Nouvelles Questions Féministes Vol. 38, No 1

Féminismes religieux - Spiritualités féministes

Becci, Irene, Fueger, Helene, Füssinger, Catherine, Mahfoudh, Amel,

2019, 216 pages, 25€, ISBN:978-2-88901-160-5

Peut-on avoir un engagement féministe tout en revendiquant un ancrage au sein d’un courant religieux?

En s’intéressant aux initiatives féministes qui se développent à l’intérieur du christianisme, du judaïsme, de l’islam et de nouveaux mouvements religieux, ce numéro donne des repères pour penser ce double engagement. Face aux fondamentalismes, il importe d’éviter que ces femmes soient doublement marginalisées – au sein du féminisme comme dans leur tradition religieuse – mais aussi de prendre la pleine mesure de leurs marges de manœuvre dans les espaces religieux qu’elles investissent et transforment.

Format Imprimé - 32,00 CHF

Description

Peut-on avoir un engagement féministe tout en revendiquant un ancrage au sein d’un courant religieux?

En s’intéressant aux initiatives féministes qui se développent à l’intérieur du christianisme, du judaïsme, de l’islam et de nouveaux mouvements religieux, ce numéro donne des repères pour penser ce double engagement. Face aux fondamentalismes, il importe d’éviter que ces femmes soient doublement marginalisées – au sein du féminisme comme dans leur tradition religieuse – mais aussi de prendre la pleine mesure de leurs marges de manœuvre dans les espaces religieux qu’elles investissent et transforment.

Sommaire

Édito

• Oser penser un engagement féministe et religieux (Catherine Fussinger, Irene Becci, Amel Mahfoudh et Helene Fueger)

Grand angle

• Quels espaces pour les féminismes religieux? (Béatrice de Gasquet)

• Des groupes de théologiennes protestantes à Genève (1978-1998): entre espace de partage et laboratoire féministe (Lauriane Savoy)

• Ni vraiment dissidentes, ni complètement obéissantes: promotion des femmes, essentialisme et constructivisme dans deux organisations d’Action catholique (Belgique, 1960-1990) (Juliette Masquelier)

• Le Mouvement de la déesse: controverses dans le champ académique féministe (Patrick Snyder)

• Les revendications actuelles de femmes juives orthodoxes: défis et controverses (Lisa Anteby-Yemini)

• Du religieux comme matrice d’émancipation: le cas de la mobilisation des Indiennes musulmanes (Sophie Schrago)

Parcours

• Marie-Andrée Roy, sociologue des religions et chercheuse féministe. Quarante ans avec la Collective féministe et chrétienne L’autre Parole au Québec (Entretien réalisé par Catherine Fussinger)

• Malika Hamidi, sociologue, musulmane et féministe. Un double engagement scientifique et militant (Entretien réalisé par Amel Mahfoudh)

• Elyse Goldstein, deuxième femme rabbin du Canada. De l’enseignement à la congrégation, une pionnière juive féministe (Entretien réalisé et traduit par Justine Manuel)

Comptes rendus

Laeticia Stauffer, Marianne Modak, Armelle Weil, Catherine Marry, Vanina Mozziconacci, Joy Charnley, Elsa Boulet

Collectifs

• Regards croisés sur la Grève féministe de 2019 en Suisse (Anouk Essyad et Nadia Lamamra)

Notices biographiques

Résumés

 

Presse

Compte-rendu dans Open Edition Journals
Archives de Sciences Sociales des Religions

Le 22 juillet 2020, sept femmes candidatent publiquement à des fonctions réservées aux hommes dans l’Église catholique. En investissant l’église de la Madeleine à Paris le jour symbolique de la fête de Marie-Madeleine, elles manifestent leur volonté de voir s’ouvrir aux femmes les fonctions de diacres, prêtres, évêques, nonces, soumises à une ordination dont les femmes sont exclues dans l’Église romaine. Parmi ces femmes figure Anne Soupa, candidate à la succession du cardinal Barbarin, archevêque de Lyon démissionnaire. Théologienne et bibliste, cofondatrice du Comité de la Jupe en 2008 créé pour protester contre les propos sexistes du cardinal André Vingt-Trois, alors président de la Conférence des évêques de France et archevêque de Paris, Anne Soupa aurait pu figurer aux côtés des trois femmes dont la lecture des parcours, présentés dans cette livraison de la revue Nouvelles questions féministes (NQF), peut constituer une bonne entrée dans le thème abordé dans ce numéro.

