Révolution sexuelle et mouvement de libération des femmes à Genève (1970-1977)

De Dardel, Julie,

2007, 157 pages, 17 €, ISBN:978-2-940146-85-7

Dans la décennie suivant les événements de 68, un renouveau du féminisme prend son essor au niveau international. L’onde de choc, partie des États-Unis, atteint progressivement toute l’Europe. Partout, les jeunes féministes affichent leur radicalité et marquent une rupture avec la première vague féministe qui s’était battue pour l’égalité des droits et l’amélioration de la condition des femmes: le nouveau mouvement réclame la libération des femmes et appelle au renversement de la société patriarcale.

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Description

Dans la décennie suivant les événements de 68, un renouveau du féminisme prend son essor au niveau international. L’onde de choc, partie des États-Unis, atteint progressivement toute l’Europe. Partout, les jeunes féministes affichent leur radicalité et marquent une rupture avec la première vague féministe qui s’était battue pour l’égalité des droits et l’amélioration de la condition des femmes: le nouveau mouvement réclame la libération des femmes et appelle au renversement de la société patriarcale.

À maints égards, le Mouvement de Libération des Femmes revient sur la notion de « révolution sexuelle » instrumentalisée par les hommes de la Nouvelle Gauche étudiante, et ainsi détournée du sens que lui avaient donné des auteurs tels que Wilhelm Reich et Herbert Marcuse. Il apparaît ainsi que, loin de découler naturellement de 68, le MLF s’était formé dans un rapport conflictuel avec ce moment de contestation qui se refusait à relayer ses luttes, systématiquement considérées comme subalternes. Le MLF s’est donc affirmé à travers une double dénonciation: non seulement les mouvements de 68 n’avaient pas libéré les femmes, mais ils avaient même contribué à renforcer leur oppression.

Presse

Dans Vingtième Siècle. Revue d’histoire

L’ouvrage de Julie de Dardel retrace l’histoire du Mouvement de libération des femmes à Genève de 1970 à 1977, sous l’angle de son rapport à la révolution sexuelle. Les nouvelles féministes placent le corps féminin et la sexualité au coeur de leurs analyses et actions et font interagir sphères intime et politique, privée et publique, en cohérence avec une certitude dont elles ont fait leur mot d’ordre: « le personnel est politique ».
Issu d’un mémoire de licence récompensé par le prix Ador en 2006 à l’Université de Genève, cet ouvrage reste une des rares références sur le féminisme suisse. Il s’appuie sur les archives du MLF de Genève (classées et ouvertes au public depuis 2009, dans les locaux d’Espace Femmes International à Genève) et plusieurs entretiens de militantes. Si l’espace privilégié reste Genève, l’auteure prend soin d’inscrire ces luttes dans le cadre plus large du MLF international et souligne notamment les liens et influences réciproques avec les mouvements états-uniens et français. Julie de Dardel a depuis développé d’autres thèmes de recherche, tels que les politiques pénales et les droits humains et a soutenu une thèse de doctorat sur les espaces carcéraux colombiens.
Cette étude s’articule en quatre temps. Le premier chapitre, très théorique, analyse l’influence de Wilhelm Reich et d’Herbert Marcuse, en particulier leurs approches respectives de la libération sexuelle, sur la Nouvelle Gauche et les mouvements de mai 1968. La seconde partie expose la critique féministe d’une « révolution sexuelle » issue de ces mouvements contestataires, porteuse d’une nouvelle forme de domination masculine et dont les militants, ancrés dans le système patriarcal, laissent une place marginale aux femmes et à leurs revendications spécifiques. Dès 1970, en opposition aux principes idéologiques de la Nouvelle Gauche, émerge ainsi un nouveau féminisme à Genève. L’élaboration par les militantes d’une nouvelle théorie de la libération sexuelle, basée sur la réappropriation des thèses de Reich et Marcuse, fait l’objet d’un troisième chapitre.
En effet, le projet féministe (faire advenir une autre société) accorde une place primordiale à la libération du corps féminin et à la sexualité. La dernière partie est consacrée à la pratique militante (mode d’organisation et actions) et présente des combats féministes emblématiques du MLF de Genève, tels que celui pour le droit à l’avortement, l’occupation illégale du Centre Femmes ou encore l’action de solidarité en faveur des détenues de Saint-Antoine.
Illustré par de riches annexes (photographies et affiches), cet ouvrage restitue avec justesse l’histoire de ces féministes antiautoritaires, anticapitalistes et provocantes, qui ont su appliquer leurs idées à leur vie personnelle et militante et maintenir en adéquation la pensée et la pratique.
Toutefois, l’auteure rappelle que l’institutionnalisation du mouvement à la fin des années 1970 en affaiblit la radicalité, au profit d’une réaffirmation des revendications légalistes en faveur de l’égalité des droits.

