Nouvelles Questions Féministes Vol. 33, No 1

Apprentissages entre école et entreprise

Chaponnière, Martine, Fassa Recrozio, Farinaz, Fueger, Helene, Lamamra, Nadia, Messant, Françoise,

2014, 168 pages, 21 €, ISBN:978-2-88901-092-9

Au carrefour entre système scolaire et marché du travail, la formation professionnelle est un espace particulièrement intéressant à soumettre à l’analyse féministe. Lieu majeur de socialisation professionnelle, elle produit de futur·e·s travailleuses et travailleurs destiné·e·s à des professions fortement sexuées et ségréguées. A partir d’éclairages français, allemands et suisses, ce numéro met au jour quelques invariants: l’interdiction de transgresser les frontières du genre, la perpétuation de la division sexuelle du travail et des stéréotypes de genre et enfin la peur de l’avancée en mixité.

Format Imprimé - 26,00 CHF

Description

La formation professionnelle, et en particulier le système dual (ou par alternance) qui combine apprentissage théorique en école professionnelle et apprentissage pratique en entreprise est le modèle dominant en Suisse et en Allemagne. Lieu de socialisation professionnelle privilégié, la formation professionnelle a cependant peu été étudiée dans une perspective féministe.

Au carrefour entre système scolaire et marché du travail, la formation professionnelle est traversée par les mécanismes de discrimination de ces deux espaces distincts, tous deux largement étudiés. L’objectif de ce numéro est de questionner la formation professionnelle comme espace propre de production du genre, dans le sens où l’enjeu est de produire de futur·e·s professionnel·le·s prêt·e·s à entrer dans un marché du travail et des professions sexuées.

Les articles abordent le système de formation professionnelle dans son ensemble, des filières spécifiques, comme les formations agricoles, les interactions en classe ou encore le choix professionnel des jeunes femmes. A partir de perspectives croisées entre France, Allemagne et Suisse, se dégagent des lignes de force. Ainsi, la conformité aux normes de genre apparaît-elle comme enjeu dès l’orientation professionnelle, mais également lors des procédures de sélection et tout au long de la formation. Les jeunes apprennent que les frontières du genre ne doivent pas être transgressées. Ces frontières leur étant en outre rappelées au travers de l’usage massif des stéréotypes et de la division sexuelle du travail. Autre élément récurrent: l’hostilité face à une présence plus massive de l’autre sexe dans les métiers. Cette peur de l’avancée en mixité permet d’expliquer la permanence du discours sur les pionnières et les pionniers, dans le champ professionnel comme dans celui de la recherche sur l’orientation et la formation professionnelle.

 

Table des matières

Édito

  • Formation professionnelle: l’apprentissage des normes de genre (Nadia Lamamra, Farinaz Fassa et Martine Chaponnière)

Grand angle

  • Le travail, l’école et la production des normes de genre. Filles et garçons en apprentissage (en France) (Prisca Kergoat)
  • L’enseignement agricole en France: un espace de reconfiguration du genre (Sabrina Dahache)
  • La mobilité de genre à l’épreuve du discours enseignant (Elettra Flamigni et Barbara Pfister Giauque)
  • Le choix de la formation: une affaire de sexe? (Lorraine Birr) 

Champ libre

  • La banalisation de la prostitution: moteur de la traite des femmes et frein à la lutte féministe pour l’égalité (Sandrine Ricci, Lyne Kurtzman et Marie-Andrée Roy)

Parcours

  • De la « Journée des filles » à « Futur en tous genres »: parcours et détours d’une campagne égalitaire (Céline Naef et Farinaz Fassa)