À travers des entretiens individuels, les lecteurs et lectrices découvrent l’itinéraire de trois militantes féministes appartenant à trois religions différentes et à plusieurs générations : Marie-Andrée Roy, sociologue des religions, catholique québécoise, cofondatrice de la Collective L’Autre Parole en 1976 ; Elyse Goldstein, deuxième femme devenue rabbin au Canada en 1983 à Toronto ; Malika Hamidi, sociologue, musulmane française, cofondatrice en 2004, avec Christine Delphy, du Collectif des féministes pour l’égalité, dans le contexte d’adoption de la loi interdisant les signes religieux ostensibles à l’école. Ces trois femmes décrivent les espaces de parole et de militance féministes qu’elles ont contribué à construire en revendiquant un ancrage religieux fort pour œuvrer de l’intérieur à la transformation de leur institution religieuse.

Le but de cette livraison de NQF est en effet de mieux connaître les mouvements de critique féministe qui s’expriment dans les différentes confessions, au moins depuis les années 1970 dans le christianisme et le judaïsme et depuis les années 1980-1990 dans l’islam. Il s’agit d’interroger un avis largement partagé et diffusé par les féministes depuis les années 1960, selon lequel toutes les références et institutions religieuses entraveraient l’émancipation des femmes, les croyances et pratiques religieuses ou spirituelles étant par nature aliénantes et discriminatoires. Les coordinatrices du numéro de NQF veulent au contraire éclairer les engagements de celles qui revendiquent un double ancrage féministe et religieux et qui, de ce fait, se trouvent souvent doublement marginalisées : au sein de leur propre religion pour être féministes et par le mouvement des femmes pour vouloir conserver leurs croyances religieuses.

Dans une perspective résolument comparatiste, plus sociologique qu’historique, le numéro rassemble plusieurs articles consacrés aux formes de mobilisations féministes situées à l’intérieur de divers courants religieux, y compris conservateurs. Illustrant le concept de « niches institutionnelles » proposé par Mary Katzenstein et repris par Béatrice de Gasquet dans son panorama inaugural, historique et comparatiste des espaces des féminismes religieux au sein du judaïsme et du christianisme depuis le xixe siècle, les autrices-teurs se penchent tour à tour sur les théologiennes protestantes genevoises entre 1978 et 1998 qui créent entre femmes un laboratoire d’étude féministe (Lauriane Savoy), sur deux mouvements féminins d’Action catholique belges francophones qui évoluent différemment des années 1960 aux années 1990 sur la voie d’un féminisme en rupture avec l’essentialisme de l’orthodoxie vaticane (Juliette Masquelier), sur un mouvement de femmes juives orthodoxes en Israël qui mettent en œuvre depuis quarante ans plusieurs stratégies pour accéder au savoir juridique juif et promouvoir la parité religieuse à la synagogue (Lisa Anteby-Yemini), sur des Indiennes musulmanes qui ont mis en place en 2013 des tribunaux chariatiques conduits par des femmes cadis devenues expertes des textes islamiques, afin de pouvoir arbitrer les conflits personnels et intrafamiliaux à fort enjeu pour les femmes, en contrecarrant les interprétations patriarcales du Coran, des hadiths et de la Sunna (Sophie Shrago).

