Maurice Blanchot ou l’autonomie littéraire

Buclin, Hadrien,

2011, 125 pages, 17 €, ISBN:978-2-88901-058-5

En conjuguant les méthodes de l’histoire littéraire, de la sociologie des champs et de l’analyse littéraire, cette étude se penche sur l’élaboration de la « posture » de Maurice Blanchot dans l’immédiat après-guerre (1944-1948), « posture » de l’écrivain en retrait, qui manifeste une autonomie littéraire radicale. Cet ouvrage apporte une compréhension renouvelée des concepts clés de l’oeuvre critique de Blanchot ainsi que de sa production littéraire de l’après-guerre, de même qu’il offre un nouvel éclairage sur une période charnière de la vie de l’écrivain.

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Description

En conjuguant les méthodes de l’histoire littéraire, de la sociologie des champs et de l’analyse littéraire, cette étude se penche sur l’élaboration de la « posture » de Maurice Blanchot dans l’immédiat après-guerre (1944-1948).

Le passé de Blanchot, marqué par des positions politiques d’extrême droite dans les années 1930, et dans une certaine mesure encore sous l’Occupation, le conduit à se repositionner dans le champ littéraire de la Libération, marqué par l’épuration des écrivains collaborateurs. Il élabore une « posture » de l’écrivain en retrait, qui manifeste une autonomie littéraire radicale.

Cette posture du retrait demeure pourtant une forme de participation au monde des lettres et Blanchot se trouve amené à réélaborer ses postulats critiques ainsi que sa production littéraire proprement dite (Le très-haut, L’arrêt de mort), en interaction avec les nouvelles forces dominant les milieux littéraires à la Libération. Il est conduit à se positionner face à la nouvelle avant-garde issue de la Résistance, emmenée par Sartre et ses Temps Modernes, qui promeut le modèle de l’écrivain engagé.

