Un impérialisme électrique

Un siècle de relations économiques helvetico-argentines (1890-1979)

Lucas Isabelle,

ISBN: 978-2-88901-186-5, 2021, 504 pages, 34€

Portant sur les relations économiques et politiques entretenues par la Suisse et l’Argentine au XXe siècle, ce livre porte un éclairage inédit sur un pan méconnu de l’histoire suisse.

Format Imprimé - 42,00 CHF

Description

Entre une émigration marchande qui donne naissance à la colonie suisse de Buenos Aires, des échanges de céréales contre des produits industriels, des investissements électriques, des relations d’affaires de tout ordre et des interventions politiques, les relations entre la Suisse et l’Argentine furent intenses au XXe siècle et, sans conteste, tout aussi importantes pour l’un que pour l’autre pays. Pourtant, l’histoire de ces relations n’avait encore jamais fait l’objet d’une étude systématique. 

Analysant les différents rounds des négociations dans lesquels sont forgées les relations helvético-argentines, cet ouvrage donne aux acteurs tant privés que publics qui s’y impliquent une attention appuyée. Il suit les mécanismes qui conduisent à des échanges toujours plus inégaux entre les deux pays au fur et à mesure que se développe la place financière suisse. De là émerge la question de l’existence d’un impérialisme helvétique, une question encore en germe dans le champ de l’historiographie. 

Ce livre apporte des éléments d’analyse nouveaux permettant de mieux dessiner les caractéristiques impérialistes d’une « petite » puissance industrielle et financière en terre argentine.

Isabelle Lucas est licenciée en sciences sociales et docteure en histoire. Elle travaille actuellement au service de la recherche pour la Haute école spécialisée de Suisse occidentale. 

Table des matières

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

1. JETER L’ANCRE EN ARGENTINE, 1891-1937

2. CONSOLIDER LES POSITIONS ACQUISES, 1937-1946

3. À L’ÉPREUVE DU PÉRONISME, 1946-1955

4. ENTRE LA SUISSE, LE CLUB DE PARIS ET LE FMI : L’ARGENTINE PRISE EN TENAILLE PAR LE MULTILATÉRALISME, 1956-1961

5. DIRIGEANTS SUISSES ET MILITAIRES ARGENTINS : UNE AFFAIRE DE GROS SOUS (1966-1979)

CONCLUSION

ACRONYMES

ANNEXES

NOTICES BIOGRAPHIQUES

BIBLIOGRAPHIE

INDEX DES PERSONNES

INDEX DES ENTREPRISES, ASSOCIATIONS ET INSTITUTIONS

Presse

Revue Suisse d’histoire

Isabelle Lucas, Un impérialisme électrique: un siècle de relations économiques helvético-argentines (1890–1979), Lausanne: Antipodes, 2021, 504 pages.

Dans ce livre, Isabelle Lucas analyse les rapport commerciaux et financiers entre la Suisse et l’Argentine de la dernière décennie du XIXe siècle à la fin des années 1970, relatant l’histoire largement méconnue des relations d’un pays jugé périphérique avec un des pays capitalistes les plus puissants de la période.

Résultat d’une remarquable et ambitieuse recherche en archive, le livre représente une contribution majeure pour les historiographies nationales argentines et suisses. Pour l’Argentine, le poids et l’influence économique de la Suisse permet de porter un regard nouveau sur des récits historiques s’étant largement focalisés sur le rôle et les implications du Royaume Uni d’abord, et des États-Unis ensuite. Pour la Suisse, cet ouvrage documente l’importance d’un pays qui a représenté l’une des destinations privilégiées des migrants et des capitaux, de même qu’un partenaire commercial majeur pour une Argentine en développement. Finalement, dans une portée internationale, cette recherche illustre les moyens déployés par un petit pays capitaliste n’ayant pas participé à des conquêtes territoriales pour faire sa place dans un «monde périphérique» essentiellement dominé par de grandes puissances impériales ou impérialistes.

