Sauver les enfants, sauver l’Arménie

La contribution du pasteur Antony Kraft-Bonnard (1919-1945)

Nigolian, Sisvan, Roman, Pascal,

2020, 208 pages, 21 €, ISBN:978-2-88901-175-9

« Sauver les enfants, sauver l’Arménie » est consacré à l’oeuvre d’accueil d’enfants arméniens, dans le contexte du génocide des Arméniens de 1915, menée par le pasteur Antony Krafft-Bonnard (1869-1945) en Suisse dans la région genevoise (Begnins et Genève).

Format Imprimé - 26,00 CHF

Description

Sauver les enfants, sauver l’Arménie est consacré à l’oeuvre d’accueil d’enfants arméniens, dans le contexte du génocide des Arméniens de 1915, menée par le pasteur Antony Krafft-Bonnard (1869-1945) en Suisse dans la région genevoise (Begnins et Genève).

Ce livre rend compte de cette page d’histoire de la Suisse à laquelle le pasteur Krafft-Bonnard a contribué à sa manière, dans le contexte plus large de l’accueil des réfugiés en Suisse au début du XXe siècle. La disponibilité d’archives liées à l’histoire du Foyer arménien fondé et dirigé par Antony Krafft-Bonnard constitue par ailleurs une occasion de faire connaître cette oeuvre d’accueil et de la situer dans la perspective sociopolitique de cette période autour de la Première Guerre mondiale. La publication d’un certain nombre d’archives (essentiellement des photos) accompagne les textes rédigés par des descendants d’enfants accueillis par Krafft-Bonnard, des membres de la famille qui se sont particulièrement intéressés à cette histoire, et des historiens qui ont apporté leur précieuse collaboration à cette réalisation.

Table des matières

• Préface (Hans-Lukas Kieser)

• Introduction (Sisvan Nigolian et Pascal Roman)

Partie 1. Le contexte et l’histoire

• Antony Krafft-Bonnard, intellectuel suisse et citoyen de l’humanité (Vincent Duclert)

• Les Arméniens et la Suisse, bref aperçu historique (Tigrane Yégavian)

• Les réfugiés arméniens en Grèce et l’action humanitaire de l’UGAB (Vahé Tachjian)

• Intermède: Lettre à Antony Krafft-Bonnard (Harry Koumrouyan)

Partie 2. L’œuvre d’Antony Krafft-Bonnard

• Le pasteur Antony Krafft-Bonnard: un Suisse pour la défense des Arméniens (Sévane Haroutunian)

• Le pasteur Antony Krafft-Bonnard : une vie au quotidien consacrée aux orphelins arméniens, à Begnins et à Genève (Monique Richardot-Coulet et Pierre Coulet)

• Les écrits d’Antony Krafft-Bonnard pour l’Arménie (Pascal Roman)

• Intermède: En face de l’Ararat (Sisvan Nigolian)

Partie 3. La succession

• Le devenir du Foyer Arménien de Begnins et de Genève et des enfants accueillis (Sisvan Nigolian et Pascal Roman)

• Catherine Krafft: l’altruisme en héritage? (Patrick Cabanel)

• Traumatisme collectif et échos transgénérationnels: de l’Arménien au sujet singulier (Saskia von Overbeck Ottino)

 

