Nouvelles Questions Féministes Vol. 41, No 2

Faire avec Delphy

Bachmann, Laurence, Hertz, Ellen, Modak, Marianne, Roux, Patricia, Ruault, Lucile,

2022, 216 pages, 25€, ISBN: 978-2-88901-225-1

Réunissant plus de trente témoignages en provenance du monde entier, ce numéro montre comment les idées de Christine Delphy ont bousculé des vies politiques, professionnelles, familiales, amicales, sexuelles et affectives.

Format Imprimé - 32,00 CHF

Description

Ce numéro spécial de NQF est entièrement consacré à l’œuvre de Christine Delphy. Les trente-trois textes qu’il réunit montrent comment les écrits et les interventions de cette pionnière d’un féminisme matérialiste toujours vivant questionnent des expériences communes aux femmes, mais également l’action politique et scientifique, la réflexivité et les postures personnelles. Ces articles courts et incisifs expliquent combien sa pensée transforme des trajectoires militantes et intellectuelles, voire des vies : ce qui inspire, c’est son humour maîtrisé, son ton corrosif, et bien sûr ses démonstrations si éclairantes sur le fonctionnement du patriarcat. « Faire avec Delphy » provoque ces changements, par des débats et des confrontations, par des émotions et des manières fortes de s’approprier son travail engagé.


Ouvrage collectif, sous la coordination de Laurence Bachmann, Ellen Hertz, Marianne Modak, Patricia Roux, Lucile Ruault

 

Table des matières

Sommaire 

Edito

Laurence Bachmann, Ellen Hertz, Marianne Modak, Patricia Roux et Lucile Ruault 

L’effet Delphy

Faire avec Delphy

Anne-Marie Devreux

Garder la main sur nos concepts

Francine Descarries

Penser et faire avec Delphy : un lien indissociable

Stevi Jackson

Entrelacement de vies et d’idées : une rétrospective personnelle de mes rencontres avec Christine Delphy et son œuvre

Efi Avdela et Angelika Psarra

Notre amie et nous

Shirley Roy

Christine au Québec

Dorra Mahfoudh Draoui 

Sur les pas de Christine Delphy : la déconstruction du patriarcat et la lutte contre l’oppression des femmes

Jules Falquet

Nos années 90 : souvenirs de la traversée du désert

Patricia Roux

On ne peut pas hériter de la pensée de Delphy, on doit la conquérir

Yeun Lagadeuc-Ygouf

Que peuvent faire les hommes des savoirs situés féministes ?

Xavier Dunezat et Elsa Galerand

Les nœuds d’une rencontre féministe matérialiste

Sara Garbagnoli

Delphy « papesse du genre », « islamogauchiste », faiseuse de féministes

Didier Epsztajn

Sur la possibilité d’être « allié » des féministes

Christelle Hamel

Lire Delphy quand on est fille de paysan·ne : quitter la honte et sublimer la colère

Sarah R.

Difficultés d’être féministe : entre retour de bâton et instrumentalisation

Sylvie Tissot

Classer/résister

Laurence Bachmann

Penser le « devenir féministe » avec Delphy

Ellen Hertz

De qui se moque-t-on ? L’humour de Christine Delphy

Hélène Martin

L’utopie et le sensible

Zahra Ali

Intersections

Lavinia Gianettoni

Racisme et invisibilisation du sexisme ordinaire

Sabine Lambert

Rester en colère

Lisa Disch

Repenser le « French feminism » avec Christine Delphy

Florence Tissot

7ème jour de tournage

Deborah Ardilli

Traduire Christine Delphy en Italie : plaidoyer pour une féministe matérialiste

Lucile Ruault

Des choux et des carottes contre le patriarcat

Marcella Farioli

Le féminisme matérialiste de Christine Delphy et l’histoire ancienne : une alliance inattendue

Laura Carpentier-Goffre

L’art de ne pas balayer derrière sa porte – Comprendre le répertoire d’inaction domestique des hommes grâce à Christine Delphy