Colette Pipon, Vingtième Siècle. Revue d’histoire, No 133, janvier-mars 2017, pp. 198-199

Le personnel est politique

Le mouvement de libération des femmes s’est formé, non en filiation directe des événements de 68, mais dans un rapport conflictuel avec les contestations de l’ordre établi qui refusaient de relayer les luttes des femmes et le plus souvent les considéraient comme subalternes.

Ce petit ouvrage est remarquable de clarté, tout en ne faisant aucune impasse sur les débats et les pratiques des années 70.

En quatre chapitres, l’auteure traite et analyse successivement l’ensemble du champ concerné:
    ▪    La nouvelle gauche et la révolution sexuelle, avec une remarquable présentation critique de Reich et de Marcuse.
    ▪    La critique féministe de cette révolution sexuelle, soulignant les décalages entre discours et pratique, relégation des femmes aux tâches subalternes et absence de questionnement de l’oppression des femmes. Le « vivre sans temps mort, jouissons sans entrave » s’est aussi construit contre les femmes.
    ▪    « Le personnel est politique » clé de voute de la pensée féministe (critique de la famille, libération des corps, droit à l’avortement, remise en cause de la sexualité traditionnelle)
    ▪    De la théorie à la pratique (non-mixité, autonomie, groupes de consciences, self aide et démédicalisation, place des lesbiennes, actions publiques).

Illustré de photos et de reproduction d’affiches, ce livre au titre suisse, nous concerne toutes et tous.

Didier Epsztajn, Entre les lignes et le mots, 19 avril 2010

Et Mai 68 enfanta le MLF à Genève

Dans le climat d’ébullition des années septante, les femmes décident de revendiquer leurs droits, notamment sexuels.

En automne 1967, les conditions d’obtention d’une bourse furent modifiées, ce qui défavorisait une majorité d’étudiant-e-s. Le syndicat estudiantin tenta de discuter avec les autorités et distribua des tracts sur les marches et dans l’entrée du bâtiment des Bastions. Au fil des jours, de plus en plus d’étudiant-e-s se mobilisaient, qui distribuaient de plus en plus de tracts… Et c’est ainsi que, parallèlement aux événements du Quartier latin à Paris, à la condamnation par les jeunes de la guerre du Vietnam aux USA, à la contestation qui s’élevait partout dans le monde, l’université de Genève connut sa révolution. Les cours et séminaires furent remplacés par des forums de discussion où les étudiant-e-s remettaient en cause non seulement l’attribution des bourses, mais le contenu des cours, leur forme ex cathedra. Ils se réunissaient aussi dans des arrières salles de bistrots enfumés. Un homme prenait souvent la parole, le verbe haut, la phrase énergique, l’analyse fine. Il nous expliquait le chemin à venir, c’était Charles Magnin, étudiant en histoire, devenu depuis lors responsable des Archives contestataires, le Cohn Bendit genevois, en quelque sorte. Les collégien-ne-s suivirent les étudiant-e-s, affirmèrent leurs propres revendications et défilèrent dans la rue pendant les cours.