• Portait d’Antony Krafft-Bonnard

• Bulle pontificale

• Publications d’Antony Krafft-Bonnard

Presse

Compte-rendu dans le numéro 129/2021 de la Revue historique vaudoise

La tragédie arménienne est aujourd’hui bien attestée ; elle prit la forme d’un génocide perpétré par les ottomans, dès les tueries protogénocidaires de 1894-1897, suivies de celles des années 1915 ; ce crime contre l’humanité a été reconnu, en 1987 par l’Union européenne, alors que le gouvernement turc actuel continue de le nier. D’où l’importance de la recherche historique autour des années 1915 à 1945 afin de suivre au plus près les victimes et les témoins de cette tragédie ainsi que les porteurs de l’exigence réparatrice. C’est en ce sens que la capacité d’indignation et de mobilisation menées par le pasteur vaudois Antony Krafft-Bonnard (1869-1945) et sa femme Hélène Bonnard, pour secourir des enfants rescapés des massacres, est incontournable ; elle était jusqu’à présent restée confidentielle et non explorée. À l’occasion du 150e anniversaire de sa naissance, l’ouvrage coordonné par un descendant du pasteur et par un descendant des orphelins arméniens hébergés vient combler et nourrir le nécessaire travail de mémoire qui se révèle d’une tragique actualité au moment où les massacres et les exils de populations chrétiennes redoublent au Moyen-Orient. Structuré en trois parties, le récit à plusieurs voix intègre de manière originale la restitution des faits et la question de la transmission des valeurs qui ont contribué, au sein d’une même famille, à susciter l’action philanthropique, non seulement sur le front de l’assistance à personne en danger, mais aussi sur le plan de l’action diplomatique au plus haut niveau. Une première contribution de Vincent Duclert dresse le contexte international dans lequel se manifesta le pasteur Krafft-Bonnard. C’est celui du désintérêt des grandes puissances du moment pour la cause arménienne sacrifiée au nom d’une realpolitik, au contraire des petits pays, dont la Suisse, qui y trouvèrent un enjeu humanitaire de première importance. Le point culminant de l’abandon des Arméniens à leur triste sort fut le Traité de Lausanne (1923) et ses conséquences : les persécutions redoublées, l’expulsion des survivants, l’appropriation de leurs biens et la systématique éradication de leur présence millénaire par la puissance turque. Elle n’aura de cesse et provoquera la migration de milliers de survivants aussi bien au Moyen-Orient qu’en Europe et en Amérique. Tigrane Yégavian et Vahé Tachjian évoquent de manière sommaire deux aspects de ce mouvement migratoire vers la Suisse et la Grèce. Face à cette tragédie, se dresse en Suisse romande la figure du pasteur de l’Église libre vaudoise dont l’œuvre à hauteur d’homme reste emblématique de la capacité d’action qu’impulsent les convictions humanitaires. Sévane Harotounian rappelle combien, très tôt, dès les premiers massacres de 1896, s’élevèrent sa voix et son action. Elles n’auront de cesse, au point de se consacrer entièrement à cette tâche dès 1919 ; sa compassion le conduira à fonder le Foyer arménien de Begnins et son extension genevoise, le Foyer de Champel. De 1921 à 1933, 142 orphelins, garçons et filles furent accueillis à Begnins. Ils poursuivirent une formation secondaire, professionnelle et même supérieure pour certains, hébergés au Foyer de Champel à Genève jusqu’en 1944. Monique Richardot-Coulet et Pierre Coulet en dressent minutieusement la démarche. Ils soulignent la constante préoccupation d’offrir la meilleure éducation possible (école active) dans les contextes vaudois et genevois sans couper ces jeunes déracinés de leur histoire et de leur culture, religion comprise. Pour cela, l’éducation y fut donnée à la fois dans leur langue et en français. Pédagogue et « père » des enfants du foyer, le fondateur déploya d’intenses contacts par ses réseaux nationaux et internationaux afin d’obtenir les fonds nécessaires au soutien de l’œuvre ; il poursuivit en même temps un constant labeur d’information et de dénonciation du génocide, alors que rares étaient les voix se faisant entendre dans ce sens.

Afin d’en rendre compte, la contribution de Pascal Roman est centrale, car il analyse les écrits du pasteur au sujet de la question arménienne, soit 30 fascicules entre 1919 et 1944. Ils dévoilent une extrême sensibilité à la justice entre les peuples, un sens de l’accueil et une foi inébranlable. Ils révèlent aussi combien les grandes puissances étaient informées de la situation par des acteurs porteurs de conviction. Ils montrent aussi la capacité de réajustement de l’action selon l’évolution de la situation. Alors qu’au départ, il s’agissait de former des élites arméniennes à même de reconstruire une nation, après le traité de Lausanne et la fin de toute perspective d’avenir sur sol arménien historique, Krafft-Bonnard se tourna vers une pédagogie active visant l’épanouisse-ment des jeunes et la thérapie face aux traumatismes endurés.

