L’imposture ou La fausse monnaie. Un essai de critique littéraire: les romans de Jacques Chessex

Racine, Charles-Edouard,

1997, 109 pages, 14 €, ISBN:2-940146-04-7

Charles Edouard Racine étudie quelques ouvrages de Jacques Chessex et d’autres auteurs romands. La pratique de l’écriture et de l’analyse littéraire l’a amené à se poser un certain nombre de questions:-Comment un auteur s’y prend-il lorsqu’il veut faire de sa province un lieu privilégié où souffle le Paraclet, et où l’on est d’emblée justifié d’écrire?-Par quel biais aborder le problème de la vraisemblance dans le roman réaliste? Pourquoi le lecteur peut-il être tenté de refuser d’adhérer au monde fictif qu’on lui propose?-Y a-t-il des lois à respecter lorsqu’on se mêle de composer un roman? Peut-on tout se permettre ou existe-t-il une « morale du roman » qu’il s’agirait de sauvegarder? Peut-on encore parler de « morale » lorsqu’on se mêle de critique littéraire?-Quels critères nous permettraient de différencier l’art et le pseudo-art, les uvres authentiques et les livres académiques, la littérature et le kitsch-En bref: peut-on distinguer la vraie et la fausse monnaie?

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Description

Charles Edouard Racine étudie quelques ouvrages de Jacques Chessex et d’autres auteurs romands. La pratique de l’écriture et de l’analyse littéraire l’a amené à se poser un certain nombre de questions:-Comment un auteur s’y prend-il lorsqu’il veut faire de sa province un lieu privilégié où souffle le Paraclet, et où l’on est d’emblée justifié d’écrire?-Par quel biais aborder le problème de la vraisemblance dans le roman réaliste? Pourquoi le lecteur peut-il être tenté de refuser d’adhérer au monde fictif qu’on lui propose?-Y a-t-il des lois à respecter lorsqu’on se mêle de composer un roman? Peut-on tout se permettre ou existe-t-il une « morale du roman » qu’il s’agirait de sauvegarder? Peut-on encore parler de « morale » lorsqu’on se mêle de critique littéraire?-Quels critères nous permettraient de différencier l’art et le pseudo-art, les uvres authentiques et les livres académiques, la littérature et le kitsch-En bref: peut-on distinguer la vraie et la fausse monnaie?

Presse

Chessex, les rats et les petits fours

Regard sur la polémique qui a suivi la parution de l’essai critique de Charles-Edouard Racine, L’imposture ou la fausse monnaie

Avec « L’imitation », parue chez Grasset cette année, Jacques Chessex vient de nous offrir un nouveau chef-d’oeuvre. Nous ne nous étalerons pas ici sur la prose chessexienne: ceux qui l’aiment la connaissent; pour les autres, tant pis pour eux. Si ce roman mérite notre intérêt, c’est principalement en tant que dernier rebondissement de la querelle planétaire qui a opposé, début 1997, Chessex aux rats. Pour ceux qui ont échappé à cet ouragan, voici un bref résumé.

Acte I: Charles-Edouard Racine, professeur au gymnase, publie un essai polémique, discutable donc intéressant, intitulé L’imposture ou la fausse monnaie (Antipodes, 1997), consacré ou digne disciple de Flaubert. D’après Racine, les romans de Chessex, s’ils ont été bons à une période, le sont de moins en moins. Le problème, c’est que la critique ne suit pas cette soi-disant évolution et qu’elle continue à hurler ou miracle à chaque nouvelle parution…Racine pose une bonne question, celle du statut de la critique littéraire en notre bon pays romand. Peut-elle sortir de la chronique des hautes oeuvres de notre Goncourt national pour porter sur sa production un regard plus objectif? Le principal intéressé se drape dans un mandala de mépris. Suivent diverses réactions dans la presse1.

Acte II: article de Jean Kaempfer et Jérôme Meizoz (Journal de Genève et Gazette de Lausanne du 8 mars 1997), universitaires. Le premier se base sur Zola (le second sur Bourdieu, sans le citer) pour dire, en gros, que Racine a soulevé un problème important: le fonctionnement de la critique littéraire locale, appliquée à l’oeuvre de Chessex, est effectivement problématique. La situation a évolué depuis: L’imitation a en effet reçu dans la presse un accueil très nuancé.