Mai 68, c’était la revendication d’un certain nombre de droits: le droit de vote (les Suissesses ne l’avaient pas encore!), le droit de conduire sa vie, de discuter du contenu des études, des conditions de travail, de sa place au sein de la famille et de la société. La révolution de Mai 68 fut finalement celle des femmes qui, partout dans le monde, remirent en question le rôle que la société leur avait attribué pendant des millénaires. En 1949, Simone de Beauvoir avec Le deuxième Sexe, qui lui valut des torrents d’injures, avait ouvert la voie. Mais il fallut Mai 68 pour qu’une prise de conscience générale des femmes éclose.

Le Mouvement de libération des femmes (MLF) de Genève vit le jour en 1970. Alors, ce fut le déferlement d’une source trop longtemps contenue, d’une parole trop longtemps muselée. Les femmes se rassemblèrent, improvisèrent des lieux de discussion et de débats, organisèrent diverses manifs, inventèrent des slogans, constituèrent des groupes de conscience où l’on exprimait son vécu, ses peurs, ses frustrations sur divers sujets. Les féministes défilaient lors du cortège du 1er mai sous la bannière du MLF. Des femmes du planning familial nous apprirent à nous servir d’un speculum pour explorer notre intimité. Nous punaisions sur nos murs des affiches féministes, comme le dessin d’un poisson faisant des bulles devant un vélo avec le slogan: « Une femme sans homme, c’est comme un poisson sans bicyclette. »

Nous lisions des publications féministes que nous discutions entre nous comme Notre corps, nous-mêmes (1977) ou Nos enfants, nous-mêmes (1980). Nous revendiquions la liberté sexuelle, le droit au plaisir, le droit d’avoir des enfants quand nous le voulions ou de ne pas en avoir, le droit à la contraception et à l’avortement (la Suisse a légalisé l’IVG en 2002 seulement). Nous prenions la pilule, nous suivions des cours d’autodéfense. Certaines vécurent en communtautés, mixtes ou non. Nous apprenions la dignité, la fierté d’être femme. Plusieurs publications virent le jour, comme en 1973 le Journal des femmes, dont le premier numéro concernait la contraception et l’avortement, ou De fil en aiguille.

1971, c’est aussi l’année où Yves Saint Laurent créa le premier tailleur-pantalon et le smoking pour femmes. Cela n’a l’air de rien, mais l’irruption du pantalon dans la haute couture eut pour effet de l’autoriser pour les femmes partout, à l’école et dans les entreprises. « Chanel a libéré les femmes, Saint Laurent leur a donné le pouvoir », disait Pierre Bergé.

Le Congrès officiel est chahuté

En 1975 se tient à Berne le très officiel 4ème Congrès des femmes suisses. Même si la vieille garde des militantes pour les droits des femmes lance l’initiative sur l’égalité (qui sera acceptée par le peuple en 1981 et concrétisée par la loi d’application en 1996), le sujet de l’avortement y est soigneusement écarté. Des groupes féministes, dont le GL (groupe de lesbiennes), font irruption en masse dans la salle, distribuent des tracts et investissent la tribune, où une femme du MLF prendra la parole. En marge, elles organisent un anti-congrès, qui rassemble un millier de personnes et traite de tout ce qui est ailleurs occulté. Elles exposent le « labyrinthe lesbien », dédale de panneaux subversifs qui illustrent la vision que la société a des lesbiennes.

Le 30 octobre 1975, un groupe d’une dizaine de femmes du MLF ouvrit la série d’émissions télévisées intitulée « L’antenne est à vous » et imaginée par Claude Torracinta, où différents groupes et associations se présentaient librement en une quinzaine de minutes. Résumer le MLF en un quart d’heure et se mettre d’accord sur l’essentiel fut une expérience inoubliable. (J’en étais).

