Les Annuelles 11 / 2008. Prométhée déchaîné: technologies, culture et société helvétique à la Belle Epoque

Humair, Cédric, Jost, Hans Ulrich,

2008, 129 pages, 17 €, ISBN:978-2-88901-010-3

La Belle Époque est une période de mutations sociales et culturelles fondamentales: industrialisation et urbanisation accélérées, intensification de la mobilité, naissance d’une culture de masse, mais aussi avènement de nouvelles formes de représentations scientifiques et artistiques du monde.

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Description

La Belle Époque est une période de mutations sociales et culturelles fondamentales: industrialisation et urbanisation accélérées, intensification de la mobilité, naissance d’une culture de masse, mais aussi avènement de nouvelles formes de représentations scientifiques et artistiques du monde.

Cet ouvrage propose une réflexion sur les relations que ces multiples transformations entretiennent avec l’évolution technique accélérée de la Belle Époque, qui voit s’épanouir un nombre impressionnant de technologies aujourd’hui indispensables: automobile, avion, éclairage électrique, téléphone, radio, cinéma, rayons x.

Les différentes contributions-portant sur l’énergie, les transports, la construction et l’imprimerie en Suisse-défendent et exemplifient une thèse commune, à savoir qu’il existe une articulation essentielle et complexe entre l’évolution technique d’une part et les transformations sociales et culturelles d’autre part, les développements de ces différents champs étant intimement imbriqués.

Comblant un vide historiographique, cet ouvrage doit permettre au lecteur de mieux comprendre les enjeux du débat social actuel portant sur une nouvelle génération de technologies, telles que le nucléaire, internet ou la manipulation génétique. Aujourd’hui comme hier, les périodes de rapides transformations techniques et sociales ébranlent en effet les repères de chacun, et en particulier la croyance dans les bienfaits du progrès technique, véritable matrice culturelle de la société capitaliste occidentale.

Table des matières

  • Introduction
  • Belle Epoque ou Apocalypse? (Hans Ulrich Jost, Monique Pavillon)
  • Technologies de l’énergie et mutations urbaines: les réseaux hydro-électriques et leurs conséquenses sur les villes suisses de la Belle Epoque (Cédric Humair)
  • Transports en commun et mutations urbaines à la Belle Epoque: le développement des tramways électriques à Lausanne (Marc Gigase)
  • Promotion et réception de l’avation dans la Suisse de la Belle Epoque (Christophe Simeon)
  • Aspects sociaux et culturels dans l’avènement du béton armé en Suisse (Hans Ulrich Jost)
  • L’introduction des « collègues de fer » ou la mécanisation négociée des imprimeries helvétiques, 1880-1914 (François Vallotton)
  • Postface: L’évolution technologique: un progrès social? Les doutes de la Belle Epoque (Cédric Humair) 

Presse

Dans la revue Traverse

Le début de ce jeune 21e siècle a été marqué par l’avènement de la société de l’information, dont les Nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) ont largement participé à ériger la connaissance comme principale ressource d’une économie de plus en plus tertiarisée. En proposant une série de contributions consacrées aux innovations technologiques dans le contexte économique, culturel et social de la Suisse à la Belle Epoque (1890-1918), la dernière livraison des Annuelles apporte une touche historiographique salutaire dans un débat contemporain pétri d’un présentisme parfois suffocant. Comme le rappellent Hans Ulrich Jost et Monique Pavillon dans leur introduction, les « nouvelles technologies » de la Belle Epoque sont tout autant globalisantes que leurs consœurs contemporaines, en influençant les mouvements artistiques, par exemple le futurisme de Marinetti et sa fascination pour la vitesse mais aussi sa glorification de la domination masculine et cybernétique. L’innovation scientifique et intellectuelle favorise l’autonomisation de certaines disciplines en devenir, telles les sciences expérimentales vs. les sciences exactes, à l’instar de la physique atomique ou de la biologie moléculaire pour le 20e siècle. De même, la mobilisation du darwinisme social comme fondement d’une politique à composante eugéniste pousse à la représentation d’une société partagée entre l’enthousiasme et le scepticisme, entre la confiance et le repliement, car confrontée par le biais des « nouvelles technologies » à ses propres dérives sociales et culturelles.