Table des matières

  • Introduction: l’exigence d’autonomie

  • Les milieux littéraires dans l’immédiat après-guerre en France

  • Maurice Blanchot au sortir de la guerre

  • Un repositionnement par la critique littéraire

  • Le très-haut et les récits

  • Conclusion: la radicalité du projet blanchotien

  • Bibliographie

Presse

Dans la revue Histoires littéraires

C’est un apport croisé de la sociologie critique bourdieusienne et de l’analyse littéraire que propose l’auteur avec ce texte complétant les publications qui ont permis, ces dernières années, de mieux connaître les premières œuvres de Blanchot – avec la possibilité de vérifier la teneur de textes non encore publiés alors que leur contexte est bien identifié – et des éléments de biographie de cet écrivain qui s’acharna à gommer toute trace de sa personne. Hadrien Buclin explique comment, dans les premières années qui ont suivi la Libération, Blanchot a installé, en plusieurs temps, cette position à la fois dominante et retirée qui devait le rendre célèbre. Après avoir longuement travaillé cette posture originale dans ses années de participation littéraire intense, depuis 1931, à des publications plus ou moins directement collaborationnistes, s’étant essentiellement consacré à la critique de livres et posant, dès cette période, cette activité comme littéraire et ses pratiquants comme des écrivains, Blanchot continue, au sortir de la guerre, à proposer une autonomie du champ littéraire. Échappant aux processus d’épuration, il n’en connaît pas moins une position fragile. Attaqué dans les premiers temps par un Sartre qui règne en maître sur la problématique de l’engagement, symboliquement affaibli par son image d’écrivain de droite, il parvint cependant, progressivement, après avoir publié des articles à la Table Ronde, à se faire accepter chez Gallimard, éditeur qui avait aussi à se faire pardonner. Mais dès 1946, Sartre invite Blanchot, qui a 39 ans, à publier un article dans Les Temps modernes. Dès lors, Hadrien Buclin considère que le moment de purgatoire est achevé. En moins de trois ans, le personnage compromis dans un univers dont il ne peut avouer directement la honte qu’il lui inspire, se sera mis en état de débuter sa stratégie de conquête d’une forme d’hégémonie, s’assurant un repositionnement dans le nouveau paysage culturel d’après-guerre où les intellectuels communistes et Les Lettres françaises d’Aragon tiennent encore une place centrale. Tout en continuant à installer un magistère critique d’une qualité qui impressionnait ses lecteurs et désarmait ses adversaires, il publiera, à partir de 1948, une série de fictions, dont la première occurrence, le Très Haut, fera date, des textes qui donneront une nouvelle dimension au dispositif, lui permettant d’entrer en littérature au sens traditionnel du terme, sans y entrer vraiment – à moitié dedans, à demi dehors, se plaçant dans une sorte de Panthéon perdu dans un brouillard anhistorique. Les récits aujourd’hui publiés dans la collection L’Imaginaire de Gallimard offriront une esthétique et un nouveau public à la posture théorique d’autonomie de la littérature défendue par Blanchot, avec une radicalité de style qui installera d’entrée l’auteur dans l’avant-garde littéraire. Dès lors, Hadrien Buclin décrit comment sera patiemment installé ce très heuristique paradoxe sur lequel Blanchot devait fonctionner à partir des années 1950, en majesté cachée, et pour tout le restant de sa longue existence. En effet, sa position de retrait n’en constituait pas moins une participation active au champ littéraire en pleine recomposition. Les amitiés cultivées dans le présent, aussi sincères soient-elles, tisseront un réseau d’excellence intellectuelle et morale (Bataille, Levinas) et se doubleront d’une inscription, au prix d’un immense travail critique, dans une lignée d’ancêtres référentiels (Hölderlin, Kafka, Nietzsche, Valéry). Les personnages de ses récits labyrinthiques aux temporalités distendues, la négativité active du propos, le pessimisme actif, peuvent être aujourd’hui lus comme une manière de prendre en compte un sombre passé sur lequel l’écrivain s’est trompé, en un long travail de correction de trajectoire, une volonté de casser toutes les séductions du discours, de déconnecter l’esthétique de l’idéologie, sans pour autant renoncer à penser le monde d’une manière artistique. Autant dire qu’il s’est agi d’installer une tension sans autre repos espéré qu’une mort attendue, mais sans cesse reculée, entre nécessité et impossibilité, entre déjà trop tard et avenir incertain, avec ce que sera la force de ses engagements désormais progressistes, aussi clairs que secrets. Cet ouvrage met en perspective sociologique les écrits de Blanchot et les sort de l’exégèse stylistique dans laquelle ils sont souvent baignés, au profit d’une compréhension fine de la manière dont l’écrivain s’est extirpé de l’ornière qu’il avait lui-même creusée.

Histoires littéraires, No 48, 2011

Dans la revue Studi Francesi

S’étant affirmée au lendemain de la Libération, la personnalité de Maurice Blanchot s’impose à la fois en tant qu’élément de rupture par rapport à l’idéologie communiste, issue de la Résistance, et en tant que facteur d’originalité, par rapport à l’image de l’écrivain engagé, largement dominante dans le panorama culturel français de l’après-guerre.

Plus spécifiquement, Hadrien Buclin tente de démontrer, à travers l’étude de la biographie et de la production blanchotienne, la manière dont l’auteur de Thomas l’obscur utilise la conception de l’autonomie littéraire – puisée certes chez Mallarmé, mais aussi chez Hölderlin, Kafka et Valéry –, afin de justifier, et même d’ennoblir, sa conception d’une littérature autonome, c’est-à-dire libre de tout lien à la réalité et par là même capable de garantir la pureté de l’instance littéraire en tant que telle.

De l’avis de Buclin, cependant, l’autonomisation de la littérature s’accompagne chez Blanchot à une exigence bien plus pragmatique: celle de se forger une image qui puisse lui assurer un certain prestige au sein d’un champ littéraire – celui des années 1950 –, sensiblement orienté à gauche, à l’intérieur duquel l’on ne peut ignorer par ailleurs l’énorme influence de Sartre.