Les féministes réclamaient depuis des années un local destiné à un « Centre femme ». Le 1er mai 1976, devant le manque d’empressement des autorités municipales, des militantes du MLF occupent un café désaffecté des Grottes, dont elles sont rapidement expulsées. En réponse, elles maçonnent la porte de l’Hôtel de Ville. Genève met enfin un local à disposition, d’abord à la rue Sismondi (qui brûlera), puis au boulevard St-Georges. Celui-ci sera investi par le GL, le groupe des lesbiennes, qui l’occupera jusqu’en 1989.

Un groupe s’est formé en 1990 pour organiser la grève nationale de 1991 (les parcs et les rues fleurissaient en fuchsia), parce que malgré l’inscription du principe de l’égalité dans la Constitution du 14 juin 1981, les féministes ne constataient aucun progrès. Ce groupe s’est appelé « Collectif 14-Juin » et s’est réuni régulièrement pour organiser différentes actions, notamment les journées du 8 mars, la participation au cortège du 1er mai, et autres.

Dans les années 70 – heureuse époque! – plus personne n’osait proférer des propos machistes sous peine de se faire remettre en place par une vague de protestations. Hélas, après les Trente glorieuses, il y eut une première récession en 1974, qui vint péjorer les conditions de travail, les sombres années Thatcher (1979-1990) et Reagan (1981-1989) puis la chute du mur de Berlin, en 1989, qui donna des ailes au néolibéralisme, au profit immédiat, au fric tout-puissant, aux bulles financières qui provoquèrent la crise mondiale que nous connaissons. Les idéaux de Mai 68 n’ont plus cours, pire, sont considérés comme ringards. Etre féministe, aujourd’hui, semble dépassé. Mais il y a encore tant de discriminations envers les femmes, tant d’injustices envers les peuples qu’il faut continuer à lutter pour un monde équitable et juste.

Huguette Junod, Gauchebdo, 1er mars 2013

Dans la revue Offensive libertaire et sociale

Dans ce court ouvrage, l’auteure interroge les liens entre la deuxième vague féministe, Les mouvements de 1968. et la notion de « révolution sexuelle » en étudiant plus particulièrement l’émergence du MLF à Genève dans les années 70. Loin de découler de Mai 68, les mouvements féministes radicaux qui suivirent, tout en s’inspirant d’auteurs comme Reich et Marcuse, critiquent la vision et les pratiques de la «nouvelle gauche» concernant les rapports entre hommes et femmes. Révolutionnaires et anti-autoritaires, ces féministes, en mettant les questions de sexualité et de réappropriation du corps au centre de leur réflexion, prônent ta libération des femmes et l’abolition du patriarcat. Le récit enthousiasmant des premières années du MLF à Genève décrit une lutte radicale ancrée dans le quotidien, à travers des modes d’actions originales.

Offensive libertaire et sociale, décembre 2007

« Ensemble, nous serons plus fortes, plus déterminées et plus dures dans les confrontations ».

Durant les années septante, des femmes dans le monde, principalement aux USA et en Europe, et plus particulièrement à Genève, ont, ensemble, pris conscience de leur aliénation et ont construit leur solidarité dans les mouvements de libération des femmes. Mouvements qui rejettent les hiérarchies et les structures autoritaires de libération, parce que le but qu’elles visent n’est pas l’amélioration des droits des femmes ou leur promotion, mais bien le renversement de la société patriarcale, des femmes (et non de La Femme), parce qu’elles rejettent « l’éternel féminin» et tous les stéréotypes. De nos jours, l’opinion publique a une vision déformée du féminisme et méconnaît complètement la force radicale et libertaire de ce mouvement qui a changé la vie des femmes.

Merci à la jeune historienne Julie de Dardel qui, sur la base des archives du MLF genevois et de témoignages de militantes, nous fait (re)découvrir une histoire passionnante et déjà méconnue.

