques car si son action « éducative » commence avec des enfants indigents du Neuhof, elle se termine, à partir de 1805 au château d’Yverdon au milieu d’enfants de la haute bourgeoisie et de l’aristocratie éclairée.

Proposant ensuite une réflexion sur la portée de l’action de Pestalozzi, Daniel Tröhler analyse l’oubli progressif à la fin du XIXe siècle de « l’image » d’un éducateur au projet politique explicite pour celle d’un technicien de la rénovation éducative. Déjà en 1902, James Guillaume avait perçu ce glissement en montrant que Pestalozzi n’est pas en premier lieu un pédagogue mais un « patriote » qui perçoit la nécessité d’éduquer le peuple pour penser ensuite l’émancipation humaine. Ancré dans une rigueur protestante, soucieux d’une éthique nécessairement vertueuse, mettant l’accent sur le côté maternel de l’éducation, Pestalozzi, sans être finalement un théoricien de l’action éducative, apparaît comme un expérimentateur et un artisan de la formation des futurs citoyens. Daniel Tröhler permet donc de repenser le pédagogue suisse dans son contexte et ses héritages. Grâce à cet ouvrage, ‒ et à la traduction française, fluide et subtile, de l’historienne Marianne Enckell ‒, il ne s’agit plus de concevoir Pestalozzi comme une « borne-témoin » de l’histoire de l’éducation nouvelle, mais comme un acteur de son temps, dont les idées restent d’actualité dans ce désir de ne laisser personne sur le bord du chemin.

Sylvain Wagnon, Revue d’histoire du XIXe siècle, No 55, 2017/2, pp. 218-219.

 