Une troisième partie s’intéresse à la fois au devenir des enfants accueillis (Sisvan Nigolian et Pascal Roman) et s’interroge sur la transmission de la démarche philanthrope au sein d’une même famille. À ce sujet, Patrick Cabanel éclaire la figure de la fille du pasteur, Catherine, et son action à l’école de Beauvallon, dans la Drôme, qui fut un refuge pour enfants juifs pourchassés durant la Seconde Guerre mondiale, ce qui lui a valu la médaille des Justes. En posant la question de « l’altruisme en héritage », il ouvre une intéressante discussion. Mais, plus qu’une transmission familiale, il s’agit, de mon point de vue, d’une transmission de valeurs humanistes par une minorité religieuse, un milieu spécifique qui est celui de l’Église libre vaudoise (1847-1966) à laquelle appartenaient de manière active les Krafft (Vevey), et les familles alliées, Bonnard (Nyon) et Verrey (Lausanne), emblématiques d’un réseau nourri de la pensée d’Alexandre Vinet. Leur convic-tion partait du principe que l’on ne naît pas chrétien, mais qu’on le devient par choix ; dès lors s’impose l’im-pératif catégorique de traduire sa foi dans la dimension caritative de l’action chrétienne et dans la fondation de multiples œuvres philanthropiques ; le Foyer arménien n’en fut qu’une parmi bien d’autres, soutenues en contexte vaudois par des acteurs issus d’une minorité dont il conviendrait d’introduire l’histoire, les valeurs et les réseaux, afin de mieux situer l’engagement des Krafft-Bonnard. En point final à l’ouvrage, Saskia von Overbeck Ottino aborde la question du traumatisme collectif/ethnique et de sa guérison ou tout au moins de sa rédemption transgénérationnelle ; elle souligne la logique réparatrice qui a dirigé l’action et montre l’actualité des modalités d’accueil mises en place au Foyer de Begnins. Toutes ces contributions, enrichies de photos et de copies de documents, font de ce livre une grande leçon d’humanisme et de fraternité, exemplaire à bien des égards.

Jean-Pierre Bastian

 

Compte-rendu sur la plateforme OpenEdition

Cet ouvrage raconte le combat diplomatique et humanitaire en faveur de l’Arménie mené durant près de vingt-cinq ans par Antony Krafft-Bonnard (1869-1945), « pasteur devenu passeur » d’enfants (p. 81). Il est le récit de l’engagement tenace et singulier de cet homme, et d’autres amis de l’Arménie, afin que « le travail de subversion » élaboré par les Kémalistes et visant à la destruction d’un avenir arménien ne se réalise pas.

Les auteurs précisent que ce livre est « le fruit d’une rencontre chargée en émotions », à l’instar, je dirais, de la rencontre des lecteurs avec les descendants, y compris ceux de cœur, qui nous livrent, au travers de ces lignes, comment ils ont, d’une manière ou d’une autre, (sur)vécu et grandi grâce à Antony Krafft-Bonnard, aussi appelé Papa Krafft. L’engagement d’Antony Krafft-Bonnard a pris plusieurs formes, avec des actions d’envergure diverse, de la publication de brochures aux conférences pour réveiller l’opinion publique, en passant par les rencontres politiques, durant lesquelles, avec virulence, il s’est attaché à « révéler les responsabilités des puissances et la trahison des promesses, l’abandon et le sacrifice d’une nation pour des intérêts économiques et pétroliers » (p. 91). Cependant, son action majeure, peut-être la plus intime et la plus « folle » penseront certains – ici célébrée dans ce livre –, est l’accueil, avec son épouse née Hélène Bonnard et deux de leurs enfants, de 142 orphelins arméniens à Begnins et à Genève.

Le livre est construit autour d’archives inédites, incluant photographies, cartographie, coupures de presse et documents d’identité ; nous découvrons au fil des pages les noms de celles et ceux qui ont sauvé femmes, enfants et personnes âgées arméniennes – les derniers survivants d’une éradication planifiée et systématique. L’ouvrage, composé de trois parties, porte donc à notre connaissance ces multiples actions menées par Antony Krafft, desquelles trois préceptes se dégagent : « protester, donner abri et éduquer ».