Le chapitre I (« Les Milieux littéraires dans l’immédiat après-guerre en France », pp. 17-32) et le chapitre II (« Maurice Blanchot au sortir de la guerre », pp. 33-50) montrent que, ayant débuté dans des revues liées à la droite nationaliste de Maurras, Drieu La Rochelle, Brasillach et Maxence, Blanchot réussit habilement à échapper au climat d’épuration intellectuelle qui s’instaure en France au lendemain de la Libération. Grâce à l’amitié et à l’aide de Jean Paulhan et de Georges Bataille, l’auteur parvient d’ailleurs à renouveler l’exigence d’une littérature affranchie de toute contrainte historique, pour affirmer au contraire la nature fuyante et foncièrement ambiguë de l’entreprise littéraire (cf. chapitre III, « Un Repositionnement par la critique littéraire », pp. 51-76). Autrement dit, la littérature apparaît à l’auteur de La Part du feu comme le véhicule des incertitudes de l’homme contemporain, pris entre les pièges des fausses apparences et des cauchemars surgis de l’inconscient, dont le roman Le Très-Haut fournit, au dire de Buclin, le témoignage le plus probant.

Ainsi, dans l’oscillation constante entre réalité et vision onirique, vérité et mensonge, essence et apparence, oscillation qui est mise en scène constamment dans les récits de Maurice Blanchot, l’écrivain arrive à se positionner au sein du champ littéraire français, en légitimant et son retrait et la posture du prophète de l’ambiguïté qui feront sa fortune vers la fin des années 50, une fois évanoui le monopole sartrien (cf. chapitre IV, « Le Très-Haut et les récits », pp. 77-113).

Par l’intérêt de sa perspective critique et l’originalité de sa méthode d’analyse, empruntées essentiellement à l’étude de la société et des données culturelles, l’essai d’Hadrien Buclin parvient donc à éclaircir la position de Blanchot dans le domaine des lettres françaises et à nous faire comprendre la contribution – nourrie parfois du désir subtil de s’imposer auprès du grand public – d’un écrivain, connu comme le courageux champion de l’autonomie littéraire.

Simonetta Valenti, Studi Francesi, 176, (LIX | II) 2015, p. 409.