Les analyses des différents groupes et mouvements féministes religieux étudiés révèlent une certaine porosité avec les questionnements des mouvements féministes laïques quant aux enjeux des stratégies adoptées, en particulier sur la question de la non-mixité, souvent imposée dans le cadre spécifique des structures cléricales, mais aussi parfois choisie comme alternative par les femmes elles-mêmes, utilisée dans les deux cas pour investir les lieux de l’intérieur. La question de la légalité et du degré de radicalité traverse aussi les débats au sein des féminismes religieux comme dans les courants féministes laïques. De même, les militantes des divers courants féministes inscrits dans un cadre religieux se préoccupent de l’héritage contre-culturel qu’elles ont commencé à constituer et qu’elles veulent transmettre et faire perdurer dans un contexte de pluralisation intrareligieuse favorable aux expériences diverses et concurrentes.

L’ensemble des études présentées dans ce numéro de NQF met cependant en valeur les spécificités des féminismes religieux. Elles mettent en évidence la nécessité pour les femmes de s’approprier le savoir détenu par les autorités religieuses masculines qui s’en sont arrogé le monopole au cours des siècles. Les militantes des féminismes religieux sont conscientes des enjeux liés à l’interprétation des textes sacrés dans les trois monothéismes. Elles investissent les filières universitaires de théologie quand elles le peuvent et créent des espaces autonomes de retour critique aux textes. Les féminismes protestants et catholiques sont portés par des théologiennes, souvent dans l’effacement des frontières confessionnelles. Les féministes orthodoxes juives forment des groupes d’étude et de lecture de la Torah et accèdent au savoir juridique juif en devenant conseillères en loi juive, développant une contre-expertise comme les cadis indiennes des tribunaux chariatiques. La déconstruction des interprétations patriarcales des textes sacrés et leurs relectures féministes constituent un élément essentiel et, semble-t-il, un préalable nécessaire commun à tous les mouvements féministes religieux pour faire exploser le « plafond de vitrail ». Ensuite, fortes de ce savoir religieux, elles peuvent s’attaquer aux rituels, dans leur dimension symbolique et matérielle (la place de la clôture de prière entre les femmes et les hommes à la synagogue, l’accès des femmes à l’autel pour les sacrements catholiques…), et revendiquer des fonctions nouvelles (guides spirituelles dans les synagogues, cadis musulmanes, diaconesses catholiques…) par des actes parfois transgressifs.

Cette livraison de NQF, riche et stimulante, réussit son pari de montrer que le féminisme religieux n’est pas un oxymore, qu’il est vivace dans les différentes branches et dénominations, progressistes ou conservatrices, des trois monothéismes et sur plusieurs continents avec de nombreuses nuances. Faisant suite à un colloque qui avait réuni les contributrices et contributeurs en novembre 2018 à l’Université de Lausanne, ce numéro montre aussi, par son existence même, que le féminisme religieux a pu investir certains espaces académiques, que les campus ont pu devenir – ailleurs qu’en France – « des lieux de construction et de transmission des engagements féministes et religieux » susceptibles d’être étudiés comme d’autres lieux d’appropriation et de débats autour des savoirs religieux.

Le pari est somme toute gagné même si – il faut bien le reconnaître – il est plus facile d’objectiver les stratégies et les lieux d’expression des « féminismes religieux » que d’identifier des « spiritualités féministes ». La connaissance des textes religieux constitue bien une ressource nécessaire, voire indispensable, pour le développement des féminismes religieux mais il reste à approfondir la notion même de « spiritualités féministes » qui, en dehors du Mouvement de la déesse, « une mouvance féministe spirituelle » néo-païenne présentée ici par Patrick Snyder, reste encore insuffisamment investiguée et demeure une gageure.

Compte-rendu de Sabine Rousseau, Open Edition Journals, 2021

 

Irene Becci, invitée à Forum, parle de féminisme et de religion.
Forum, RTS 1, 25 juillet 2019. Ecouter l’émission

 

 

Aborder le « religieux » ou le « spirituel » comme tout autre fait social

Une remarque préalable. Les analyses médiatiques sont le plus souvent réductrices, la simplification défigure les réalités. Du coté des sciences humaines et de la politique – y compris de celleux qui pensent l’émancipation -, le schématisme et la dé-historisation me semblent dominer. Il y a un certain refus d’aborder les conditions matérielles et les contradictions qui traversent tous les rapports sociaux. Pour le dire autrement, il nous faut à la fois penser l’imbrication des rapports sociaux, dont le genre, leurs histoires et leurs contradictions. Sans oublier de prendre en compte notre point de vue toujours situé.