La première partie dépeint le contexte historique, en rappelant les conflits internationaux qui ont gangrené l’Europe et leurs répercussions sur les petits États qui, comme l’Arménie, ne trouvèrent pas voix au pupitre lors de la redéfinition des frontières suite à la chute de l’Empire Ottoman puis, plus tard, des deux grandes guerres. Aux côtés des grandes et tristes dates qui ont marqué la disparition du peuple arménien, nous lisons les critiques adressées sans relâche par Antony Krafft-Bonnard à la communauté internationale. Mais nous apprenons aussi comment l’aide et la solidarité se sont mises en place pour aider les rescapés, avec le rôle crucial joué par la Grèce, déjà terre d’accueil des réfugiés au début du siècle dernier. Les conditions de vie y étaient catastrophiques malgré l’aide et l’engagement du gouvernement grec qui, à défaut de moyens, a vu mourir de maladies des milliers d’orphelins arméniens. Des initiatives locales et internationales ont existé pour enrayer cette misère, en assurant travail et revenus ainsi que des transferts de populations, en particulier vers la France, le Brésil, l’Argentine, le Liban et la Syrie. 

La deuxième partie de l’ouvrage retrace l’histoire mouvementée de l’accueil des orphelins arméniens en Suisse, que l’extrême précarité dans les orphelinats au Proche-Orient et en Grèce a accéléré. Au travers du récit de la création de divers organes (Société suisse d’immigration et de patronage d’orphelins arméniens, Fédération des Comités suisses amis des Arméniens, Ligue internationale philarménienne) à la tête desquels l’infatigable défenseur de l’Arménie et des Arméniens a joué un rôle clé, nous comprenons comment une initiative pourtant éminemment utile a petit à petit été détruite faute de soutien, notamment financier.

Aux yeux du pasteur vaudois, les initiatives pour l’accueil des orphelins en Suisse sont insuffisantes. En 1921, il quitte le pastorat et ouvre le Foyer arménien, constitué d’un orphelinat et d’une école à Begnins ainsi que d’un foyer à Genève, et se consacre pleinement à ceux qui deviendront « ses » enfants. L’exceptionnalité d’Antony Krafft-Bonnard se prolonge et se matérialise dans le modèle pédagogique novateur poursuivi au Foyer. Entre une instruction religieuse œcuménique et une éducation nationale arménienne, raccordée toutefois aux programmes suisses, la logique de l’accueil est révélatrice du souci initial de son fondateur, à savoir former des intellectuels en mesure de gouverner « l’Arménie future »1. Parmi toutes ses préoccupations, notons sa sensibilité au bien-être mental des enfants, dont les souffrances causées par les traumatismes vécus. Il se met en quête de fonds supplémentaires pour leur donner accès à des soins adaptés. Néanmoins, le Traité de Lausanne anéantit tout espoir d’une Arménie libre et complexifie la situation de ces jeunes apatrides, amenés à rester en Suisse ou à migrer ailleurs.

Progressivement privé du soutien financier de la Fédération, Antony-Krafft multiplie les conférences en Suisse et à l’étranger, pour trouver des donateurs et assurer ainsi le fonctionnement du foyer au quotidien. Les « brochures », un ensemble de près de 700 pages, sont le support matériel de ces collectes de fonds. En outre, elles sont le témoin « factuel et affectif » de son engagement sans faille pour les enfants arméniens et pour l’Arménie, soulignant ô combien il fut un « pionnier » du travail humanitaire. Guidés par sa foi chrétienne tout au long de l’accomplissement de son œuvre politique et humaine inédite, ses écrits, en plus d’être une précieuse source de connaissance de l’histoire arménienne, dévoilent par ailleurs ses affects : espoir, désillusion, lassitude, indignation, inquiétude, et surtout cette « force de l’espérance » (p. 141) qui, tel un parent à jamais responsable de ses enfants, ne le quitta jamais (p. 145).