Outre la relation des faits qui ont secoué la population genevoise, elle donne aussi les fondements idéologiques de la révolution sexuelle de 1968, reprise en mains par les femmes. Wilhelm Reich, qui établit une synthèse entre Freud et Marx, et Herbert Marcuse, qui développa le concept du principe du plaisir dans la société, deux philosophes clairement antiautoritaires et anticapitalistes, étaient les inspirateurs de cette époque. Toutes les actions visaient à politiser la vie privée et à intégrer l’action politique dans le quotidien. L’objectif prioritaire des féministes genevoises était clairement la réappropriation de leurs corps face aux pouvoirs des médecins, des juges et des partis politiques. Et aussi contre les prétentions de leurs mâles camarades de la Nouvelle Gauche! Dans la confrontation, elles ont développé un esprit frondeur plein d’humour, d’impertinences et d’outrances. Les féministes en gardent la nostalgie, cependant le mouvement squat prend la relève!

Maryelle Budry, A tire d’elles, 24, octobre 2007,Libraire l’Inédite, Genève

Retour sur le féminisme et la révolution sexuelle de 68

Entretien avec Julie de Dardel

-Vous mettez l’accent sur le type d’actions « typiquement MLF » qui alliaient une contestation frontale à un aspect ludique. Est-ce lié au mouvement et à sa spécificité ou cela reflétait-il l’air du temps?

Les actions du MLF s’inscrivent effectivement dans la culture de contestation des années 68 et portent ainsi la marque d’un certain goût du scandale et de la provocation. Les militantes voulaient alors défier l’ordre social et ont de loin préféré l’action directe aux voies conventionnelles, marquant ainsi une rupture avec les pratiques des organisations féministes suisses traditionnelles qui s’étaient battues pour le droit de vote. Dans leurs témoignages, les femmes du MLF insistent sur cette joie libératoire, ce plaisir de transgresser les règles associées à ces années de lutte. Bien plus qu’une stratégie médiatique, le mode d’action du MLF s’articulait de manière cohérente avec son contenu politique radical.

– Cette mouvance a-t-elle dû tirer, sous un angle féministe, un bilan de sa remise en cause de la cellule familiale, à l’instar de ce que d’autres mouvements gauchistes ont dû faire?

La pensée libertaire de 68, en particulier en ce qui concerne la remise en cause de la famille petite bourgeoise et autoritaire, est aujourd’hui accusée de tous les maux: elle serait responsable de la désintégration des relations familiales, des échecs scolaires, etc. Ce type de critiques fait partie d’une vaste offensive visant à discréditer l’ensemble des luttes anticapitalistes et antipatriarcales issues de 68. C’est ce que les féministes ont appelé le backlash. Plutôt que de faire amende honorable, certaines intellectuelles féministes du courant radical ont essayé de mettre à jour les véritables visées conservatrices de ce genre d’attaques.

-La réinvention de la sexualité est-elle encore un enjeu central pour le féminisme contemporain?

Dans la pensée politique du MLF, la libération sexuelle était au cœur d’un projet de transformation radicale de la societé. Il fallait que les femmes se réapproprient leur corps, brisent les tabous, combattent les rapports de domination dans les aspects les plus intimes de leur vie. Cette politisation de la sphère personnelle, et plus particulièrement de la sexualité, a été le moteur du MLF. Force est de constater que cet enjeu est devenu pour le moins marginal pour le féminisme le plus « officiel » d’aujourd’hui. Lorsqu’il est évoqué, le thème de la sexualité n’est pas vu sous l’angle d’une libération active, menée par les femmes, mais plutôt sous l’angle de la violence subie par les victimes (viols, harcèlements, etc.). Les normes en matière de sexualité, et les rôles assignés aux hommes et aux femmes qui en découlent, sont pourtant sensiblement les mêmes qu’il y a trente ans. Le discours sur la libération sexuelle n’a pas été évincé parce qu’il n’est plus d’actualité, mais parce qu’un volet plus intégré et « respectable » du féminisme a pris aujourd’hui sa place.

