Compañeros de la emigración! Lavoratori emigrati!
Immigration et luttes ouvrières en Suisse romande (1968-1974)
Degiorgi, Alda, Mélo, Alain,
ISBN:978-2-88901-262-6, 352 pages, 2024, 28€
Un ouvrage grand format comprenant un riche fond iconographique qui revient sur l’histoire des luttes ouvrières des années 1960 et 1970 et l’influence, sous-estimée, voire méconnue des travailleuses et travailleurs étrangers sur ces mouvements.
Description
Au début des années 1970, la forte immigration ouvrière italienne et espagnole joua un certain rôle dans les actions revendicatives d’une soudaine ampleur qui éclatèrent en Suisse romande. Ces ouvriers et ouvrières –y compris autochtones– affrontaient un patronat et des syndicats incapables de satisfaire leurs attentes. La contestation s’exprima alors par des débrayages et des grèves outrepassant la convention de «paix du travail» qui lie en Suisse patronat et syndicats. Le sociologue du travail et journaliste Sergio Agustoni a posé comme hypothèse que les flux variables et divers de travailleurs immigrés vers la Suisse jouèrent un rôle fondamental dans les luttes ouvrières à Genève et en Suisse romande au début des années 1970. Il avait observé personnellement plusieurs événements genevois et en proposa une analyse dans un article publié en 1974. Après la description et l’analyse de cinq événements majeurs de la période 1969-1974 –Murer (GE), métallurgie (GE), Paillard (VD), Bobst et fils (VD), Burger & Jacobi (BE)– l’auteur aborde la morphologie du mouvement ouvrier en Suisse romande: acteurs, répertoire d’actions, chronologie, géographie…
Les grèves des années 1968-1974 «firent événement» et «font histoire». Mais ni la mémoire ni l’histoire érudite n’ont retenu durablement ces moments particuliers qui concernèrent pourtant de vastes espaces de la société helvétique. Marquent-elles un arrêt du temps? Y eut-il un avant et un après? Pas sûr. La «paix du travail» a de véritables conséquences historiographiques. Ces luttes ouvrières caractérisèrent fortement le «mouvement ouvrier» des années 1970 en Suisse romande, jetant dans l’action un grand nombre de protagonistes: ouvrières et ouvriers, patrons, syndicats de diverses obédiences, associations d’étrangers, associations suisses de soutien, groupuscules de la nouvelle gauche, journalistes et groupes de presse, représentants politiques, la société civile…
Table des matières
Avant-propos (Alda Degiorgi)
Préface (Charles Heimberg)
I. Introduction. Une problématique : le rôle central de l’immigration dans les luttes ouvrières autonomes à Genève et en Suisse romande au début des années 1970
II. Travailleurs étrangers, travailleuses étrangères en Suisse romande au début des années 1970
III. Agitation ouvrière : un état des lieux
IV. Cinq «grèves»
– Une grève «inaugurale»? La grève des ouvriers de la Murer (mars-avril 1970)
– Les grèves dans l’industrie métallurgique et mécanique genevoise en mars 1971
– Débrayages et contestation organisée dans les usines du groupe Paillard (Yverdon, Orbe et Sainte-Croix, Vaud) en mars-avril 1971
– Luttes ouvrières et grèves chez J. Bobst et fils à Prilly (Vaud) (octobre 1970 – août 1974)
– «La grève n’est pas une école du dimanche»: la grève des «pianos» chez Burger & Jacobi, Bienne (BE), 10 juin au 12 juillet 1974
V. Morphologie et sociologie des conflits du travail en Suisse romande (1969-1974)
– Introduction. Voix, territoires et répertoires ouvriers
– Le déclencheur : pourquoi la contestation? La grève?
– Une inquiétude face à une situation économique peu perceptible
– Un climat social: les initiatives populaires xénophobes
– Révision du fonctionnement des caisses de pensions
– Obtention d’anciennes revendications
– Les acteurs de la grève
– Ouvriers et ouvrières
– Nationaux et étrangers
– Position des syndicats
– Position des patrons
– Déroulement des grèves: temps, territoires, répertoire d’actions
– Les temps de la grève
– Les territoires de la grève
– Un répertoire d’actions ouvrières
– Acteurs «extérieurs»
– La mouvance révolutionnaire
– Positions des associations de l’immigration
– Rôle de la presse
– La fin du conflit – et son retour?
– Les grèves du début des années 1970: des événements?