Sur le site Grégoire de Tours

Marc Soriano dans son ouvrage Guide de littérature pour la jeunesse consacre un article aux rapports que Napoléon Bonaparte (consul ou empereur) entretenait avec le développement de la scolarité. Dans ses mémoires, ce dernier se plaint d’un manque de temps pour s’occuper de son développement; en fait comme l’avance Soriano Napoléon ne s’intéressait pas à la question (voire même craignait un peuple français instruit dans son ensemble). Avec le très grand nombre d’hommes sous les drapeaux sous son règne, on assiste à l’aggravement d’une déscolarisation du peuple déjà sensible sous le Directoire. On sait que dans certaines familles, on trouve une génération d’illettrés au milieu de membres qui savent lire. L’écrivain bourbonnais Émile Guillaumin raconte que l’un de ses grand-pères (né vers 1800) était illettré alors que le père de celui-ci avait appris à lire sous l’Ancien régime.  
Marc Soriano rapporte qu’en 1802 le pédagogue suisse Pestalozzi demande à rencontrer le premier consul au sujet du développement des écoles, Napoléon Bonaparte refuse prétextant qu’il n’a « pas le temps de s’occuper de l’ABC ». Daniel Tröhler s’intéresse au pédagogue, que l’on a souvent présenté comme le père de l’école moderne mais aussi au patriote et républicain suisse. En fait ce dernier fut moins un pédagogue qu’un avocat de la scolarisation à une époque où il avait une chance d’être entendu, vu l’apparition du mouvement des Lumières  et le développement de l’idée d’état-nation. Ceci dit la forme que prit la scolarisation dans les états européens au cours du XIXe siècle est bien loin de ressembler à celle que prônait notre pédagogue suisse.  
C’est pourquoi l’auteur ne commence pas par la biographie de son personnage mais par un tableau général des transformations politiques, économiques et sociales qui permirent un tournant pédagogique. Nous trouvons bon de préciser personnellement que Pestalozzi était issu d’une famille protestante de Valteline, cette région (de langue italienne) était vassale des Trois Ligues (qui allaient plus tard devenir le canton suisse des Grisons) jusqu’à ce que Napoléon Bonaparte ne la fasse partie intégrante de la République cisalpine et qu’après 1815 elle ne fasse partie des possessions italiennes de l’empereur d’Autriche. Notre personnage est donc issu d’ancêtres réfugiés à Zurich pour des raisons religieuses. Un des points du premier chapitre se nomme d’ailleurs « Le protestantisme et le renforcement de l’âme par l’éducation ».
Dans le troisième chapitre, l’auteur évoque une scolarisation assez erratique pour notre personnage et une entrée à l’Académie de Zürich en 1763, fruit d’une traduction personnelle par Marianne Enckell, du fait que Johann Heinrich Pestalozzi fréquente le Collegium Carolinum, une institution qui tient quasiment lieu d’université. Comme le chapitre deux nous l’a expliqué, les années 1760 voient un certain nombre des étudiants de cette école dans des actions de contestation des institutions oligarchiques du canton et de la corruption de certains hauts fonctionnaires.  Pestalozzi est inquiété pour avoir aidé l’auteur d’un libelle à s’enfuir. Le 30 septembre 1769 notre personnage se marie alors qu’il est agriculteur au domaine du Neuhof à Birr (actuellement dans le canton d’Argovie) et tente de s’occuper d’un certain nombre d’enfants pauvres des alentours.
« Au Neuhof, l’institution d’éducation et de travail pour les pauvres voisinait avec un atelier et une maison d’enfants » (page 43). Dans les chapitres suivants, Daniel Tröhler continue à présenter les idées développées par Pestalozzi en les situant dans le contexte intellectuel et historique des Lumières et l’esprit d’optimisme en les valeurs républicaines en général et les actions de la République helvétique (nom officiel de la Suisse de 1798 à 1803). Il en resort que Pestalozzi n’a pas été l’un des fondateurs de l’école moderne, mais plutôt une figure de proue de l’idée que l’école apportera des solutions à la question sociale. Les jeunes générations scolarisées, selon lui, ayant reçu un embryon de formation professionnelle, s’investiront dans les nouvelles techniques agricoles et trouveront leur place dans le cadre d’une petite industrie faite d’ateliers.
Le théologien bernois Philipp Albert Stapfer, ministre des Arts et sciences de la République helvétique de 1798 à 1800, apporta un large soutien à Pestalozzi. Son ministère comprenait quatre sections: les églises, les écoles, les arts et les bâtiments et il s’entoure en plus de notre personnage de pédagogues autres tel que le père fribourgeois Girard (voir à son sujet chez ALPHIL Un pédagogue à l’origine de l’école actuelle) et Johann Rudolf Fischer. Ce dernier est un Bernois qui devint directeur de l’école normale privée de Berthoud. Stapfer fonde la Société des amis de l’éducation qui publie en 1801 l’ouvrage Comment Gertrude instruit ses enfants qui expose la méthode de Pestalozzi. Les derniers chapitres de l’ouvrage de Daniel Tröhler posent les questions du développement des idées pédagogiques de Pestalozzi à l’époque de sa vie tant sur le territoire de la Suisse que dans l’ensemble de l’Europe continentale occidentale puis après son décès aux États-Unis.
Nous préciserons personnellement qu’un décret de l’Assemblée nationale du 26 août 1792 déclare que: « considérant que les hommes qui, par leurs écrits et par leur courage ont servi la cause de la liberté et préparé l’affranchissement des peuples, ne peuvent être regardés comme étrangers par une nation que ses lumières et son courage ont rendue libre, déclare conférer le titre de citoyen français à Heinrich Pestalozzi ».
Notre personnage réside à Yverdon (dans une partie francophone de la Suisse) de 1802 à 1824 et meurt à Brugg (dans le canton d’Argovie) en 1827.  Il est à noter que le Centre Pestalozzi d’Yverdon (ville du canton de Vaud, au bord du lac de Neufchâtel) tient au Château un colloque international francophone des 27 et 28 octobre 2016, son thème est « La pédagogie à l’épreuve de la question sociale » (voir http://www.centrepestalozzi.ch/index.php?id=3223&tx_ttnews%5Btt_news%5D=1040&cHash=d1064db290010c4413001ef54c2a8fe8). Ce centre de documentation et recherche édite un bulletin annuel (voir http://www.centrepestalozzi.ch/index.php?id=3175).