Acte III: coup de théâtre! Chessex quitte, l’espace d’un pamphlet incisif, sa défroque de Poète zen et désencombré: Avez-vous déjà giflé un rat? (Campiche, 1997) est paru! Enfin un peu de vigueur dans notre platitude lémanique et consensuelle! La victime sort ses griffes au nom de la Littérature pour répondre, non à l’attaque de ce vermisseau de Racine, mais à celle de cette institution universitaire qui se mêle de ce qui ne la regarde pas, c’est-à-dire d’Art. Tout le monde passe à la moulinette: on dépoussière le Grevisse pour débusquer une faute dans une thèse de doctorat.

Dernier acte en date, extrait de L’imitation (p.761): « Et Georges Borgeaud déjà chauve qui voltait d’un groupe à l’autre, emplissant ses poches de petits fours et disant du mal de chacun. » Tout ça parce que cet écrivain suisse romand renommé a osé, lors d’une interview (JdG du 27 avril 1997), quelques mots sur la péjoration de la production chessexienne, abondant ainsi dans le sens de Racine… Crucifié d’un coup de Sainte Plume! Souiller ainsi cette Prose de tracas triviaux…Un pamphlet, passe encore, mais un roman, une oeuvre d’Art! Pauvre Borgeaud, le pair, lui qui possédait « l’intelligence du coeur, l’âme et les yeux clairs » et qui avait « aux lèvres les paroles les plus nues et les plus désaltérantes »2…Flaubert ne serait pas très fier!

Pierre Fankhauser, L’Auditoire no 120

1 Dans son mémoire de licence (UNlL, 1997) intitulé « La mauvaise foi »: le courrier des lecteurs sous la loupe, Maud Luisier s’est livrée à une analyse intéressante de la « polémique ».

2 J . Chessex, Les Saintes Ecritures, L’Age d’homme, 1985, p. 122.

Chessex imposteur? Dans un petit pamphlet coléreux, Racine l’affirme

Un enseignant lausannois, Charles-Edouard Racine, s’attaque à la réputation du prix Goncourt, qu’il juge surfaite. Et dénonce ses maladresses d’écriture. L’agressé, lui, se tait.

« La métaphysique de Chessex est celle qu’on découvre en buvant une bière au Café Romand. » Un écrivain et enseignant lausannois Charles-Edouard Racine, auteur notamment d’Hôtel Majestic, n’aime pas Chessex et encore moins ses livres. Il le dit, noir sur blanc, ce qui représente une première quasi historique. Que reproche donc Racine au seigneur de Ropraz? En gros d’être un écrivain kitsch qui ne maîtrise pas toujours la langue, qui se laisse aller au plaisir facile de la provocation pour la provocation, qui maltraite les règles élémentaires de la narration, mésuse avec constance des outils symboliques, piétine la vraisemblance, accule les rechutes dans le grotesque, ne reconnaît comme critère esthétique et éthique que sa propre volonté de se croire écrivain, bref d’être un auteur qui n’écrit pas des vrais livres mais fait comme si. Un écrivain incapable au surplus de mettre en scène d’autres voix que la sienne, un écrivain sans yeux et sans oreilles qui ne ferait que soliloquer livre après livre même à travers ses personnages qui deviennent alors des espèces de fantômes de papier sans consistance.

Imposteur, faux-monnayeur, l’accusation revient plusieurs fois sous la plume de Charles-Edouard Racine, une plume d’ailleurs elle-même souvent maladroite, qui hésite toujours dangereusement entre le pamphlet et la critique, l’humeur et l’analyse sans jamais vraiment choisir ni l’une ni l’autre. Ce qui retire pas mal de force à sa démonstration. N’empêche un tel livre était sans doute nécessaire, surtout visant un homme unanimement célébré et ne supportant guère la critique. Même si cette fois, interrogé par le Nouveau Quotidien, Chessex préfère se taire.

Charles-Edouard Racine commence pourtant par reconnaître un mérite à Chessex-celui de poète campagnard et local, qui « exprime à merveille le passage du temps, l’inflexion d’une colline, peut-être l’angoisse. qu’on-peut éprouver en longeant, les murs d’un-cimetière ». Pour aussitôt lui reprocher de ne pas s’en être tenu là, d’avoir voulu singer plus grand et plus haut que lui. Sans en avoir les moyens. Notre pamphlétaire parle même de maladresses d’écriture, notamment en ce qui concerne « l’appareil métaphorique » destiné à « chanter » le corps féminin, tous ces « petit panier », « fente ombreuse », « trou émetteur de poix blanche » d’une élégance qui hésite entre le cliché et la crasse. Répétitions maladroites, assonances malheureuses, adverbes en rafales mécaniques-158 dans le seul premier chapitre de La Trinité.