Comptes rendus

  • Natacha Chetcuti et Luca Greco (éds), La face cachée du genre (Silvia Ricci Lempen)
  • Delphine Dulong, Christine Guionnet et Erik Neveu (éds), Boys Don’t Cry! Les coûts de la domination masculine (Clothilde Palazzo-Crettol)
  • Recherches féministes, Vol. 24, No 2, 2011. Elsa Beaulieu et Stéphanie Rousseau (éds), Critiques féministes du développement : pouvoir et résistances au sud et au nord (Fenneke Reysoo)
  • Jean-Yves Tamet (dir.), Différenciation sexuelle et identité: clinique, art et littérature (Arnaud Alessandrin)
  • Sandrine Ricci, Lyne Kurtzman et Marie-Andrée Roy, La traite des femmes à des fins d’exploitation sexuelle: entre le déni et l’invisibilité (Huguette Dagenais)
  • Félix Boggio Éwanjé-Epée et Stella Magliani-Belkacem, Les féministes blanches et l’empire (Mélissa Blais et Fanny Bugnon)
  • Feriel Lalami, Les Algériennes contre le code de la famille (Ghaïss Jasser)
  • Marie France Labrecque, Féminicides et impunité. Le cas de Ciudad Juárez (Lucienne Gillioz)
  • Cahiers du Genre, No 53, 2012. Maxime Cervulle, Danièle Kergoat et Armelle Testenoire (coord.), « Subjectivités et rapports sociaux » (Aurélia Confais)

Collectifs

  • Les Reines Prochaines, un collectif d’artistes et musiciennes féministes (Helene Füger et Nadia Lamamra) 

Presse

Le « neutre » apprentissage cache l’éviction des filles et des jeunes issu-e-s de l’immigration

Le numéro s’ouvre par un texte de Jules Falquet: Nicole-Claude Mathieu ou l’espoir d’une transmission muliéri-linéaire et plurilocale.

L’auteure parle, entre autres, de rapport social global de pouvoir, des liens entre sexisme et racisme, du point de vue situé, des difficultés matérielles de la prise de conscience individuelle et collective des minoritaires, du livre « Une maison sans fille est une maison morte »… 

Nicole-Claude Mathieu vient de nous quitter, « A nous, il nous reste les juments indomptées qui nous entraînent vers d’autres mondes possibles »[…]

Dans « La banalisation de la prostitution: moteur de la traite des femmes et frein à la lutte féministe pour l’égalité », Sandrine Ricci, Lyne Kurtzman et Marie-Andrée Roy avancent que « la traite des femmes à des fins d’exploitation sexuelle prend place dans un nouvel ordre patriarcal qui, banalisant la marchandisation des corps et de la sexualité, normalise la prostitution ». En partant de la nécessaire solidarité avec les femmes prostituées, les auteures soulignent : « Tout en affirmant notre pleine solidarité avec les femmes et les filles aux prises avec la prostitution, nous estimons que dans une perspective de respect des droits humains et pour atteindre l’égalité de fait entre les sexes, nous devons simultanément participer à la construction d’un monde libéré des pratiques du sexe tarifé ». Elles indiquent aussi la non-dissociabilité de la traite et de la prostitution.

Sandrine Ricci, Lyne Kurtzman et Marie-Andrée Roy, contre la distinction artificielle entre femmes forcées et « base volontaire » soulignent que cela ne prend pas en compte « les conditions matérielles et idéelles d’exercice de ce choix », « choix » par ailleurs réservé/assigné très majoritairement aux femmes, alors que les clients-prostitueurs sont presque uniquement des hommes.

Les auteures parlent de l’industrie prostitutionnelle prospère, des marchés canadiens de la traite, de la stimulation et de la satisfaction des demandes masculines, du continuum d’appropriation des femmes, des réseaux de traite, des mutations de l’ordre patriarcal, du mythe de « l’égalité-dejà-là », du présumé « droit au sexe » des hommes, de pseudo-libération sexuelle, de cette rauch culture qui « banalise une sexualité de plus en plus pornographique » en y associant « des représentations glamourisant de la prostitution », de contrainte à l’hétérosexualité et d’hypersexualisation.

« Il nous apparaît important de remettre en question tous ces discours qui, défendant ‘la légitimité du travail du sexe’, jugent réactionnaire, misérabiliste, moralisateur, victimisant, voire violent le point de vue de militant-e et chercheur-e féministes qui dénoncent une tendance à la surenchère sexuelle et à la banalisation du sexe tarifé ». Un article percutant.

Dans leur édito, « Formation professionnelle: l’apprentissage des normes de genre », Nadia Lamamra, Farinaz Fassa et Martine Chaponnière parlent, entre autres, des logiques institutionnelles (re)produisant « des inégalités propres aux systèmes scolaires », des processus de socialisation sexuée et de (re)négociation avec les normes de genre, d’orientation professionnelle fortement différenciée. Elles indiquent aussi que l’apprentissage ne peut être abordé seulement depuis le champ de l’éducation car cela « occulte les mécanismes de construction de la ségrégation et la production des inégalités dans le monde professionnel ».