Je souligne donc, du coté du féminisme matérialiste, le refus du schématisme, la volonté d’historiciser les dominations, la mise en avant des contradictions. Ce numéro, et en particulier l’introduction, « Oser penser un engagement féministe et religieux » en est un bel exemple.

Catherine Fussinger, Irene Becci, Amel Mahfoudh et Helene Fueger reviennent sur les ruptures avec les institutions et les institutions religieuses dans les mouvements féministes, le rôle de subalterne réservé aux femmes au sein des monothéismes, les rôles assignés aux femmes au sein de la société, le différentialisme et le renvoi des femmes à la nature, « Faut-il le rappeler, ce sont fréquemment des arguments religieux qui, aujourd’hui comme hier, sont mobilisés à l’encontre de revendications centrales pour le féminisme dit de la deuxième vague, liées à l’autodétermination et à une valorisation du corps qui implique, par exemple, le droit à la contraception et à l’avortement, la légitimité d’une sexualité non reproductive et indépendante du mariage ou encore, plus récemment, une égalité de traitement entre homos et hétéros »

Le point de vue associant mécaniquement avancée du féminisme et renoncement aux croyances et pratiques religieuses ne permet ni de rendre compte des engagements au sein des religions, ni de comprendre les motivations et les significations de certaines femmes (ni par ailleurs de souligner les engagements antiféministes du coté de celleux qui ne jurent que par une conception étriquée de la laïcité).

« Au niveau politique, une telle lecture a pour effet d’imposer une double marginalisation aux femmes pour lesquelles féminisme et attachement à une tradition religieuse ne sont pas en contradiction : en effet, leurs postures féministes les mettent en situation de disgrâce au sein de leur courant religieux et, inversement, leur affiliation à un cadre de référence religieux les rend illégitimes dans le mouvement féministe de la société civile ».

Les autrices abordent les revendications féministes émergeant au sein des trois monothéisme majeurs, les claires dimensions féministes se dessinant dans différents nouveaux mouvement religieux, « En proposant de consacrer un numéro de NQF au sujet « Féminismes religieux – Spiritualités féministes », nous souhaitions mieux comprendre cette réalité sociohistorique, souvent peu connue dans nos milieux francophones, à savoir la structuration d’une critique féministe « de l’intérieur », portée par des femmes optant pour une posture féministe tout en s’engageant au sein d’un des trois monothéismes ou d’un nouveau mouvement religieux ou spirituel. Il s’agit là des traditions religieuses les plus présentes dans les sociétés occidentales de la seconde moitié du XXe siècle ».

Catherine Fussinger, Irene Becci, Amel Mahfoudh et Helene Fueger abordent, entre autres, la nécessité de traiter le « religieux » en lien avec la sécularisation, la diversification des courants religieux, les formes individualisées du rapport à la religion, la polarisation accrue entre des ailes conservatrices et progressistes au sein des communautés religieuses, les enjeux qui « se (re)jouent en matière de rapports sociaux de sexe, tant au sein des différents courants religieux qu’au niveau de leur emprise sur la société civile », les positions sociales des religions, les distinctions de positionnement en matière d’ordre sexué, les ressources « tactiques » de certaines, « au sein de certaines religions dont les croyances ou les pratiques officielles ne sont pas nécessairement émancipatrices, des femmes peuvent trouver des ressources « tactiques » qui leur permettent d’améliorer leur condition »…

Avant de présenter les différents articles, les autrices soulignent leur volonté d’aborder de front et de manière critique « l’articulation entre féminisme et religion », le refus de l’essentialisation des religions, « Plutôt que d’envisager les religions comme des institutions sociales univoques, monolithiques et immuables – ce qui revient en fin de compte à les essentialiser –, il s’agit de prendre en considération les marges de manœuvre, les tensions et les contradictions tant internes qu’externes », les changements qui parcourent à la fois les espaces religieux et les espaces sociaux plus larges…