Dans la revue en ligne Fabula

«Maurice Blanchot ou l’autonomie littéraire». C’est à cette évidence qui tend à devenir un lieu commun, qu’Hadrien Buclin a décidé de s’attacher pour, peut‑être, non pas la déconstruire, mais du moins souligner comment celle‑ci résulte d’une élaboration progressive et partiellement paradoxale. Pour ce faire, l’essai d’H. Buclin propose en quelque sorte de lire Blanchot contre Blanchot. Thuriféraire de l’arrachement de l’œuvre à son auteur, emblème éclatant du refus de l’écrivain médiatique, de l’exhibition biographique, grand absent des Radioscopie ou autres Apostrophes, Blanchot n’a eu de cesse de penser l’œuvre dans sa radicale singularité et sa solitude essentielle. Prenant le contre‑pied de cette prise de position, l’essai se fonde sur une méthode non pas biographique en tant que telle, mais sociologique : c’est‑à‑dire tout ce que l’œuvre même de Blanchot rejette. L’auteur reprend les instruments d’analyse fondés par Bourdieu1, notamment les champs et les forces qui les traversent, les lient et les opposent, ainsi que la notion de posture élaborée par Jérôme Meizoz2. Il s’agit ainsi d’étudier l’une des étapes où s’élabore, non sans complexité, la posture de Blanchot en interaction avec un champ littéraire donné, celui de l’immédiat après‑guerre (1944‑1948) (p.14). La période choisie par l’auteur correspond à un moment de basculement pour Blanchot, un instant de crise ou de révolution complète de soi où l’homme comme l’œuvre se renient partiellement, tournent le dos à leur passé pour se refonder entièrement.
En effet, compromis par des prises de position d’extrême‑droite, Blanchot semble ouvrir les yeux sur ses erreurs. Là se trouve assurément l’un des facteurs qui ont influencé la réflexion de Blanchot quant à l’autonomie littéraire, comme si ce contact premier avec une forme d’engagement avait pour toujours prémuni Blanchot de lier trop manifestement son œuvre aux affaires du monde. En effet, la carrière journalistique de Blanchot s’est d’abord inscrite dans l’orbe de revendications nationales anti‑communistes et, plus rarement, antisémites, notamment dans la revue Combat. Néanmoins, comme le précise Christophe Bident, cet antisémitisme «n’intervient que ponctuellement, comme un outil rhétorique servant à quelques envolées éloquentes3». Mais le revirement total de Blanchot ne s’est pas effectué d’un seul bloc. Malgré les articles publiés dans Le Rempart en 1933 qui s’opposent aux premières persécutions nazies, Blanchot continue, à partir de 1941, à fournir une chronique littéraire au Journal des Débats, partisan du régime de Vichy. C’est pourtant en 1937 qu’émergent les premières fissures de l’engagement pour l’extrême‑droite à laquelle l’écrivain n’a, somme toute, jamais réussi à adhérer entièrement. H. Buclin souligne d’ailleurs, dans le sillage de C. Bident, que, dès cette époque, son activité journalistique s’oriente moins vers la politique que vers la critique littéraire. Blanchot ne parvient pas réellement à délaisser sa «mystique» littéraire pour la muer en «politique», à la manière dont Péguy définissait ces notions4. Le pacte faustien de la France occupée avec l’Allemagne marque à ce moment une rupture pour Blanchot devant ses propres idées. A partir de 1940, le journaliste se taira, laissant place à l’écrivain et au critique (Thomas l’obscur en 1941, Aminabad en 1942, Faux pas en 1943). Le parcours de Blanchot semble ainsi emprunter à rebours cette évolution dangereuse des intellectuels que dénonçait Julien Benda avec la «trahison des clercs5», lorsque l’intellectuel, ce clerc dont la religion devrait lui faire dire : «Mon royaume n’est pas de ce monde», prête son autorité intellectuelle et morale à «l’organisation de passions collectives».
H. Buclin propose alors une analyse synthétique du champ littéraire d’après‑guerre, autour du rôle majeur du Comité national des écrivains et de son travail d’«épuration», du déclin de la NRF compromise avec Drieu, de la montée en force de Sartre et des Temps modernes. Autant de facteurs qui discréditent les positions autonomistes de la littérature au profit du triomphe de l’impératif de l’engagement de l’auteur et de l’œuvre. C’est replacées dans ce contexte que les premières réflexions de Blanchot sur la littérature autonome sont analysées, notamment au regard du rôle joué par Paulhan ou Bataille dans la réhabilitation de l’autonomie de la littérature. L’auteur montre ainsi comment s’est effectué le positionnement progressif de Blanchot, tout particulièrement face à l’hégémonie sartrienne, au sein du champ littéraire de l’après‑guerre.