VI. Les immigrés dans les luttes ouvrières autonomes à Genève et en Suisse romande au début des années 1970: un rôle central?
VII. L’operaio multinazionale in Svizzera (1974)
VIII. Annexes
Presse
Un beau livre sur l’histoire du mouvement ouvrier en Suisse !
L’historien Alain Mélo et Alda De Giorgi, sociologue et archiviste, ont publié en fin d’année dernière un remarquable ouvrage sur l’histoire récente du mouvement ouvrier en Suisse. Companeros de la emigracion ! Lavoratori emigrati !: immigration et luttes ouvrières en Suisse romande 1968-1974 (Antipodes, 2024), tel est son titre qui dévoile son programme. La question qui structure l’ouvrage est celle de «place centrale de l’immigration dans les luttes ouvrières autonomes à Genève et en Suisse romande au début des années 1970!» (p. 25).
Histoire du travail et histoire de l’immigration apparaissent souvent comme deux champs de recherche séparés. Alain Mélo et Alda De Giorgi proposent dans ce livre de réunir les deux questions dans une perspective féconde. En conclusion de l’ouvrage, on peut lire que, dans la période 1968-1974, «!le rôle de la main-d’oeuvre étrangère est fondamental !» dans le renouveau des pratiques de mobilisation (p. 260). Mélo et De Giorgi rappellent tout d’abord que le recours à la grève devient plus fréquent à partir de 1969 et s’intensifie encore à partir de 1974. À l’époque, beaucoup de ces grèves sont stigmatisées, y compris par certains syndicalistes, comme étant provoquées par des «meneurs étrangers!» peu au fait des règles de la paix du travail.
Il y a donc un enjeu délicat à revenir sur la question du rôle de la main-d’œuvre étrangère dans le mouvement ouvrier helvétique de la seconde moitié du XXe siècle. Confirmer la part prise dans ces conflits par des ouvriers et des ouvrières immigré.es reviendrait, d’une certaine manière, à accréditer ces discours contemporains des faits. Mélo et De Giorgi soulignent que la main-d’œuvre «!constitue la masse principale des ouvriers et ouvrières d’usine!» et des chantiers, pourrait-on ajouter. Dès lors, il est naturel que leur place soit centrale dans les luttes de la période et qu’ils et elles «!impulsent une sorte d’élan en refusant, quand cela était impératif, le statu quo de la paix du travail !» (p. 260). Le relais de ces impulsions est assuré par les groupes de la Nouvelle gauche qui s’activent dès 1968 et voient dans le retour des grèves une confirmation de leurs espoirs politiques. Mais, notent les deux auteurs, «!les syndicats furent toujours présents soit marginalement soit au coeur des mobilisations et que leur défection fut toujours tragique – soit qu’ils fussent satisfaits de l’issue du conflit, soit qu’ils aient lâché les grévistes en cours d’action (comme chez Bobst) » (p. 259).
Ce livre s’appuie sur une recherche fouillée en archive qui a permis aux auteurs d’étudier en détail cinq grèves!: celle des chantiers de l’entreprise Murer, à Genève, en 1970!; celle de la métallurgie genevoise en mars 1971; les débrayages aux usines Paillard, à Yverdon, entre 1970 et 1974 et enfin la grève de la fabrique de pianos Burger et Jacobi, à Bienne, à l’été 1974. Après deux chapitres contextuels, Mélo et De Giorgi racontent ces grèves, en puisant tant dans les archives syndicales que patronales ainsi que dans les témoignages qui ont pu être recueillis auprès des actrices et acteurs. Après ces récits, le livre propose une comparaison entre ces différentes grèves : quels sont les points communs!? Quelles sont les différences!? Comment débutent-elles et comment se terminent-elles!? Enfin, un chapitre de conclusion tâche de répondre à la question posée de la place, centrale ou non, de la main-d’oeuvre étrangère dans ces mouvements.
Companeros de la emigracion! Lavoratori emigrati!: immigration et luttes ouvrières en Suisse romande 1968-1974 est un livre à mettre entre toutes les mains à une période où la xénophobie jette, une fois encore, son voile sombre sur la vie politique de notre pays. Le style adopté est clair et pédagogique, on entre avec plaisir dans les récits de ces mouvements trop souvent oubliés et les abondantes illustrations permettent de se mettre dans l’ambiance de l’époque.
Frédéric Deshusses, Le Courrier – Supplément Syndicom, mercredi 10 décembre 2025.