Amel Mahfoudh

Les chemins de la transmission féministe

Diana Paola Garcés-Amaya

Comprendre les transformations du monde rural et le déracinement avec Delphy

Catherine Orian Weiss

Une critique féministe de la théorie de la reproduction sociale

Sandra Blasco Lisa

Le féminisme matérialiste et son influence sur le féminisme espagnol (1970-2020)

Stefania Arcara

Le féminisme matérialiste contre les études littéraires et de traductologie. Comment Christine Delphy a changé ma vie d’universitaire

Edith Salix

L’horizon retourné

Bibliographie de Christine Delphy

Notices biographiques

 

Presse

Compte rendu dans Lectures

Ce numéro spécial de la revue internationale francophone Nouvelles Questions Féministes rend hommage à celle qui fut sa fondatrice, et qui est encore sa directrice au moment de sa parution. Riche de témoignages chaleureux et de débats scientifiques, il permet de prendre la mesure de l’œuvre conséquente de Christine Delphy, ainsi que de son actualité, à l’heure où la recherche et plus encore les mobilisations féministes semblent connaître un certain rebond. Composé d’un éditorial et de 33 contributions, il inclut également un récapitulatif des nombreuses publications de Delphy.

Ces 33 textes sont de nature différente. On y lit parfois des témoignages dominés par l’émotion (voire l’émerveillement) qu’a déclenché la découverte de cette auteure, de la fin des années 1970 au seuil des années 2020. On y trouve également des descriptions de l’intérieur, faites par des collègues étrangères, de l’influence qu’ont eu les travaux de Delphy sur les mobilisations féministes dans des pays comme l’Italie, l’Espagne ou la Tunisie. Enfin, et c’est tout aussi important, une bonne partie des textes s’attarde sur le fond, sur ce que les analyses de Delphy ont eu et ont encore de percutant.

Sans ambitionner de résumer ces 33 textes, dont le caractère hétéroclite donne une tonalité relativement inédite à ce numéro de Nouvelles Questions Féministes, nous nous contenterons de pointer ce qui apparaît comme les spécificités de cette personnalité scientifique. Si elle ne craignait ni les polémiques ni la provocation, nous ne négligerons pas non plus d’aborder certaines questions vives qu’elle a soulevées, ce qui ne peut que souligner la grande actualité de son œuvre.

La composition du numéro permet d’appréhender certaines spécificités de l’œuvre de Delphy, au premier rang desquelles son audience internationale, allant bien au-delà du monde francophone, des pays anglo-saxons à la Colombie et à la Tunisie. Ceci étant, les façons dont les chercheuses et les militantes se sont approprié ces travaux peuvent varier assez sensiblement en fonction des pays. Ainsi, le souci de l’articulation avec les problématiques anti-racistes est davantage prégnant dans les pays anglo-saxons. Mais si l’on regarde par exemple du côté de l’Italie, c’est sa critique radicale de la famille patriarcale qui a armé les chercheuses italiennes dans leurs réactions à la véritable croisade anti-genre entreprise par le Vatican au début des années 2000, avec une diabolisation du genre mue par la crainte obsessionnelle de sa dénaturalisation…

Remarquable également est la diversité générationnelle qui s’exprime dans ce numéro, dont les contributions ont été opportunément ordonnées selon un ordre chronologique, suivant la « découverte » par les auteur.e.s des travaux de Delphy. Le numéro donne ainsi la parole à une jeune femme impliquée dans le mouvement #MeToo depuis janvier 2021, ou encore à une autre racontant comment la découverte de ces travaux a rendu évident son engagement conjointement anti-sexiste et anti-raciste. Le numéro se clôt sur le témoignage d’une jeune étudiante frappée (littéralement) par les textes de Delphy à la rentrée 2018, preuve qu’ils sont susceptibles de marquer les jeunes générations comme ils l’ont fait dans la période post soixante-huitarde.