Bref, les livres de Chessex seraient tout simplement des livres « bâclés ». Pire: mal composés. D’une œuvre à l’autre, relève Racine, c’est toujours le même procédé: un narrateur-héros qui ressemble toujours furieusement à l’auteur-toujours vaguement enseignant, vaguement écrivain, enserré dans une temporalité pauvrement linéaire et entouré d’ombres qui parlent comme lui.

Racine, à ce propos, relève le ton et le vocabulaire étonnement viril et professoral employé par les héroïnes de Chessex, même les prostituées. Bref, le romancier « est seul à parler et il prétend faire vivre des personnages ». Autre maladresse pointée par Racine: le tic chessexien de plaquer sur la réalité des symboles gros comme Dieu le père, décryptables au premier coup d’œil et qui privent l’édifice de toute vraisemblance. Ajoutons à cela les manies d’un prof qui émaille ses romans de précisions pédagogiques oiseuses, de références culturelles présomptueuses, comme si l’auteur voulait à toute force faire croire à la parenté qui l’unirait à ses glorieux prédécesseurs. Ainsi voici Voltaire convoqué à Ropraz, hameau hissé d’un coup au rang de capitale culturelle d’un certes petit pays. Ainsi, dans La mort d’un juste, pas moins de 42 écrivains, 8 peintres et 18 musiciens sont-ils évoqués, ou apparaissent même comme personnages furtifs ou persistants. Et toujours, nous dit Racine, pour satisfaire à un cliché. Le fameux docteur Tissot, par exemple, ne vient à Ropraz que pour causer masturbation. Racine s’appuie sur Kundera pour défendre une éthique du roman, même du roman immoraliste, éthique à laquelle Chessex aurait complètement renoncé, n’écrivant que guidé par la furie de ses propres fantasmes, comme, dans La mort d’un juste, celui d’un prétendu pouvoir séducteur de l’écriture, qui suffit à précipiter, dans le lit du narrateur-écrivain la moindre nymphette passant à portée. Une littérature donc fermée sur elle-même et que Charles-Edouard Racine n’hésite pas à qualifier « d’autiste ».

Mais l’attaque la plus sérieuse est une citation tirée d’une conférence d’Hermann Broch et dans laquelle le grand romancier explique qu’imprégnée par la Réforme, la bourgeoisie a transféré l’acte de la Révélation dans l’âme particulière, avec comme résultat le romantisme « qui cherche à exalter les misérables événements de la vie de tous les jours jusqu’aux sphères de l’absolu et du pseudo-absolu…la frigidité fut transposée dans le domaine de la passion et devant le fait de la passion, même la passion doit se taire. Tout accouplement de hasard au cours de la vie quotidienne est élevé jusqu’aux sphères étoilées… » Une phrase écrite pour Chessex, remarque non sans raison Racine.

Ce qui expliquerait pourquoi aussi Chessex ressent le besoin d’accumuler les « transgressions », les « provocations » qui attirent sur ses héros la vindicte des pouvoirs et du bon peuple. Des provocations qui par ailleurs ne feraient même plus rougir une de ces adolescentes d’aujourd’hui dont l’écrivain semble pourtant si friand, comme celle de chercher Dieu dans le sexe de la femme.

Mais, et c’est une des dernières piques adressées par Racine à Chessex, l’auteur de L’Ogre s’est toujours pris pour un rebelle, un marginal, un contestataire féroce. A la remarque obséquieuse du journaliste Jérôme Garcin -« Tu as fais beaucoup plus de bruit, et beaucoup plus de mal au pouvoir que des écrivains appartenant à un parti politique »- Chessex répond, avec une suffisance rare: « J’en suis persuadé, parce que le consensus de la bourgeoisie, c’est de ne rien dire, c’est de ne pas montrer la faille…or depuis dix ans sans cesse j’ai montré cette faille, dénoncé un certain nombre de tares, d’hypocrisies et d’horreurs. »

On peut alors se frotter les yeux devant un tel brevet d’autorésistance, et se demander avec Charles-Edouard Racine de quel pouvoir il peut bien s’agir là: « Serait-ce le landerneau politique qui a couronné Chessex de son Grand Prix local? Le pouvoir de la bourgeoisie calviniste aux fesses serrées? Celui du grand Capital? Il me semble que les uns et les autres se portent assez bien et je recherche encore sur leur front les marques,de la blessure infligée par l’Ogre. »