La troisième partie, qui se veut plus réflexive, s’intéresse au « devenir du foyer arménien de Begnins et de Genève et des enfants accueillis » (p. 155) et emploie cette plongée dans les histoires et l’Histoire pour questionner les notions de l’altruisme et de résilience. Nous y lisons le devenir singulier de trois orphelins dont les vies ont en commun « la terre de leur naissance », l’Arménie, et leur terre d’accueil, la Suisse. Après la lecture des faits tragiques de l’histoire arménienne, associés à la reconnaissance encore contestée du génocide et aux impossibles réparations des atteintes au peuple arménien, il émane de ces destins divers espoir et réconfort. Il en est de même avec le prolongement du projet de vie (de sa vie et de la vie de l’Autre) entrepris par Antony Krafft-Bonnard, dont l’héritage est assuré en Suisse avec la Fondation Armenia, ayant pour but « la survie du peuple arménien sur les plans spirituels, moral, culturel et matériel » (p. 164) à travers diverses initiatives telles que l’accueil d’étudiants arméniens, la construction d’une église arménienne et une revue.

L’abord de la problématique de l’héritage du point de vue de la psychologie nous invite à nous interroger, au regard de l’histoire de vie de Catherine Krafft, fille d’Antony Krafft-Bonnard, sur les gestes d’entraide de rescapés (plus particulièrement les Arméniens) en faveur de nouvelles victimes (notamment juives) entre 1942-1945. S’appuyant sur une réflexion autour de « la personnalité altruiste » de Samuel et Pearl Oliner (1988), l’avant dernier chapitre souligne « l’audace et l’inventivité sociales » des foyers pastoraux, à l’image de celui dont était issue Catherine Krafft qui, comme son père, consacra sa vie aux enfants, à leur éducation et à leur(s) soin(s). Mais ce chapitre ainsi que le suivant sont un miroir tendu au lecteur, mettant en lumière cette résonnance avec le présent tout au long de cet ouvrage. « Les acteurs sont différents ; la folie est la même », nous dit Harry Koumrouyan, dont les parents ont reçu le soutien d’Antony Krafft-Bonnard (p. 83). En tant que lecteurs du XXIe siècle, subjugués par la dévotion de cet homme mais aussi révoltés par la répétition des tragédies humaines, nous nous questionnons, au travers des témoignages et réflexions présentés, sur notre (in)capacité à apprendre du passé (p. 134). Les liens tissés entre le travail de Papa Krafft, figure d’accueil capable d’offrir un toit sous lequel la résilience peut éclore, et l’accueil ou plutôt le sort actuellement réservé aux réfugiés en Suisse et ailleurs, nous forcent à réfléchir à nos engagements, à notre responsabilité, tant au niveau collectif et politique qu’individuel et humain.

À l’heure de la commémoration de la rafle des intellectuels arméniens du 24 avril qui marqua le début du génocide, l’universalité de la question arménienne demeure, aujourd’hui comme hier. Pour conclure, les mots d’Antony Krafft-Bonnard pointent la singularité du peuple arménien, tout en mettant en perspective l’universalité des problématiques soulevées à la suite de génocide : « Ce n’est pas une aumône que nous lui devons, mais c’est une réparation, dans un sentiment d’un devoir à accomplir à l’égard d’une victime injustement accablé ». De cette leçon de vie que nous offre l’histoire, nous retenons « le devoir d’humanité ». Dans ce combat pour la reconnaissance du génocide, sauver les enfants arméniens consistait à créer l’avenir, à l’heure où un peuple et un territoire étaient en voie de disparition.

1 Le problème arménien, 1928, p.51

Article de Julie Pluies sur la plateforme OpenEditions Journals, mai 2021

 

 

« Sauver les Enfants, sauver l’Arménie » sous la direction de Pascal Roman et Sisvan Nigolian

Cet ouvrage raconte le combat diplomatique et humanitaire en faveur de l’Arménie mené durant près de 25 ans par Antony Krafft-Bonnard (1869-1945), « pasteur devenu passeur » d’enfants (p.81). Il est le récit de l’engagement tenace et singulier de cet homme, et d’autres amis de l’Arménie, afin que « le travail de subversion » élaboré par les Kémalistes et visant à la destruction d’un avenir arménien, ne se réalise pas.