Elles indiquent aussi l’importance que revêt pour des femmes « l’acquisition de compétences culturelles et interculturelles au sein de leurs espaces religieux respectifs », le besoin d’accéder de manière autonome à un savoir, la non mixité comme choix et ressource, les places de la vie spirituelle des féministes impliquées dans des milieux religieux différents…

« Le religieux est partie intégrante des conditions de vie des femmes, non seulement une cause, mais aussi un possible levier pour les changer »

Béatrice de Gasquet interroge les espaces sociaux concrets, espace religieux et espace féministe, en regard des revendications de femmes et des transformations des pratiques religieuses. Elle souligne, entre autres, que « les religions sont rarement aussi cohérentes ou unifiées qu’il y paraît de l’extérieur », l’oubli des voix critiques et réformatrices religieuses de la période suffragiste, les dénonciations androcentrées des textes religieux, les références à la bible « pour argumenter en faveur de l’abolition de l’esclavage et du féminisme », l’origine humaine et non divine de l’infériorité énoncée des femmes, les soutiens des catholiques « libéraux » et les sanctions de la hiérarchie ecclésiastique, la Ligue des femmes juives et la dénonciation de « l’absence d’accès des femmes à l’étude des textes en hébreu », l’accès – dans certains courants protestants ou juifs – de femmes à la prédication, les thématique de l’égalité professionnelle, la sécularisation productrice de « nouveaux espaces religieux pour les femmes », des moments de différentiation interne aux institutions et aux réformes religieuses, la porosité entre organisations féministes séculières et organisations religieuses libérales, l’égalité des sexes dans les rituels, la temporalité distincte des catholiques liée au centralisme de cette église, la théologie de la libération en Amérique du Sud, les argumentaires audibles construits par des femmes religieuses… L’autrice discute aussi de la cause des femmes dans les courants religieux conservateurs, de l’invisibilité de celles qui luttent au sein des courants religieux éloignés du « pôle libéral » (catholicisme, protestantisme évangélique, judaïsme orthodoxe, islam), de la politisation religieuse du genre, des contestations au sein du judaïsme orthodoxe et de l’islam, de la contestation du « caractère divin de lois dites musulmanes, en déconstruisant, avec l’aide d’expert·e·s musulman·e·s, les argumentaires religieux les sous-tendant », du féminisme islamique, de l’investissement du terrain rituel, de l’accès aux savoirs religieux, des contestations féministes au sein des religions, « la capacité des féministes à contester avec succès les interprétations masculines des textes religieux s’inscrit plus largement dans les transformations religieuses induites par l’accès croissant des pratiquant·e·s à des savoirs religieux de plus en plus spécialisés »…

J’ai été particulièrement intéressé par les articles sur les groupes de théologiennes protestantes, la mise en lumière des biais androcentriques de l’interprétation des textes bibliques, l’élaboration collective « en empruntant aux pratiques féministes telles les groupes de conscience », le groupe Fuscia et le plafond de vitrail, l’ambivalence de la non-mixité comme concept en Eglise, l’aller au-delà de l’égalité de façade affichée, les deux organisations d’Action catholique en Belgique, la distance critique à l’idée de complémentarité, les évolutions de la Vie Féminine, les revendications de femmes juives orthodoxes, les demandes de changements dans le droit religieux de la famille, l’émergence d’un féminisme juif orthodoxe, l’accès à l’étude et à l’interprétation de la loi juive, la participation active aux rituels religieux, l’exercice de nouveaux rôles religieux publics, l’ordination de femmes rabbins et sa contestation, les espaces entre femmes « pour étudier, prier et célébrer », la reconfiguration radicale « pour penser la justice de genre dans la sphère religieuse », les cheminements intérieurs, les recours à la justice civile, les analyses interreligieuses…