Ernest, Grégoire de Tours, 30 septembre 2016

 

Pestalozzi, quelle révolution!

L’historien Daniel Tröhler revient sur le parcours et la méthode du célèbre pédagogue suisse, qui vécut une partie importante de sa vie à Yverdon. Et sur la construction du mythe qui en a été fait.

« Notre père Pestalozzi est pour les maîtres tout particulièrement un exemple à suivre des plus vénérables. Pour nous tous, il est un modèle de l’amour des enfants, du dévouement à la profession, du
véritable amour de la patrie, de la recherche sérieuse de la vérité et d’une religiosité authentique ». Voilà ce qu’écrivait l’enseignant Peter Heuser quelques années seulement après le décès du célèbre habitant d’Yverdon. Comment mieux exprimer le culte voué à cette figure entrée dans le Panthéon helvétique?
Pourtant, si Johann Heinrich Pestalozzi a fait l’unanimité après sa mort, il n’en a pas été de même de son vivant. Une récente biographie de l’historien Daniel Tröhler revient sur le contexte mouvementé dans lequel le pédagogue a développé ses idées.
Le petit Johann Heinrich est né en 1746 et a grandi à Zurich, ville alors en pleine ébullition. Un fossé s’est creusé entre les citadins et les habitants de la campagne. La république zurichoise se transforme en une oligarchie, gouvernée par un cercle restreint issu des familles qui ont fait fortune dans le commerce. Les affaires vont bon train, la finance étend son empire et cela ne va pas sans susciter des tensions. Certains citoyens estiment qu’il faut renouer avec un républicanisme moins marchand.

La ferme en Argovie

Johann Jacob Bodmer, dont Pestalozzi suivra les cours, se désole de la disparition d’un âge d’or au cours duquel les Suisses étaient attachés à leur origine paysanne. Pestalozzi, étudiant, fréquente ces cercles de moins en moins tolérés par le pouvoir. Il finit par interrompre ses études, se lance dans un apprentissage de fermier et quelques mois plus tard achète un terrain en Argovie, le Neuhof. Il y construit une ferme qui va devenir le laboratoire de ses théories. Car Pestalozzi a lu Rousseau et son Emile en particulier. Il lui voue un culte, lui qui « brisa […] les chaînes de l’esprit et rendit l’enfant à lui-même, et l’éducation à l’enfant et à la nature humaine ». Il soutient comme lui que le commerce corrompt mais que le travail aux champs permet de se concentrer sur le bien-être, individuel et collectif.
L’expérience du Neuhof tourne pourtant au vinaigre. Le futur pédagogue est obligé de développer une petite production industrielle de tissage et de filage pour subsister. Pire: confronté à un risque de banqueroute, il emploie des enfants, moins coûteux que les adultes! Au bord de la faillite, il est contraint
d’arrêter la production.

Le tournant de l’orphelinat

Mais l’apprenti fermier a fait place, peu à peu, au pédagogue: « S’il se révélait mauvais gestionnaire, Pestalozzi fut reconnu comme un réformateur crédible grâce à sa participation à un débat sur les fondements et les stratégies de l’éducation des paysans pauvres », note Daniel Tröhler. Tout en restant au Neuhof, Pestalozzi commence donc à écrire. En 1781 il publie Léonard et Gertrude qui remporte un certain succès. L’histoire se déroule à la campagne et se focalise sur la manière d’administrer un village dans une république à la fois simple et vertueuse.
Ses théories se développent. Au fil des années, il publie des essais et du théâtre, sans cesser de retoucher Léonard et Gertrude. La pédagogie occupe une grande partie de sa réflexion mais il n’est de loin pas question que de cela.
Le tournant de sa carrière de Pestalozzi survient en 1798 alors qu’il est déjà âgé de 52 ans. Il est chargé par les autorités de la République helvétique de gérer l’orphelinat de Stans dans le canton de Nidwald. « Stans allait devenir dans l’historiographie de l’éducation le tournant crucial entre la philosophie éducative moderne, qui aurait commencé avec Rousseau, et l’école moderne qui se développa après 1900 », analyse Daniel Tröhler.