C’est par le choix de certains écrivains privilégiés sur lesquels va porter sa critique que Blanchot marque d’abord sa conception de la littérature, mais aussi sa position par rapport à Sartre. Mallarmé, Hölderlin, Kafka : autant de figures qui sont des réponses à Sartre par le biais du «désengagement» dont elles témoignent, et ce, alors même que le fondateur des Temps modernes cherchera à les lire, du moins pour Kafka et Mallarmé, comme non antinomiques de ses positions sur l’engagement. En effet, l’opposition entre Blanchot et Sartre se poursuit au‑delà de l’après‑guerre autour de Mallarmé, que Sartre lit contre lui‑même et, de toute évidence, contre Blanchot : «son engagement, dit-il, me paraît aussi total que possible : social autant que poétique», ou encore : «Mallarmé devait être très différent de l’image qu’on a donnée de lui6». Cette opposition n’est pourtant pas frontale. Il s’agit davantage, chez Sartre, d’un infléchissement, d’un ajout qui reconnaît la position de Blanchot (l’engagement poétique) en lui adjoignant l’un des leitmotivs sartriens (l’engagement politique et social). «Je vous parle de lui [Mallarmé] pour vous indiquer que la littérature pure est un rêve7», ajoute Sartre.
De la sorte, c’est bien sur le terrain de Sartre que le positionnement de Blanchot s’effectue, notamment lorsqu’il s’attache à interroger Faulkner qui a constitué, avec les romanciers américains, l’un des premiers chevaux de bataille de Situations, I. On pourrait ainsi compléter la réflexion d’H. Buclin en soulignant la manière dont ce dialogue entre Sartre et Blanchot s’est constitué autour de textes qui se répondent. D’abord, en 1943, avec l’article de Sartre sur Aminadab, paru dans Les Cahiers du Sud, puis avec une réponse de Blanchot en 1945 par «Les romans de Sartre» paru dans L’Arche. Enfin, par le biais des échos entre Qu’est-ce que la littérature ? en 1947, et La Part du feu, notamment son dernier chapitre, «La littérature et le droit à la mort», d’abord publié dans le concurrent des Temps modernes, Critique, en 1948, ainsi que «Quelques réflexions sur le surréalisme» où tout engagement est vu comme un désengagement devant la littérature. Les deux essais s’opposent notamment autour de la notion d’historicisation de la littérature. Pour Sartre, la négation de soi que porte en puissance la littérature par le repli sur le langage, telle que Blanchot la pense, se voit historicisée : elle est issue de la fracture de l’échec de la révolution de 1848 ; alors que, pour Blanchot, il s’agit de la nature même de toute littérature, au‑delà d’une époque particulière. Aussi est‑ce parce qu’elle a une histoire, parce qu’elle est aussi un processus historique, que la littérature est réellement intelligible pour Sartre. A contrario, selon Blanchot, toute œuvre cherche à être toute la littérature, à la résumer et à l’achever, à faire de la littérature la possibilité de toutes les œuvres antérieures et futures : elle s’affranchit de l’histoire et du monde. De la sorte, c’est le concept clef de l’ambiguïté de l’œuvre, tel que Blanchot l’interroge dans les textes qui constitueront La Part du feu, qu’étudie principalement H. Buclin, car il permet à Blanchot de repenser la question de l’engagement. Ce concept autorise Blanchot à concevoir non pas un désengagement total, mais à affirmer que l’œuvre elle‑même fait courir un risque à l’engagement, parce qu’elle est inexorablement une imposture. C’est alors cette ambiguïté qu’Hadrien Buclin repère au sein des récits de Blanchot parus entre 1944 et 1948, Le Très‑Haut et L’Arrêt de mort, deux récits lus à partir des positions blanchotiennes sur la littérature qui, en raison du découpage historique choisi, semblent pourtant perdre quelque peu de leurs spécificités et de leurs différences essentielles, que l’on mesure assurément mieux en les replaçant au sein des autres récits de Blanchot.
L’autonomie de l’œuvre qui se rêve coupée du monde, indépendante, peut donc apparaître comme conditionnée par le monde même, tant dans ses dimensions politiques, historiques que culturelles. On pourra alors se demander si, à pousser ce paradoxe dans ses conséquences extrêmes, l’autonomie en tant que telle existe réellement. Toujours issue de déterminations plurielles, l’autonomie, que ce soit celle de Flaubert, de Mallarmé ou de Blanchot, est évidemment l’une des formes que peut revêtir le rapport de la littérature au monde. L’œuvre pure ne pourrait surgir que du monde et, dans sa quête d’indépendance, continue de nous parler de ce monde qu’elle a voulu quitter. Il semble ainsi que toute autonomie littéraire puisse se comprendre de manière paradoxale comme une autonomie hétéronome qui nous invite, avec Sartre et Blanchot mais en reconsidérant l’opposition peut‑être trop tranchée qu’ils ont érigée entre engagement et autonomie, à nous demander à nouveau: qu’est‑ce que la littérature?