Si les chiffres globaux suggèrent que ces deux pays sont des partenaires mineurs, certains produits attestent une dépendance commerciale considérable, dont les implications étaient proportionnellement plus importantes. Autour de la deuxième guerre mondiale, alors que les importations de machines et moteurs depuis la Suisse – l’Argentine étant en plein processus d’industrialisation – passent de 3,9 à 37,7% entre 1937 et 1945, les céréales produites en Argentine deviennent fondamentales pour sécuriser les besoins alimentaires de la Suisse dès la fin de la guerre. Lucas montre comment les enjeux et tensions autour de ces secteurs avaient des répercussions bien plus générales, car ces négociations ne portaient pas seulement sur leur prix mais impliquaient également des discussions relatives à l’échange d’autres produits, sans compter leur impact sur le rapatriement des profits et des arrangements financiers. De plus, ces problématiques exercent un impact dépassant les relations bilatérales de la Suisse et de l’Argentine, touchant et influençant les intérêts et rapports économiques avec d’autre acteurs et puissances internationales, telles que l’Etats-Unis, le Royaume-Uni ou l’Allemagne.

L’importance des capitaux suisses en Argentine – et plus généralement en Amérique latine – est une réalité que l’historiographie a trop longtemps ignorée. Bien qu’ils ne représentent qu’une minorité des investissements suisses à l’étranger, ces capitaux étaient à la hauteur de ceux du Royaume-Uni et des États-Unis dans ce pays. La manière dont ces investissements se lient à des aspects commerciaux et à des intérêts politico-économiques et comment ils se déploient par le biais des efforts de la communauté argentine d’origine suisse représente l’élément distinctif de l’approche de Lucas. Ce faisant, elle souligne une facette familiale du modèle capitaliste suisse et la persistance de réseaux qui ont joué un rôle déterminant dans la représentation de la défense des intérêts suisses en Argentine, plusieurs générations après la migration. La «saga électrique», où Lucas reconstruit l’histoire des investissements suisses dans le marché électrique argentin, consiste en l’une des parties les plus intéressantes de la recherche. Pendant presque un siècle, des Suisses ont étroitement contrôlé l’une des plus importantes sources énergétiques du pays, d’autant plus qu’elle était déterminante au développement et à l’industrialisation du pays. Cet état de fait nous invite à réviser des hypothèses qui s’étaient jusqu’alors largement concentrées sur la domination impérialiste des capitaux britanniques et américains.

Si le sérieux de cette solide recherche académique et les nouvelles perspectives que ce livre apporte sont à saluer, certains aspects auraient pu être davantage approfondis. Le fait que les entreprises d’électricité suisses ont échappé aux politiques de nationalisation du gouvernement de Perón alors que leurs homologues britanniques et nord-américaines ont été expropriées est surprenant. D’autant plus que le secteur électrique et les tarifs énergétiques ont joué un rôle central dans les politiques d’industrialisation et de distribution des rentes du péronisme. Bien que dépassant le cadre exploré par le livre, on se demande si la politique internationale de la troisième voie adoptée par Perón dans le cadre de la Guerre froide n’exerce pas, ici aussi, un impact: dans l’immédiat après-guerre, la Suisse devient en effet le premier fournisseur d’armes d’un gouvernement dont 37% du budget était consacré à l’armée (p. 221).

Une autre question ouverte concerne le rapport entre la Suisse et les dictatures argentines. Face aux peurs de nationalisation et aux tensions sous Perón, les compagnies suisses d’électricité ont essayé de vendre leur entreprise au gouvernement militaire d’Ongania d’abord, puis ont finalement concrétisé cette vente à l’État argentin durant la dictature de Videla, en 1978–1979. Au-delà des conditions de la nationalisation (visiblement très profitable aux actionnaires), cette mesure est en opposition directe avec les politiques d’un gouvernement autrement fortement engagé dans la libéralisation économique et la privatisation du secteur public. De plus, Martinez de Hoz, ministre de l’économie et responsable de la nationalisation, avait siégé du Conseil d’administration d’une des compagnies. Quelles étaient les conditions financières des compagnies prises en charge par l’État argentin? Est-ce que les dictatures permettaient de sceller de meilleures affaires? Pour qui et pourquoi? Ces questions sont d’autant plus importantes que ces compagnies allaient être reprivatisées au début des années 1990.

Malgré cela, l’histoire que Lucas déroule est novatrice, passionnante, pleine de détails intéressants et de pistes pour de futures recherches. Elle est aussi l’histoire d’une Suisse qui a su se positionner et s’accommoder aux intérêts de ces régimes et idéologies variées ayant été à la tête de l’Argentine, attestant cette capacité singulière de llevarse bien con Dios y con el Diablo, si caractéristique à l’histoire de ce pays.

Compte rendu de Sebastian Alvarez dans la Revue Suisse d’Histoire Vol. 73/1, 2023, Genève