-Comment voyez-vous la dichotomie entre sphère privée et sphère publique qui était en quelque sorte niée. Le problème actuel n’est-il pas de maintenir cette dernière?

Le MLF a nettement mis l’accent sur les questions touchant au vécu des femmes, à la réappropriation du corps et aux relations privées. La question de l’égalité entre hommes et femmes dans la sphère publique n’était que marginalement abordée par le mouvement. Fidèle à ses convictions antiautoritaires, il se montrait en général très critique face aux instances de pouvoir politique et économique. Augmenter le nombre de femmes au Conseil fédéral ou au sein de la direction des entreprises est manifestement devenu une préoccupation importante du féminisme actuel, mais ne faisait pas partie du combat du MLF

-On a retrouvé des militantes « historiques » à l’occasion des débats sur la votation de la solution des délais en 2002, alors qu’elles plaidaient il y a trente ans pour une légalisation totale de l’avortement. Est-ce un paradoxe, une évolution, ou une contradiction assumée?

Plutôt une contradiction assumée et une bonne dose de pragmatisme, dans la mesure où il s’agissait de faire aboutir un combat vieux de presque 50 ans! Je ne pense pas que ces militantes historiques aient renié les raisons profondes pour lesquelles elles se sont battues. Pour le MLF, la campagne pour la légalisation de l’avortement a été l’emblème de la lutte des femmes pour la libre disposition de leur corps, leur liberté sexuelle et leur autonomie. Dans les années 1970, il paraissait inadmissible aux militantes du MLF que l’Etat, l’Eglise ou le pouvoir médical viennent dicter les limites de l’autodétermination des femmes. Elles se sentaient alors assez fortes et unies pour conserver cette posture sans concession.

-Le fonctionnement « basiste » ou conseilliste de ces mouvements a aussi eu ses limites. L’altermondialisme peut-il s’inspirer de cette expérience?

Des limites oui, mais globalement le mode d’organisation non-hiérarchique, informel et décentralisé choisi par le MLF est une expérience assez réussie, qui a permis au mouvement de maintenir son caractère composite, sa créativité et une grande liberté d’initiatives pour les militantes. Contrairement aux idées reçues, je ne pense pas que l’absence de formalisme ait nui à l’efficacité du mouvement, encore moins qu’il soit responsable de sa disparition. Il s’agit d’une tentative de fonctionnement « horizontal » dont pourraient s’inspirer les mouvements sociaux actuels.

-Vous pointez un paradoxe: celles qui manifestaient sous les murs de Saint-Antoine saluent aujourd’hui l’arrivée d’une cheffe de la police. Une illustration du nouvel esprit du capitalisme?

Précisons qu’il ne s’agit pas des mêmes femmes dans la plupart des cas. Mais cet exemple est particulièrement frappant pour illustrer le fossé qui sépare les militantes du MLF des féministes les plus en vue d’aujourd’hui. Dans l’optique anticapitaliste et antiautoritaire du MLF, il aurait été impensable de faire passer la nomination d’une femme à la tête de la police pour une victoire féministe.

Entretien réalisé par Philippe Bach, solidaritéS, n° 114, 19 septembre 2007

La libération des femmes, envers et contre tout

La relation entre le Mouvement de libération des femmes et Mai 68 est ambivalente, pour ne pas dire conflictuelle. Les éditions Antipodes publieront le 15 mars un ouvragel reprenant la recherche de Julie de Dardel dans le cadre de son mémoire de licence en histoire économique à l’Université de Genève. Un travail consacré au MLF (Mouvement de libération des femmes) entre 1970 et 1977 et qui donne lieu à un bref ouvrage permettant de (re)découvrir une période évoquée comme lumineuse par les intervenantes interrogées pour l’étude.