Maxime Decout, « Blanchot: une autonomie hétéronome ? », Acta Fabula, Notes de lecture publiée le 9 juillet 2012

1. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, Paris: Seuil, 1992.
2. Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève: Slatkine, 2004.
3. Christophe Bident, Maurice Blanchot, Partenaire invisible, Seyssel: Champ Vallon (coll. « Essais biographiques »), 1998, p. 96.
4. Charles Péguy, Notre jeunesse, Paris: Gallimard (coll. « Idées »), 1969.
5. Julien Benda, La Trahison des clercs, Paris: Grasset, 1933.
6. Jean‑Paul Sartre, « Les écrivains en personne », entretien avec Madeleine Chapsal, Paris: Julliard, 1960 (dans Situations, IX, Paris: Gallimard, 1927, p. 14).
7. Ibid., p. 15.

 

Dans la revue en ligne Lectures / Liens Socio

Peu d’écrivains ont incarné autant que Maurice Blanchot l’idéal d’une « littérature pure », se mettant volontairement à distance du monde pour se retrancher dans un espace strictement formel où la production littéraire cherche à s’épuiser ou, plutôt, s’épurer dans un jeu incessant du langage sur lui-même. « La pensée du dehors » de Blanchot, pour reprendre le titre d’un article que Michel Foucault consacra à ce dernier1, n’a en effet eu de cesse que de se retirer toujours plus loin dans une recherche radicale d’autonomie tant littéraire que personnelle. Cette autonomie, l’écrivain la considérait comme la condition nécessaire à son entreprise de mise à nu du langage dont l’objectif n’était autre qu’en révéler son être même. Se voulant un véritable voyage au bout du langage, l’œuvre de Blanchot prit la forme d’un travail acharné et systématique d’expérimentation littéraire recherchant le « pur dehors » des mots afin de mettre à jour le vide qui en constituait pour lui la seule vérité. La recherche de cette vérité silencieuse, seul acte littéraire authentique pour Blanchot, fut le projet de sa vie, durant laquelle il cultiva le retranchement. Le silence ne fut alors pas uniquement ce qu’il considérait être le propre du langage, mais aussi le précepte au cœur de son ethos d’écrivain, exigeant l’autonomie de la littérature et le retrait de la vie publique.

Ainsi, Blanchot, ce n’est pas qu’une pensée complexe et mystérieuse qui incarne jusqu’à l’excès la devise de « l’art pour l’art », et dont seules l’analyse littéraire et philosophique seraient aptes à détenir les clés permettant d’en ouvrir la boîte de pandore; c’est également une posture de l’écrivain, en retrait du monde, que le livre Maurice Blanchot ou l’autonomie littéraire d’Hadrien Buclin nous invite à explorer en conjuguant les outils de la sociologie des champs de Bourdieu à ceux de l’histoire et de l’analyse littéraire. Buclin nous propose plus précisément une analyse des étapes où s’élabore la posture blanchotienne en interaction avec le champ littéraire de l’immédiat après-guerre (1944-1948).

Par posture, nous dit Buclin, il faut entendre « la manière d’être générale d’un écrivain qui n’implique pas seulement la production littéraire et intellectuelle stricto sensu, mais l’ensemble des conduites publiques de l’écrivain avec lesquelles sa production écrite entre dans une cohérence significative, et qui peut se donner à lire comme l’incarnation d’un positionnement au sein d’un champ littéraire donné » (p.10). Le découpage chronologique (1944-1948) choisi pour l’analyse s’explique par le fait que l’immédiat après-guerre est une période où le champ littéraire connaît une profonde reconfiguration qui oblige les écrivains, dont Blanchot lui-même, à se repositionner par rapport aux nouvelles valeurs dominantes d’engagement et de responsabilité politique qui s’incarneront dans une nouvelle figure idéale de l’écrivain représentée par Sartre.