Accompagnée d’un développement urbain d’une échelle inédite, motivé notamment par une démographie galopante, l’énergie s’affirme comme le principal « aliment de la croissance », (22) selon la formule de Cédric Humair qui l’étudie sous l’angle du développement des réseaux hydroélectriques. L’augmentation des moyens de transport dès 1860 favorise non seulement la croissance urbaine, grande consommatrice d’eau, de gaz, de charbon et bientôt d’électricité, mais aussi une implantation industrielle décentralisée. Le principal apport de ce processus se trouve dans l’accroissement de la mobilité, dans l’amélioration du confort et de l’hygiène, et dans la dynamisation du tissu industriel.

En portant son analyse sur les tramways électriques à Lausanne, Marc Gigase propose une intéressante étude de cas des impacts urbains de cette nouvelle mobilité. La topographie de la capitale vaudoise incite les autorités à étudier les différents systèmes de taxaction que sont la crémaillère, la vapeur, l’air comprimé, les câbles souterrains, avant de se décider pour l’électricité, plus efficace et moins chère.

Géré par une société privée, le réseau lausannois a un fort impact social, dans la mesure où contrairement à un développement assuré par exemple à Zurich par les pouvoirs publics, la politique tarifaire ne favorise pas les faibles revenus. Cette particularité freine la contribution des tramways à l’amélioration des conditions de logement des ouvriers, de sorte que contrairement à d’autres centres urbains, Lausanne voit les populations laborieuses s’entasser dans les anciens quartiers du centre ville, comme le Fion, laissant aux classes aisées l’accès aux terrains vierges de la couronne suburbaine.

Changement de moyen de transport avec Christophe Siméon, qui place l’étude de l’aviation sous le feu de sa promotion médiatique et populaire, voire fantastique. Siméon s’intéresse en particulier au soutien populaire accordé à cette technologie, un soutien d’ailleurs inversément proportionnel à l’usage réel de l’avion à la Belle Epoque: ce dernier ne comble aucun besoin précis, sa dangerosité freine l’enthousiasme de la bourgeoisie, sans parler de son prix astronomique impossible à rentabiliser à court terme. Le succès populaire de l’avion réside d’abord dans sa capacité à stimuler l’imaginaire, à fixer l’admiration sur les quelques merveilleux fous volants, et l’industrie du spectacle l’utilise comme une attraction d’un genre nouveau, où la performance technologique le dispute au goût du risque. Cette dimension est davantage présente en France ou en Angleterre, où, les exhibitions sont couronnées de prestigieux prix, tandis que la presse sert de massive caisse de résonance à ces manifestations. Le paysage médiatique helvétique, caractérisé par une importante régionalisation des titres, ne facilite guère le développement d’une industrie nationale de l’aviation. L’absence de soutien financier au niveau fédéral s’explique, selon Siméon, par le manque d’affinités entre la modernité véhiculée par l’avion et le conservatisme traditionnel des valeurs cultivées par l’identité nationale, où le paysan l’emporte encore largement sur l’aviateur.

L’étude proposée par Hans Ulrich Jost sur l’avènement du béton armé dans la construction helvétique souligne à son tour combien l’intégration d’une technologie dans une profession spécifique ainsi que dans la conscience collective dépend de sa reconnaissance et des modalités de sa diffusion dans l’espace public. « Emblème de la lutte entre modernistes et traditionalistes », (68) le béton armé doit son introduction durable en Suisse à une véritable campagne promotionnelle financée par les entreprises qui le produisent, afin notamment de surmonter les craintes liées lors des premières utilisations de ce nouveau matériau. De graves accidents survenus à Bâle en 1901 puis à Berne en 1905 déclenchent une polémique sur le béton armé, mettant aux prises responsables politiques, ingénieurs, architectes et promoteurs de la construction métallique. Par les doutes qu’il suscite, le béton armé nécessite de nouvelles recherches pour le stabiliser, conférant aux ingénieurs un rôle d’expert qui renforce leur prestige professionnel. Jost montre également comment l’image du béton armé sera investie culturellement dans un sens positif, au point d’intégrer les idéologies de gauche comme de droite, allant jusqu’à séduire la très conservatrice association Heimatschutz, qui le considère comme une alternative économique aux constructions métalliques, sans parler de sa solidité, comparable au granit des Alpes. Le développement du réseau ferroviaire favorisera encore le recours au béton armé, largement accepté par la population comme la manifestation modeme du génie architectural suisse. 