Cet ouvrage, nous disent les auteurs, est « le fruit d’une rencontre chargée en émotions », à l’instar, je dirais, de la rencontre des lecteurs avec les descendants, y compris ceux de cœur, qui nous livrent, au travers de ces lignes, comment ils ont, d’une manière ou d’une autre, (sur)vécu et grandi grâce à Antony Krafft-Bonnard, aussi appelé Papa Krafft.

L’engagement d’Antony Krafft-Bonnard a pris plusieurs formes, avec des actions d’envergure diverse, de la publication de brochures aux conférences pour réveiller l’opinion publique (p.91), en passant par les rencontres politiques, durant lesquelles, avec virulence, il s’est attaché à « révéler les responsabilités des puissances et la trahison des promesses, l’abandon et le sacrifice d’une nation pour des intérêts économiques et pétroliers » (p.91). Cependant, son action majeure, peut-être la plus intime et la plus « folle » penseront certains – ici célébrée dans ce livre-, est l’accueil, avec son épouse née Hélène Bonnard et deux de leurs enfants, de 142 orphelins arméniens à Begnins et à Genève. 

Construit autour d’archives inédites, incluant photographies, cartographie, coupures de presse et documents d’identités, nous découvrons au fil des pages les noms de celles et ceux qui ont sauvé femmes, enfants et personnes âgées arméniennes – les derniers survivants d’une éradication planifiée et systématique. L’ouvrage, composé de trois parties, porte donc à notre connaissance ces multiples actions menées par Antony Krafft, desquelles trois préceptes, se dégagent, « protester, donner abri et éduquer ». 

À l’heure de la commémoration de la rafle des intellectuels arméniens du 24 avril qui marqua le début du génocide, l’universalité de la question arménienne, aujourd’hui comme hier, demeure. Pour clore, les mots d’Antony Krafft-Bonnard pointent la singularité du peuple arménien, toute en mettant en perspective l’universalité des problématiques soulevées à la suite de génocide : « Ce n’est pas une aumône que nous lui devons, mais c’est une réparation, dans un sentiment d’un devoir à accomplir à l’égard d’une victime injustement accablé » De cette leçon de vie que nous offre l’histoire nous retenons le devoir d’humanité. » Dans ce combat pour la reconnaissance du génocide, sauver les enfants arméniens consistait à créer l’avenir, à l’heure où un peuple et on territoire étaient en voie de disparition.

 Julie Pluies, pour l’Observatoire de la maltraitance envers les enfants, Avril 2021

 

« Des Arméniens arrivent en Suisse dans les années 1920 »

Erzéroum (ou Erzurum) est bien turque en 1914 et son importance population arménienne est déportée ou massacrée en 1915. Elle avait déjà subi les massacres hamidiens autour de 1895. Une carte avec les frontières de la Turquie de 1923 permet de voir quelles étaient les villes où se concentraient les Arméniens en 1914. Le problème est que son contour est bien fantaisiste, Erevan y apparaît turque tout comme Alexandrette et Antioche (ces deux dernières étaient dans le mandat français de Syrie jusqu’en 1939).
L’ouvrage met en exergue l’œuvre du pasteur Antony Krafft-Bonnard né en 1869 qui, membre du comité exécutif de la Ligue internationale philarménienne, assura un avenir à des jeunes Arméniens réfugiés en Suisse dans l’Entre-deux-guerres. C’est en fait dès la fin du XIXe siècle qu’il se sensibilise aux malheurs des populations chrétiennes de l’empire ottoman. On lui doit une chronologie des persécutions et du massacre des Arméniens dans le dernier demi-siècle de l’Empire Ottoman et les premières décennies de la Turquie ; l’ouvrage s’intitule Les cinq étapes d’un drame de 1878 à 1943.