Je souligne l’article « Du religieux comme matrice d’émancipation : le cas de la mobilisation des Indiennes musulmanes » qui aborde les agendas et les revendications de mobilisations, différenciées en fonction de la position sociale de groupes de femmes. Sophie Schrago présente, entre autres, des discussions autour de la réforme du « Code personnel musulman » et d’un « Code civil uniforme », les rapports entre religion et féminisme à partir du cas du Mouvement indien des femmes musulmanes (BMMA), la possibilité que le champ religieux puisse constituer une matrice d’émancipation, les discours patriarcaux conservateurs, le désir de justice et d’égalité sans compromettre l’appartenance religieuse, les discriminations et leurs différents niveaux, les agendas mêlant répertoire séculier et religieux, la réappropriation de savoir religieux afin « de mieux défendre leurs droits au sein de la communauté », la création de tribunaux chariatiques féminins, les lectures critiques et contextualisantes des sources religieuses, la contestation du monopole de la parole, l’élaboration d’un autre contrat de mariage islamique, les relations entre le BMMA et les autorités religieuses…

En conclusion, Sophie Schrago indique « En revendiquant l’existence d’un point de vue situé de matière endogène au sein de leur communauté, les activistes du mouvement BMMA tentent de conjuguer leur lutte féministe et civique en réarticulant les catégories de « musulmane » pratiquante et de « féministe » engagées censées être mutuellement exclusives ». La configuration séculière et religieuse en Inde ne ressemble pas à celle que nous connaissons dans l’Etat français. Les contradictions à l’oeuvre sont, me semble-t-il, bien présentées par l’autrice. Aucune réponse ne va de soi (mais peut-il en être autrement en politique ?). D’où la dernière phrase : « Néanmoins, il n’est pas question d’affirmer dans cette conclusions que l’émancipation de ces femmes passe nécessairement par l’islam, mais plutôt de concevoir que le religieux, dans une société historique donnée, peut être un vecteur décisif d’émancipation ».

Le dossier est complété par trois entretiens, le premier avec une sociologue des religions et chercheuse féministe « Quarante ans avec la Collective féministe et chrétienne L’autre parole au Québec » ; le second avec Malika Hamidi, sociologue musulmane et féministe « Un double engagement scientifique et militant » ; le troisième avec Elyse Goldstein deuxième femme rabbin au Canada « De l’enseignement à la congrégation, une pionnière juive féministe ». Des autres manières passionnantes d’aborder les liens entre engagements spirituels et engagements féministes…

Sans m’y attarder, je signale aussi le dernier texte : « Regards croisés sur la Grève féministe de 2019 en Suisse ».


Article de Didier Epsztajn, Entre les lignes entre les mots, parution le 08 janvier 2020
(notes de lecture relayées sur Le blog de Christine Delphy le 09 janvier 2020)

 

Féminismes religieux, spiritualités féministes

Il faut «oser penser un engagement féministe et religieux», proclame l’éditorial de la revue Nouvelles questions féministes (NQF) sur les Féminismes religieux-spiritualités féministes. L’injonction pourrait s’adresser à celles qui pratiquent une religion et n’osent pas s’afficher féministes, autant qu’aux féministes séculières supposées en rupture avec toute référence religieuse. Les textes qui suivent cherchent à démontrer que pratique religieuse et féminisme, loin d’être antagonistes, peuvent produire de belles synergies. On cite Sarah Grimké, puisant dans la Bible des arguments contre ceux qui refusent l’accès des femmes à la prédication et justifient l’oppression des Noirs et des femmes. Avec sa sœur Angelina, Sarah Grimké luttait pour les droits des femmes en même temps que pour l’abolition de l’esclavage.

La thématique de ce numéro des NQF -qui contient huit contributions sur la religion- est introduite par Béatrice de Gasquet. Nous suivons son fil de lecture. La sociologue suggère de ne pas considérer les religions comme des institutions sociales univoques et immuables, mais d’examiner les marges de manœuvre que chacune d’elles laisse aux fidèles. Le protestantisme, l’islam et le judaïsme, qui se passent d’une institution « centralisante », laissent une large place à la discussion et restent perméables à des idées nouvelles, avec des ouvertures et replis au gré du lieu et des circonstances. La publication reprend pour l’essentiel les communications faites par des représentantes de ces trois courants lors du colloque Féminismes religieux, Spiritualités féministes qui a été organisé en 2017 à l’initiative des NQF à l’Université de Lausanne.