Les auteures analysent la socialisation professionnelle dont la socialisation « aux normes de genre dans les métiers ». Elles présentent les quatre articles du dossier.

Je ne parlerai que de l’article de Prisca Kergoat, tout en soulignant, une fois de plus, l’apport du féminisme dans les analyses sociales, ou, pour le dire autrement l’incomplétude méthodologique lorsque les rapports sociaux de sexe sont omis des analyses.

Prisca Kergoat indique les changements dans l’apprentissage en France depuis le XIXe siècle, tout en soulignant la persistance d’une de ses caractéristiques: le public essentiellement masculin.

L’auteure souligne deux idées: l’impact du marché du travail cloisonné sur la formation différente des garçons et des filles, la nécessaire analyse des « mécanismes objectifs qui concourent, au sein du système éducatif comme sur le marché du travail, à exclure chaque sexe de certaines filières et à l’orienter préférentiellement vers d’autres ».

Une telle analyse implique « de penser l’imbrication des rapports sociaux de sexe et de classe », la place du marché du travail dans « la (co)production des inégalités », les « relations d’interdépendance entre la sphère éducative et la sphère productive », de ne pas parler que des filles mais aussi « d’intégrer le positionnement des garçons dans l’espace de la formation non seulement parce que la division sexuée de l’orientation les impacte également mais aussi parce que l’analyse des formes de domination nécessite de penser les régimes de genre dans lesquels est encastré le système de relation entre les sexes ».

L’auteure montre d’abord que l’apprentissage n’est pas l’école, puis examine les pratiques de sélection des entreprises comme un des aspect de l’apprentissage.

La formation professionnelle est le segment éducatif le plus étroitement lié au monde du travail. Il n’y a pas homogénéité dans le public de l’enseignement professionnel. L’auteure souligne aussi l’invisibilité des filles dans les analyses sociologiques et le constat « l’apprentissage, comme tant d’autres phénomènes sociaux en France, et après quarante ans de féminisme, continue d’être pensé au neutre ».

Les mécanismes de ségrégation se déploient sur plusieurs niveaux: minorisation et cantonnement des filles dans certaines spécialités de formation, préparation à des métiers différents, sur des lieux séparés, situations professionnelles spécifiques. L’auteure parle de ghettos féminins et analyse les inégalités de formations, non réductibles aux inégalités scolaires, les normes de genre, les processus de sélection souvent oubliés, la mise sous responsabilité d’un employeur. Prisca Kergoat indique que « la sélection implique de devoir se conformer aux normes de genre et de s’affranchir de sa classe ». Elle souligne aussi la bi-catégorisation des « qualités féminines » soit disant innées et non acquises et des « qualités masculines » construites et acquises. Les processus de sélection reposent davantage sur « le sexe des candidat-e-s que sur la nature des formations suivies comme des métiers préparés ».

Il y a un certain paradoxe dans les pratiques de sélection: « alors que ce sont les savoirs féminins, qui sont de fait naturalisés et non reconnus comme des savoirs acquis, ce sont cependant les filles qui doivent faire preuve de la qualification acquise par un diplôme, voire une expérience professionnelle de la même spécialité et/ou du même métier. Non seulement elles doivent faire preuve de leur qualification mais elles doivent le faire en amont, avant même d’entrer en formation. Les jeunes hommes devant, inversement, démontrer leurs capacités à atteindre, en aval, grâce à la formation, la qualification requise par l’entreprise ».

En conclusion provisoire, Prisca Kergoat revient sur les apports générés par « l’entrée par le genre », relativise l’idée que la mixité serait acquise au sein du système éducatif français, parle de la constitution des ghettos féminins, la sexuation des qualifications et des compétences, les plafonds de verre.

Elle souligne aussi la nécessité des analyses « en termes de division sexuelle du travail » et invite à « penser les systèmes de domination comme imbriqués » pour « appréhender les processus qui sont au fondement des catégories ».

Je pense que ces analyses permettent aussi de compléter les analyses sur le reste du système éducatif et partage l’idée qu’il faille « intégrer la sphère productive à l’analyse des inégalités scolaires ».

Un dossier et un numéro de grande qualité.

Didier Epsztajn, Entre les lignes entre les mots, 17 juin 2014