Toutefois  ce livre commence par rappeler dans quelles circonstances l’avenir des Arméniens fut annihilé lors du traité de Lausanne. Dans les raisons de l’abandon par la France et l’Angleterre des aspirations de ceux-ci à continuer à vivre dans leurs villages anatoliens, il aurait été bon de signaler que si ces puissances sont si aimables avec la Turquie c’est parce qu’elles veulent faire de ce nouvel état turc un rempart contre le communisme. Plutôt que de turcophilie d’une opinion publique (page 34) qui ignore très largement ce qui se passe au Proche-Orient, il aurait mieux valu évoquer un anticommunisme des dirigeants. Les bolchéviques ont d’ailleurs largement bradé l’Arménie sous contrôle russe, des lieux fort symboliques comme le mont Ararat passant sous drapeau ottoman en 1918 en application du traité de Brest-Litovsk.
Sont évoqués les actions, en faveur des réfugiés, de Fridtjof Nansen (à qui on doit le passeport éponyme) et d’Albert Thomas premier président du Bureau international du travail. La présence arménienne en Suisse ne date pas des années 1920 et nombre d’intellectuels de cette origine sont présents en Helvétie à la Belle Époque (page 56). On a toutefois oublié Avétis Aharonian qui réside en Suisse de 1911 à 1917. Il représente la République d’Arménie aux négociations des traités de paix qui suivent la fin de la Première Guerre mondiale à Paris. Il écrit, dans l’ouvrage Le village suisse : « En Suisse, il en faut peu pour que l’impossible devienne possible, alors que chez nous, au contraire même le possible est impossible ». Dans ce titre, la société rurale villageoise suisse est donnée comme un exemple pour une Arménie qui cherche à se réaffirmer comme une nation aspirant à un état.
Bien des choses intéressantes se trouvent en milieu et fin d’ouvrages et en particulier des biographies d’Arméniens pris en charge par l’association piloté par le pasteur Antony Krafft-Bonnard. On apprécie les nombreuses illustrations de l’ouvrage.

Critique sur le site d’histoire Grégoire de Tours, 10 décembre 2020

 

 

Des vécus traumatiques

Un livre pensé comme un double hommage, aux victimes du génocide de 1915 et à l’œuvre d’un pasteur romand.

L’un est le fils de Barkev Nigo-lian, orphelin du génocide des Arméniens. L’autre est l’arrière-petit-fils du pasteur Antony Krafft-Bonnard. Les deux se sont réunis pour proposer ce récit historique, fondé sur des archives familiales, qui vise à croiser, de manière sensible, des parcours de vie marqués par les vécus traumatiques. Le pasteur romand a mené, au début du XXe s., l’accueil de rescapés du génocide arménien – plus particulièrement les enfants – en Suisse. La disponibilité d’archives liées à l’histoire du Foyer arménien fondé et dirigé par Antony Krafft-Bonnard est l’occasion de faire connaître cette œuvre d’accueil et de la situer dans la perspective sociopolitique de l’époque.

La publication d’un certain nombre d’archives (essentiellement des photographies) accompagne les textes rédigés par des descendants d’enfants accueillis par Krafft-Bonnard, des membres de la famille, et des historiens qui ont apporté leur précieuse collaboration à l’ouvrage composé de trois parties : un contexte historique, une description de l’œuvre du pasteur ; et enfin une partie plus réflexive sur l’héritage et la succession. Car au fil de la lecture, on découvre une belle histoire de transmission, qui se perpétue avec la parution de cet ouvrage. Car, comme le soulignent le médecin Sisvan Nigolian et le psychologue Pascal Roman : « Chacun a besoin de savoir d’où il vient ».

Claire Barbuti, Nouvelles d’Arménie Magazine n°277, Octobre 2020

 

Krafft-Bonnard, le père des Arméniens de Suisse

Si les noms de Nansen ou de Lepsius sont inscrits en lettre d’or sur le marbre de l’histoire des grands bienfaiteurs de la nation arménienne, celui du pasteur suisse Antony Krafft-Bonnard (1869-1945) demeure injustement ignoré. Ce livre lui rend hommage.