Le cas de la « mécanisation négociée » (87) dans le contexte de l’industrie typographique, présente quelques similitudes avec l’exemple du béton armé, mais l’analyse de François Vallotton insiste, outre l’importance de la concurrence locale et régionale, sur le prestige lié à la modernisation des moyens de production. Autre aspect, l’introduction des machines à composer favorise, à ses débuts, l’ embauche d’une main-d’œuvre non spécialisée, et susceptible d’être littéralement exploitée: les femmes. Si la technologie entraîne, paradoxalement, une dégradation des conditions de travail, la mobilisation syndicale autour de ce nouvel outil parviendra à terme à améliorer le statut des artisans et ouvriers, associant qualifications supérieures à l’utilisation du nouvel outil.

Dans sa postface, Cédric Humair revient sur les doutes véhiculés par la Belle-Epoque à l’égard du progrès technique, en particulier sur l’émergence d’une conscience du risque lié à la diffusion des « nouvelles technologies ». Humair tente d’historiciser le sentiment de technophobie à la Belle-Epoque par une réflexion croisée sur la technologie en société et l’émergence d’une société du risque, en particulier par le biais des résistances socio-culturelles au développement par exemple du tourisme alpin de masse. Au final, le cahier présente un panorama intéressant des technologies dans la société de la Belle-Epoque helvétique, entre restructurations urbaines, transports, techniques de construction et d’impression. Bien qu’il ne prétendait guère à l’exhaustivité des approches, ce cahier aurait sans doute mérité une contribution portant plus spécifiquement sur l’objet « technologies » dans une approche d’histoire économique et sociale, voire d’histoire des sciences et des techniques, tant il est vrai que les technologies sont, à l’instar des savoirs scientifiques dont elles sont issues, soumises à des régimes de production historiquement construits.

Frédéric Joye-Cagnard, Traverse, 2010/1, pp.307-309

Dans la Revue historique vaudoise

Entre 1890 et la fin de la Première Guerre mondiale s’étend une période qu’il est convenu de qualifier de « Belle Époque ». À la fois créative, inventive et flamboyante, mais aussi cynique et dépressive, cette période de progrès techniques est aussi celle des conflits « entre le matérialisme capitaliste et les mythes de la modernité » pour citer les auteurs de la substantielle introduction, Hans Ulrich Jost et Monique Pavillon. Derrière l’explosion des avant-gardes artistiques (impressionnisme, cubisme, fauvisme, Art nouveau, etc.) et des sciences (transmission de l’électricité, ondes radio, rayons X, radioactivité, physique des particules, etc.) se profile un débat philosophique sur culture et civilisation aux accents parfois très pessimistes, d’autant que les connaissances nouvelles sont souvent mises au service de causes sociopolitiques telles que le racisme, le sexisme, le colonialisme et finalement l’impérialisme, alors à son comble.
L’accélération des transformations urbaines sous le coup de fouet des techniques modernes et des facilités accrues de transport entraîne une crise des identités et l’apparition d’une culture de masse, « qui, pour la première fois dans l’histoire humaine diffuse au jour le jour (…) les nouvelles représentations sociales communes simplifiées » (Christophe Charle, La crise des sociétés impériales…, Paris: Seuil, 2001, cité par les auteurs).
Les contributions qui suivent-présentées aux « Journées suisses d’histoire » de 2007-illustrent comment « l’introduction de nouveaux procédés technologiques influencent, voire bouleversent de façon parfois violente la société » et comment ces « innovations technologiques puis leurs applications et leur évolution dépendent elles-mêmes du contexte historique de la période concernée ».
La démonstration en est faite de manière circonstanciée par Cédric Humair à propos des réseaux hydroélectriques et leurs conséquences sur les villes de la Belle Époque, par Marc Gigase à propos du développement des tramways à Lausanne, par Christophe Simeon qui analyse la promotion et la réception de l’aviation en Suisse, par Hans Ulrich Jost qui s’est intéressé à l’avènement du béton armé en Suisse et enfin par François Vallotton qui narre « la mécanisation négociée des imprimeries helvétiques » de 1880 à 1914.
Dans une postface très stimulante, Cédric Humair analyse la notion de progrès technique et ses avatars depuis la Renaissance, s’arrêtant, pour la Suisse de la Belle Époque, sur les « trois principaux griefs (…) portés au compte de la modernité technique: le risque de catastrophes, la dissolution des liens sociaux et la destruction esthétique du patrimoine national ». Ce faisant, il souligne les liens avec notre époque, « où les innovations technologiques et les mutations socioculturelles sont reliées par un dynamisme quasi explosif » (conclusion de l’introduction).
Au total, cette nouvelle livraison des Annuelles confirme avec brio le rôle d’explorateur de territoires historiographiques encore en friche que s’est donné cette revue qui entame sa deuxième décennie.