Pour Buclin, le refus de Blanchot de participer à la vie littéraire et à ses différentes manifestations publiques et institutionnelles n’est alors qu’apparent. La mise à l’écart volontaire de soi est déjà un mode de participation au champ. Il découle de la nécessité qu’éprouve Blanchot de se repositionner durant cette période au cours de laquelle les valeurs politiques, sociales et intellectuelles s’inversent radicalement non seulement dans le champ littéraire, mais aussi au sein de la société française. La posture de Blanchot se comprend alors comme une construction progressive relevant d’une nécessité historique donnée. L’écrivain n’a en effet pas toujours adopté une posture de retrait par rapport à la vie littéraire. Dans les années 1930, nous apprend Buclin, Blanchot participe activement à la vie littéraire en tant qu’écrivain d’extrême droite et n’hésite pas à prendre des positions radicalement antirépublicaines et antisémites, allant jusqu’à en appeler publiquement au meurtre de Léon Blum! Sous l’Occupation, bien que Blanchot se fasse beaucoup plus nuancé quant à ses positions politiques, il collabore néanmoins comme chroniqueur littéraire régulier au très pétainiste Journal des débats et passe également proche de devenir secrétaire de rédaction de la NRF (Nouvelle Revue Française), alors sous la direction de la figure la plus emblématique de la collaboration littéraire: Drieu La Rochelle.

S’il faut nuancer l’implication politique de Blanchot durant la période de l’Occupation, il est en revanche très clair, pour Buclin, que l’écrivain partageait la doctrine de « l’art pour l’art » promue par la NRF et une bonne partie de l’avant-garde littéraire d’extrême droite. Et c’est justement cette doctrine de la littérature pure qui fera l’objet de toutes les attaques lors de la Libération et sera associée à la Collaboration. S’opposant directement à cette doctrine de l’autonomie littéraire, la nouvelle avant-garde de l’heure, sous la tutelle de Sartre et des Temps Modernes, prôna à l’inverse la nécessité d’une littérature engagée. Par conséquent, la position de Blanchot dans le champ littéraire passera du pôle des dominants à celui des dominés.

Avec cet exercice d’explicitation de la genèse du repositionnement relationnel au sein du champ littéraire de l’immédiat après-guerre, Buclin nous permet de comprendre que la posture de Blanchot répond en grande partie à des exigences sociologiques. A un moment historique où il n’est plus tenable de soutenir publiquement l’absolue autonomie de la littérature, Blanchot se construit une nouvelle posture publique prenant la forme du retrait. Cette exigence nouvelle de l’engagement et le refus de la prétention à l’autonomie traverse d’ailleurs Les mandarins de Simone de Beauvoir2, écrit durant cette période. Roman dans lequel elle explicite merveilleusement, en tant que témoin et acteur privilégié de cette époque, le jeu des relations et des tensions sociologiques qui obligeront Blanchot à se réinventer une nouvelle image.

Pour conclure, on peut dire que cet ouvrage, à la croisée de l’analyse sociologique et littéraire, permet d’éclairer d’un nouveau jour à la fois la figure de Blanchot et son œuvre même, en permettant d’en mieux comprendre les thématiques qui lui sont propres. Avec ce petit livre de seulement 125 pages, Buclin offre une contribution très intéressante non seulement à la sociologie de la culture, mais aussi à l’analyse littéraire. Comme quoi littérature et sociologie peuvent faire bon ménage lorsque l’analyste sait trouver l’équilibre entre ces deux pôles.

Mathieu Noury, Lectures, Les comptes rendus, le 4 janvier 2012, http://lectures.revues.org/7127

1. Michel Foucault, « La pensée du dehors », in Dits et écrits I, 1954-1975, Paris: Gallimard, 2001, pp. 546-567.

2. Simone De Beauvoir, Les mandarins, Paris: Gallimard, 1954.