Ce livre collectif, abondamment documenté, est le fruit d’une rencontre entre le descendant de ce Juste et le fils d’un de ses enfants qu’il avait recueillis. Il rend compte de cette page d’histoire de la Suisse à laquelle le pasteur Krafft-Bonnard (1869-1945) a contribué à sa manière, dans le contexte plus large de l’accueil des réfugiés en Suisse au début du XXe siècle.

Il croise le regard à la fois de plusieurs historiens de renom comme Vincent Duclert et Hans Lukas Kieser, des témoignages rédigés par des descendants d›enfants accueillis par Krafft-Bonnard ainsi que des membres de la famille qui se sont particulièrement intéressés au fondateur et directeur du Foyer arménien. Né à Aigle dans le canton de Vaud en 1869, le pasteur Antony Krafft-Bonnard reste connu pour avoir consacré toute son oeuvre et sa vie au sauvetage d’orphelins rescapés du Génocide en Suisse dans la région genevoise (Begnins et Genève). Il fut parmi les premiers à s’investir dans l’oeuvre de secours aux Arméniens dans la foulée des massacres hamidiens de 1894-1896 ; époque où se mirent en place les fameux comités suisses de secours aux Arméniens organisés dans plusieurs cantons sous la houlette du professeur Georges Godet. Ainsi, la Suisse fut un des pays à l’avant-garde du mouvement philo arménien ; les aides acheminées dans l’Empire ottoman le furent en collaboration avec des missionnaires américains implantés sur place. C’est au sortir de la première conférence du 29 septembre 1896 que le cours de la vie du pasteur Krafft-Bronnard se trouvera bouleversé. Lors de cette réunion, on étudie la question de faire venir des orphelins arméniens en Suisse afin d’être élevés dans des familles qui s’étaient préalablement proposées à en accueillir. Bien que le comité décide unanimement de refuser cette idée pour cause de nombreuses et diverses difficultés, il est toutefois décidé de créer une commission spéciale en charge de ce projet, officiellement rattachée au comité général. Le pasteur Krafft-Bonnard est alors désigné comme président de cette commission, nommée, Société Suisse d’immigration et de patronage d’orphelins arméniens. La Suisse se voit alors accueillir une trentaine d’orphelins reçus dans des familles qui en assumaient la charge financière, morale et éducative. Le pasteur Krafft-Bonnard accueille le premier orphelin arménien, Ohannès Hatschadourian (Jean Dourian), à la gare de Genève en 1897. La commission élargit son oeuvre en s’occupant également de réfugiés arrivant seuls de Turquie et cherchant un abri en Suisse. Pendant le Génocide, se met en place en novembre 1915, l’OEuvre de secours suisse en faveur des Arméniens, puis en 1918, une Fédération des comités suisses amis des Arméniens, dont le pasteur suisse sera de longues années durant le secrétaire général. Ce dernier sera l’instigateur de la Ligue internationale philarménienne créée à Paris en 1920.

A la fois investi sur le plan humanitaire et animé par sa foi chrétienne, Kraff t-Bonnard fera preuve d’un remarquable activisme diplomatique et politique – notamment en publiant de nombreuses brochures plaidant pour la défense de la Cause arménienne, alors que le traité de Lausanne scellait l’abandon de cet allié lointain et martyrisé. Cet ouvrage à plusieurs voix et pluridimensionnel lui rend hommage, à lui et aux rescapés qu’il a sauvés ; il brosse un portrait émouvant de cet homme qui toute sa vie durant se sera âprement battu pour faire vivre son foyer arménien à Begnins et Genève, formant plusieurs générations d’orphelins, caressant le rêve de voir ses orphelins faire partie de l’élite d’une Arménie libre et indépendante. Seuls trois buts comptaient à ses yeux : protester, donner abri et poursuivre une oeuvre d’éducation. Car à ses yeux, il ne s’agissait pas de mendier l’aumône au nom de la charité chrétienne mais réparer une injustice. C’est effectivement faire justice que de réhabiliter la mémoire de ce grand nom de l’humanité tombé dans l’oubli.

TIGRANE YÉGAVIAN, France Arménie / Septembre 2020