De fait, le nouveau mouvement féministe des années septante s’est inscrit dans une double dynamique. Il a, d’une part, rompu avec les pratiques traditionnelles d’un ancien féminisme largement basé sur des revendications de type institutionnel – droits politiques, notamment. Mais il a aussi sérieusement débordé, ou mis face à ses contradictions, la contestation née de Mai 68 en ce qu’elle véhiculait de schémas patriarcaux hérités du passé.

Ceci tout en s’inscrivant dans le corpus idéologique qui marquera le début de la fin pour les vieilles idéologies communistes. La recherche de Julie de Dardel met en évidence les fondements théoriques qui ont conduit à l’émergence d’un MLF à Genève. Les bases théoriques de ce mouvement peuvent être considérées comme gauchistes: refus des formes de pouvoir traditionnelles; renvoi dos à dos du capitalisme et du communisme bureaucratique; critique de la société de consommation, etc. Avec une volonté de se réapproprier collectivement son destin assez proche d’autres mouvements « conseillistes » d’ultragauche, en puisant dans l’œuvre du jeune Marx les raisons de leur révolte.

Mais l’émergence d’un mouvement féministe-qui va drainer plusieurs dizaines de militantes issues du monde universitaire et plusieurs centaines de sympathisants qui s’impliqueront à un titre ou à un autre-va aussi se construire en contre.

Si, pour de nombreuses femmes interviewées pour ce travail, la rupture qu’a constitué Mai 68 est jugée comme primordiale, les limites de cette contestation ont été vite ressenties comme insupportables.

Les groupes gauchistes ont souvent eu tendance à reproduire les schémas d’aliénation bourgeois: aux hommes les rôles de leader et de porte-parole; aux femmes de jouer aux petites mains ou, au mieux, d’aller tracter devant les usines pour attirer les ouvriers.

Sans oublier un blocage idéologique rédhibitoire. Même ceux qui admettaient l’existence de rapports de domination de genre avaient souvent tendance à les subordonner à la lutte centrale contre le capitalisme. Une fois ce dernier aboli, le patriarcat disparaîtrait de lui-même.

Face à ces blocages, le, MLF développera une pensée puisant dans les mêmes strates idéologiques-William Reich et Herbert Marcuse, dont les apports sont détaillés dans l’ouvrage mais en en faisant une lecture autonome avec un renversement du raisonnement. Là où l’orthodoxie marxiste voit dans le capitalisme la contradiction principale, le MLF a su opposer un patriarcat compris comme ennemi principal de la « classe » des femmes.

Avec, comme spécificité, tant au niveau théorique que dans l’engagement, une réflexion sur la notion de corps et de sexualité qui vont permettre des luttes radicales, ancrées dans le quotidien, et qui vont drainer de nombreuses femmes. Si de nombreuses revendications sont très concrètes-le MLF va dresser une liste des gynécologues en fonction de leur machisme ou de leur paternalisme-c’est aussi une révolution de la vie quotidienne qui est proposée.

L’ouvrage décrit ces luttes. Certaines paraissent éloignées, comme l’éloge du vol à l’étalage. D’autres semblent datées-ou méritent contextualisation-telle que la critique de la famille comme lieu d’aliénation. Enfin, certaines sont encore d’actualité, comme la problématique de l’avortement: la solution des délais a été approuvée par le peuple il y a quatre ans seulement. Le féminisme radical lui préférait d’ailleurs à l’époque la légalisation pure et simple.

Les luttes décrites dans l’ouvrage vont de l’occupation d’un bistrot fermé aux Grottes à l’emmurement du Conseil administratif de la Ville de Genève, coupable de mépris à l’égard du MLF. Après avoir expulsé les militantes de leur nouveau centre autonome, il leur avait proposé un local à poubelles vide. Le jet de langes souillés sur des Parlementaires aura droit à une manchette de la Tribune! Le MLF saura user de l’humour, y compris à l’égard de lui-même. Une manière pour le dominé de retourner contre le dominant ses armes.