Olivier Pavillon, Revue historique vaudoise 117/2009, pp. 283-284

Dans la Revue suisse d’histoire 

La dernière livraison des Annuelles, qui étoffe et compile diverses communications présentées aux Journées suisses d’histoire 2007 autour des « Mutations et innovations technologiques et culturelles à la Belle Epoque », éclaire avec éclat tout un pan de l’histoire nationale. La démarche-insérer l’histoire des techniques dans une perspective sociale et culturelle-permet de saisir la société au travers de différents objets (énergie hydraulique, tramways, aviation, béton, imprimerie) et de souligner les contradictions d’un temps où la composante industrielle de la bourgeoisie domine, cependant qu’une partie de cette dernière reste soumise aux valeurs des anciennes élites. S’en dégage le sentiment d’appartenance simultanée à plusieurs époques. Au final l’ouvrage s’interroge sur les différentes modalités et la réception d’une modernisation d’un Etat en pleine mutation.

En introduction, Hans Ulrich Jost et Monique Pavillon reviennent sur différents aspects de la Belle Epoque, intitulée « Apocalypse joyeuse » par une exposition parisienne de 1986, pour en relever les paradoxes: renouveau artistique, urbanisation, misogynie, engouement scientifique, nationalisme. 
Cédric Humair (« Technologie de l’énergie et mutations urbaines: les réseaux hydroélectriques et leurs conséquences sur les villes suisses de la Belle Epoque ») questionne la coïnfluence de la croissance urbaine et de l’offre énergétique. Industrie, mobilité, confort dynamisent les besoins. La municipalisation précoce des réseaux électriques garantit une mécanisation des transports et l’éclairage public, et le succès du moteur électrique, hormis ses qualités intrinsèques, doit beaucoup à son coût modéré résultant d’une politique communale appropriée. Le gaz, l’eau, l’électricité servent dès 1860 d’accélérateur à l’urbanisation de la société, qui, par circularité (croissance démographique, exode rural, tertiarisation), favorise leur développement.
Marc Gigase enchaîne avec les « Transports en commun et mutations urbaines à la Belle Epoque: le développement des tramways électriques à Lausanne ». Le chef-lieu vaudois (dont la population double entre 1888 et 1910) et sa déclivité spécifique condamnent la locomotion hippomobile. Le choix se porte en 1896 sur un réseau à traction électrique. L’impact se révèle rapide: extension de la ville, segmentation de l’habitat dans une logique de distinction (les classes aisées en périphérie, les ouvriers dans le vieux centre). Le nombre de voyageurs quadruple mais les tarifs demeurent prohibitifs pour les démunis, les fréquences et l’étendue du réseau restent insuffisants, de pair avec le statut privé de la compagnie. En outre une fraction conservatrice de la population déplore l’esthétique des fils, défigurant le patrimoine. Mobilité, loisir, habitat, autant de signes d’une modernité contestée mais participant du bouleversement d’alors, conclut l’auteur.
Christophe Siméon (« Promotion et réception de l’aviation en Suisse à la Belle Epoque ») analyse une contre-success story nationale. Tout comme la voiture, mais pour d’autres raisons, l’aéronautique ne décollera pas, là où l’interaction entre technique de pointe, engouement médiatique, loisirs, prestige des chevaliers du ciel, symbolique de la troisième dimension et marchés potentiels (civil et militaire) auguraient du contraire. Les meetings aériens battent tôt de l’aile, les prix demeurent modiques, comme les tirages de presse. L’industrie n’arrive pas à diffuser le moteur à explosion. Raisons idéelles aussi: l’aviation n’entre pas dans le référentiel culturel militaire. Wille lui préfère les armes traditionnelles, la cavalerie (et le pur-sang) en tête. Nuance toutefois vu le succès de la souscription populaire en faveur de l’aviation de 1913 et son ineffable carte postale multitemporelle, où une Helvetia « archéomoderne » décolle du lac des Quatre-Cantons sur fond de chapelle de Tell, à bord d’un engin mi-avion, mi-« tridrige ».
Hans Ulrich Jost (« Aspects sociaux et culturels dans l’avènement du béton armé en Suisse ») explicite, lui, le poids des réseaux de sociabilité dans l’espace public. Après l’avènement des systèmes de fabrication Portland et Hennebique, les villes font l’objet d’affrontements entre Anciens et Modernes autour de la construction d’ouvrages d’art et d’imposants édifices, qu’on masque parfois de matériaux usuels. Se pose aussi la question de leur fiabilité. La confiance du public gagnée, en partie grâce aux écrits scientifiques, il s’agit de séduire. La Landi de 1883 arbore un mini-pont du Diable, tandis que deux entrepôts de béton armé s’imposent à Altdorf au cœur de la Suisse mythique. René Morax en souligne toute l’ambivalence en parlant d’une « Eglise fédérale » associant « la nue simplicité de la basilique romane à la ligne sévère des fabriques modernes ». Les CFF et leurs ponts alpins, expression du génie national, corroboreront le succès du secteur, cartellisé en 1910.
La machine a un sexe, François Vallotton le rappelle dans « l’introduction des « collègues de fer » ou la mécanisation négociée des imprimeries helvétique (1880-1914) ». La crainte des typographes d’une dévalorisation de leur savoir-faire par la féminisation ternit l’action du syndicalisme suisse, plus soucieux de stratifier les tâches (réduction du temps de travail de l' »aristocratie ouvrière » masculine) que de s’opposer en bloc au patronat. La modernisation des machines à composer (Monotype, Linotype) découle d’une transformation du champ éditorial (apparition de journaux à annonces) et de l’agrandissement des imprimeries. La raison économique n’est pourtant pas toute-puissante. Les titres gagnent en prestige à vanter leurs nouveaux appareils de production, véritables vitrines du journal, et à  ériger d’imposants bâtiments. Vallotton réfute le déterminisme technique pour voir plutôt le progrès du matériel de composition comme une résultante (concurrence, intertitre, pagination accrue).
Dans sa postface, Cédric Humair s’appuie sur la sociologue Helga Novotny et relève le paradigme de la crise du progrès en même temps que sa perpétuation à long terme. Son ambivalence, à la fois source de domination de la nature et de déstabilisation culturelle, se marque fortement à la Belle Epoque. Le danger est perçu comme le prix raisonnable à payer en compensation à l’amélioration du confort, mais l’équivalence entre évolution technique et progrès social est remise en question. Marguerite Burnat-Provins condamne un pays « prêt à sacrifier tout son passé pour de l’argent. Cela rapporte (…), mais qu’est-ce que cela emporte: les costumes, les traditions, l’originalité des mœurs (…) ». Le chemin de fer vilipende la montagne et l’âme suisse. La critique esthétique sert de paravent à celle du matérialisme. Humair inscrit le modèle suisse à mi-chemin entre ses variantes américaine (triomphe de l’ingénieur) et allemande (traditions, pilotage étatique, nationalisme). Aux objectifs sociaux et démocratiques du progrès de la Belle Epoque succède la seule perspective de la croissance économique et de l’aisance individuelle. L’innovation pour l’innovation caractérise la modernité actuelle.    