Féministes protestantes

Lauriane Savoy nous introduit dans le monde des féministes protestantes genevoises. D’une plume élégante, privilégiant information factuelle et bien dosée, elle retrace la lutte des femmes pasteurs. Elle rappelle que la religion n’étant pas du ressort fédéral en Suisse, c’est aux cantons d’établir des règles. Genève, canton laïc, assimile les communautés religieuses à des associations. Ne recevant pas de subventions étatiques, elles jouissent d’une grande liberté d’organisation. À Genève, les femmes ont plein accès au pastorat depuis 1968. Bien acceptées par les fidèles, elles ont tout de même dû lutter pendant trois décennies pour conquérir l’égalité professionnelle avec leurs collègues masculins. Elles ont successivement investi les groupes IBSO, Vies à vies et Fuchsia pour débattre, partager leurs expériences et analyser leur statut professionnel. Grâce à leur ténacité, elles réussissent en 2001 à faire élire Isabelle Graesslé comme modératrice de la Compagnie des pasteurs et diacres de Genève (voir son article La Bible et la fin du patriarcat in choisir n° 689, octobre-décembre 2018).

Égalité musulmane

Moyennant une interview, nous suivons le parcours de Malika Hamidi, qui apparaît comme l’exemple d’une jeune musulmane ayant su accorder engagement scientifique, foi religieuse et féminisme. Elle a découvert l’islam durant ses études universitaires, au contact d’autres maghrébines. En relisant les textes fondamentaux, les jeunes femmes y trouvent des arguments en faveur de l’égalité des sexes et les propagent.

Sophie Schrago nous transporte en Inde, le pays d’origine d’un de ses parents. Dans ce grand pays multi-ethnique et multiculturel, les femmes s’exposent à de multiples types d’oppression: patriarcale, communautaire et de caste. Courageuses et ingénieuses, elles trouvent des voies pour s’en affranchir. Sophie Schrago nous présente le BMMA, le Mouvement indien des femmes musulmanes, qui utilise le «religieux comme matrice d’émancipation». N’ayant pas froid aux yeux, ses militantes créent des tribunaux chariatiques à composition féminine, qui statuent sur des cas concrets. Une approche libérale du Coran leur inspire des verdicts qui réussissent à reformer des décisions précédentes hostiles aux recourantes. Il s’élabore ainsi une jurisprudence capable de transformer les pratiques religieuses et de faire évoluer les idées. Par ailleurs, le BMMA encadre la formation de spécialistes en exégèse et élabore des contrats tel qu’un contrat modèle de mariage.

Juives orthodoxes

L’article sur les revendications actuelles de femmes juives orthodoxes m’a laissée plus perplexe. Il fait référence à un judaïsme orthodoxe très influent en Israël, qui légitime la politique annexionniste des autorité et approuve les projets de judaïsation de la société. Un judaïsme irrespectueux des habitants musulmans et chrétiens. Sans s’en distancier, Lisa Anteby-Yemini dresse un l’inventaire méticuleusement détaillé des rites rabbiniques, dont la célébration est accessible aux Israéliennes. J’avoue ne pas bien voir l’engagement féministe dans l’activisme ainsi décrit.

Ce numéro des NQF ne contient aucune contribution d’une militante catholique. Serait-ce qu’à Lausanne la problématique des rapports entre spiritualités et féminisme cède devant celle des rapports entre les confessions?

En vain également ai-je espéré trouver dans ce recueil des éléments permettant de comprendre l’androcentrisme des religions et l’andromorphie de Dieu. Pour beaucoup de féministes séculières, il y aura là probablement un obstacle qui leur rendra difficile d’adhérer à la cause des spiritualités défendue par les militantes religieuses.

(…)

Anna Spillmann, Revue Choisir, revue culturelle d’information et de réflexion, parution 28 décembre 2019