Renforcer l’âme

L’expérience ne dure pourtant que quelques mois car l’orphelinat de Stans est finalement transformé en un hôpital pour les troupes françaises. On lui attribue ensuite le château de Berthoud dans le Canton de
Berne alors que sa méthode pédagogique devient de plus en plus reconnue. Les idées de Pestalozzi en matière d’éducation, si elles s’inscrivent dans le siècle des Lumières n’en sont pas moins empreintes de valeurs protestantes. Il s’agit de former des citoyens à la moralité irréprochable. « Son programme d’éducation se fondait en premier lieu, davantage que sur l’acquisition des connaissances, sur le renforcement de l’âme ». Des têtes bien faites au service de coeurs purs, en somme.
À la Restauration, les châtelains de Berthoud recouvrent leur bien. Mais au fil des années, Pestalozzi est devenu un pédagogue reconnu, et c’est Yverdon qui lui propose son château. Il y fonde un institut pour jeunes gens, un pour jeunes filles, un pour les sourds-muets, un pour les enfants pauvres. La « méthode Pestalozzi » est en rupture spectaculaire avec l’enseignement des savoirs alors basé sur l’abstraction. Lui suggère au contraire de partir du concret pour aller à l’abstrait, du simple pour aller au complexe, du proche pour aller au distant. La méthode est considérée comme étant à la fois simple, religieuse et applicable sans grande formation. Le succès est au rendezvous. On vient de toute l’Europe pour se former à Yverdon.
On peut s’étonner que dans le contexte assez conservateur de la Restauration, les idées de Pestalozzi soient si appréciées. Pour l’historien Daniel Tröhler, cela s’explique surtout par le fait que les vertus morales donnaient à la méthode un caractère universel qui dépassait le cadre républicain.

Au bord de la faillite

Le succès est tel que certaines écoles lui empruntent son nom pour se placer sur le marché. Mais le pédagogue n’est pas un très bon gestionnaire. En 1822, l’établissementm d’Yverdon est au bord de la faillite. Pestalozzi se brouille avec les autorités municipales et retourne vivre ses dernières années au Neuhof, là où tout a commencé. Il décède en 1827.
Son héritage est imposant. Tout au long du XIXe siècle, les Etats-nations qui émergent en Europe se dotent de lois sur l’éducation. Les théories et les idées de Pestalozzi sont au coeur de l’élaboration des différents systèmes scolaires. « Les maîtres d’école, en voie de devenir un groupe professionnel, trouvèrent en Pestalozzi leur saint patron, une figure de proue qui convenait fort bien à la défense de leurs intérêts », conclut l’historien.

Un citoyen suisse emblématique

→ La construction du mythe Pestalozzi peut aussi s’expliquer par l’usage que vont faire de sa figure certains politiciens. En 1891, la Suisse s’apprête à fêter son 600e anniversaire. C’est une première: la date de 1291 comme acte fondateur de la nation helvétique a été décidée depuis peu. Partout dans le pays, on cherche à célébrer l’événement en invoquant la mémoire de personnages emblématiques qui puissent servir de ciment à la jeune nation.
Dans cette catégorie, Johann Heinrich Pestalozzi est un bon client. Le député yverdonnois Ernest Correvon ne manque pas de s’en rappeler lors de son discours du 1er août sur la place Pestalozzi: « Le sang italien et le sang allemand coulent dans ses veines mais c’est dans notre pays romand que son génie a atteint son plus haut point d’intensité. Pestalozzi était ce que doit être notre Suisse, une étroite union entre les trois races qui se partagent le sol de la patrie, chacune apportant son contingent d’originalité et de grandeur. » On passera sous silence le fait que la famille Pestalozzi trouve ses origines dans un village qui se situe sur le territoire italien et qu’il a vécu certainement un peu trop tôt pour s’impliquer consciemment dans la construction d’une identité nationale.

Guillaume Henchoz, Le Matin Dimanche, 4 septembre 2016