Enfin, il apparaît nettement que l’influence de Delphy s’est exercée presque indistinctement sur les chercheuses (sociologues pour la plupart) qui s’inscrivent comme elle dans le cadre du « féminisme matérialiste » qu’elle a conceptualisé, et sur les militantes féministes (mais aussi anti-racistes, anti-lesbophobes, etc.). Ceci s’explique par le fait que ses travaux ont une visée à la fois théorique et politique, « aussi bien analytique que transformatrice » (p. 9).

D’un point de vue théorique, Anne-Marie Devreux, une des plus anciennes compagnes de route de Delphy, rappelle qu’on lui doit toute une réflexion sur le patriarcat, défini comme un « mode de production domestique existant en soi, distinct du mode de production capitaliste » (p. 18).Orientant spécifiquement, pour la première fois dès les années 1970, le projecteur sur le travail domestique, elle voit dans ce travail gratuit l’opérateur central de la domination masculine. Une perspective qui n’a pas été sans susciter (notamment au Royaume-Uni mais pas seulement) de fortes réticences de la part des marxistes traditionnels, qui ne pouvaient accepter l’idée que des hommes prolétaires puissent être considérés comme dominant des femmes bourgeoises. Soulignant les dimensions matérielles de la domination, Delphy était pour le moins réticente par rapport au courant postmoderne souvent étiqueté (aux États-Unis notamment) comme « french feminism », et par ailleurs bien en avance par rapport aux analyses de Judith Butler dans sa déconstruction du sexe et sa critique de la notion d’identité sexuée. Car, aux yeux de Delphy, le sexe et l’identité sexuée ne constituent pas quelque chose que les personnes possèdent : c’est la partition hiérarchique qui les instaure, en donnant une signification sociale capitale à ce que la journaliste féministe Alice Schwarzer appelait une « petite différence » (Cf. Schwarzer Alice, La petite différence et ses grandes conséquences, Paris, Éditions des femmes, (…))

Mais alors que cette mise en cause du sexe comme vecteur de catégorisation des personnes suggérait un parti-pris universaliste, un certain nombre de féministes ont été surprises de voir Delphy défendre le port du voile, notamment en 2004, dans les vifs débats qui ont précédé l’interdiction du port des signes religieux à l’école. Elle l’a fait avant tout au nom du rejet de toute islamophobie, et en soulignant que les femmes ont le droit de définir ce qu’elles entendent par la libération sans que les occidentales blanches aient une quelconque pré-éminence. On peut y voir en l’occurrence l’impact de sa participation au mouvement pour les droits civiques lors d’un séjour aux États-Unis dans les années 1960. Avec sa radicalité coutumière, Delphy a affirmé sa position sans craindre de s’opposer aux féministes faisant du voile avant tout un symbole d’oppression. Toujours est-il que, dans son souci de conjuguer féminisme et anti-racisme pour étudier comment les oppressions s’articulent, elle a pratiqué avant la lettre une certaine forme d’intersectionnalité.

Sans craindre davantage les polémiques, armée de sa thèse posant la prééminence de la domination comme système produisant le genre, Delphy s’est montrée critique à l’égard des hommes « trans » et plus largement des personnes « trans » imaginant que des choix individuels ou des auto-identifications comme non-binaire, fluide ou transgenre puissent menacer l’ordre du genre en se situant (pour les hommes) en dehors du système d’oppression.

Autant de débats encore vifs aujourd’hui, et quoique ce numéro patchwork ne soit pas forcément toujours accessibles aux non lectrices de Delphy, il reste riche d’allusions historiques et scientifiques qui intéresseront assurément un public large. Les sociologues qui travaillent sur le genre y seront poussés à se replonger dans des textes de Delphy souvent lumineux, et les militantes plus jeunes qui seraient passées à côté de ces textes y trouveront aussi de multiples raisons de les découvrir!

Compte rendu de Marie Duru-Bellat dans Lectures, mis en ligne le 15 janvier 2023.