Relevons également l’action de solidarité avec les femmes emprisonnées à Saint-Antoine, qui revendiquaient de pouvoir rencontrer leurs maris ou amis sans surveillance des matons.

Les militantes du MLF feront tout naturellement le lien entre l’oppression des femmes et la répression pénale. Un combat qui synthétise bien ce qu’a été la mouvance, puisqu’il cristallise la double critique envers le patriarcat et le capitalisme, et symbolise le lien que faisait le mouvement entre l’intime et les structures globales d’oppression des femmes.

Philippe Bach, Le Courrier, 8 mars 2007.

FAF, MLF ET PF

Histoire d’insoumises

A l’heure où les femmes au foyer (FAF) font leur grand coming-out médiatique, trois autres majuscules (MLF) font leur come-back dans un livre d’histoire.

Le Mouvement de libération des femmes (MLF) ne fait plus peur à personne. Moment idéal donc pour écrire son histoire. Dans un petit livre émouvant et brillant, Julie de Dardel raconte la jubilation de ces jeunes femmes des années 1970 à se retrouver ensemble. Le ton semble léger, les revendications s’avèrent pourtant charpentées. Leur théorie part du nombril mais s’étend au monde entier.

LE CORPS

« Mon corps m’appartient ». Avec ce slogan passé à la postérité, les femmes veulent décider elles-mêmes, « sans médecin et sans curé », d’avoir ou non des enfants. Aussi essentiel soit-il, le droit à l’avortement n’est qu’une infime partie des luttes qu’elles organisent.

LE COUPLE

« L’orgasme vaginal est un mythe ». C’est à une véritable libération sexuelle que le MLF aspire. Pas celle que l’esprit de Mai 68 a cherché à leur imposer en les traitant de « bourgeoises coincées ». Ce qu’elles désirent, c’est une révolution sexuelle où l’homme ne « possède » pas la femme et où la femme ne « se donne » pas à l’homme.

Et précisément, rappelle l’historienne, des études américaines paraissent à ce moment-là pour affirmer que l’orgasme vaginal est un mythe créé par et pour les hommes. Les militantes, hétéros et homos confondues, utilisent immédiatement cet argument pour dénoncer le modèle sexuel dominant, celui de la pénétration, imposé par les hommes.

LA FAMILLE

« Le mariage, c’est le viol légal ». Si les activistes du MLF stigmatisent la domination masculine dans la relation à deux, elles la condamnent encore plus fortement dans ce qu’elles appellent la « PF », ou petite famille. En fait, la PF incarne tout ce qu’elles ne supportent pas: la morale (reproductive), le pouvoir (masculin), le devoir (conjugal). Elles prônent donc la vie en communauté pour échapper à cet esclavage familial.

LE MONDE

« Ensemble, nous sommes fortes ». Et finalement, comme l’explique Julie de Dardel, les militantes sont persuadées que, si les femmes parviennent à refuser « l’oppression » dans l’espace privé, tout le reste changera par effet de dominos. Car elles refuseront d’être considérées comme des objets par la publicité. Elles refuseront les diktats de la mode. Elles refuseront d’être exploitées par leur patron. E,t si toutes les femmes s’y mettent, le système capitaliste et patriarcal tant honni s’effondrera! Une théorie assez différente des clichés de « mal-baisées » qui ont survécu au mouvement, non?

Marylou Rey, Femina no 12, 25.03.07

Retraçant l’évolution du MLF genevois des lendemains de 68 jusqu’à 1077, Julie de Dardel nous replonge dans une période où la « réappropriation du corps » polarisait les énergies. Restituant aux lesbiennes leur place centrale dans la réflexion et la lutte du mouvement genevois, cet ouvrage rigoureux, passionnant et vivant puise dans d’étonnants (et parfois d’émouvants) témoignages, tracts et archives photo.

F.T., 360 no 65, avril 2007.