Reste à s’interroger sur le renversement des rapports de force, à un siècle de distance, entre la place occupée par la culture des humanités et les sciences dures. Jadis soumis au scepticisme et ultraminoritaire dans l’enseignement (1/8e des programmes du lycée en France vers 1900, selon Arno Mayer), le Nouveau-Monde des ingénieurs et de l’industrie voue désormais les sciences humaines aux gémonies.

Grégoire Gonin (Lausanne), Revue suisse d’histoire,
vol. 58 / N°4 (2008), pp.472-475

Techno-culture

Le point d’observation? La Suisse. La période? La Belle Époque, si ambivalente. Le propos? Scruter les innovations technologiques, les inscrire dans l’environnement social et culturel dont elles dépendent et montrer, en retour, comment ses mutations transforment les pratiques et en façonnent de nouvelles. Avec cinq angles d’attaque au menu. Les besoins énergétiques des villes (réseaux gaziers depuis 1860, eau et électricité à partir de 1880), d’abord, permettant de porter la démonstration au-delà de la simple charnière du siècle. Ensuite, les transports publics urbains, et précisément les tramways électriques, accompagnant non sans résistances les mutations urbaines, l’aviation, minoritaire tout de même, le béton armé, la mécanisation de l’imprimerie et de la presse enfin. Cette histoire se situe entre croyance au progrès et crainte des risques, entre améliorations sociales et persistance de la misère, entre célébration des nouvelles techniques et méfiance. L’entre-deux est aussi à chercher dans le double modèle: à la fois américain, avec la conviction que les mutations techniques engendrent progrès économique et social, et allemand, lié au discours de l’efficience nationale. Au total, des études qui contribuent à une meilleure connaissance des sociétés européennes du début du XXe siècle.

Vingtième siècle 2009/4, N° 104