Laurent Nicolet, Le Nouveau Quotidien, 20 février 1997

Chessex : la statue est-elle en carton-pâte

L’essai de Charles Edouard Racine, L’Imposture ou la fausse monnaie, consacré à l’œuvre de Jacques Chessex est le fruit, mûri, d’une colère. Une colère qui prend le ton du pamphlet tant elle s’exprime dans le silence assourdissant du consensus littéraire. Charles Edouard Racine entend réparer une injustice flagrante. Jacques Chessex serait un imposteur et son œuvre une fausse monnaie destinée à payer au petit monde littéraire romand le prix de son hypocrisie. S’il reconnaît à l’écrivain de Ropraz un certain talent pour la description de ce coin de terre vaudoise, Racine ne lui prête aucune aptitude littéraire, si ce n’est celle d’entretenir l’illusion de son talent.

Jacques Chessex, c’est un peu la statue du commandeur. Même exilé dans sa thébaïde de Ropraz, l’écrivain continue d’exercer son autorité paternelle, quasi démiurgique sur le monde de la littérature romande, un peu comme la figure du père qui ne cesse de hanter ses propres romans.

Charles Edouard Racine, professeur de français à Lausanne et écrivain a osé s’attaquer aux œuvres de Chessex, animé visiblement par un souci moral de dénoncer une méprise: il y a des œuvres authentiques, il y a des impostures et celles de Chessex sont à jeter dans la deuxième catégorie.

Selon Racine, l’écriture de Chessex est maladroite, bourrée de redondances et de métaphores lourdaudes. Les personnages n’auraient pas d’épaisseur, des figures destinées à mettre en valeur le héros, sorte de double obsessionnel de l’écrivain; les voix sonnent faux, les dialogues sont truffés d’incohérence; Chessex, dit Racine, ne maîtrise qu’un seul registre, le sien: le je, omniprésent dans tous ses romans, est totalitaire voire castrateur, puisque les personnages qui gravitent autour de lui n’ont pas d’existence propre.

Toc et kitscherie

Racine accuse non seulement Chessex d’imposture littéraire, mais aussi de vendre (Racine dit « prostituer ») son écriture au seul service d’obsessions folkloriques « goncourisées »: le tandem « faute et redemption » issu d’un calvinisme en toc. Chez Chessex « le mystagogue », la culpabilité des hommes est sublimée par la chair et la voie de la rédemption passe par les « plis, ruisseaux, labyrinthes » d’un corps féminin ainsi instrumentalisé. L’œuvre de Chessex serait alors un produit fourre-tout, mêlant le répertoire de la transgression et de la provocation à un immoralisme de pacotille; une ceuvre plus bigote que baroque, puisant sans pudeur dans les références littéraires et s’en octroyant le lourd héritage: Flaubert pour la petite bourgeoisie, Ramuz pour les paysages, Duras pour les héros obsessionnels, un Sade helvétique et sans humour, sans oublier l’omniprésence de la symbolique biblique.

Racine, moraliste tel son illustre homonyme, en veut tout autant à l’écrivain pour ses impostures qu’aux critiques pour leurs flagorneries. Il y a un maître et des cireurs de pompes. Le monde littéraire romand y est dépeint comme une véritable institution de portiers d’ascenseur, qui se critiquent, se congratulent et se préfacent, faisant barrage dès qu’un des leurs est malmené. Le pavé de Racine fissure donc le rempart. Preuve en est la couverture médiatique qui a suivi la parution du livre: Le Nouveau Quotidien en a fait sa manchette et le reste de la presse a suivi.

Le travail de Racine est salutaire. Si commandeur il y a, autant qu’il ne soit pas inébranlable. Mais le défaut du livre est d’enfermer la littérature dans une morale de l’authentique et du mensonger, du bien et du mal, somme toute bien vaudoise. Quand Racine est ébloui par le caractère sacré d’une littérature qui a son Panthéon et ses enfers, quand il soumet le concret à l’idéal, de pamphlétaire, il redevient prof de français et la critique perd un peu de sa fraîche insolence.

Géraldine Savary, Domaine Public 1291, 6.3.1997

« Oui elle est là, la nouvelle trahison des clercs, qui vise à faire disparaître les écrivains pour leur substituer une littérature de police et de magisters. »

Jacques Chessex, in Fémina

Avez-vous déjà giflé un rat?

Messieurs, merci. Sans vous, monsieur Kaempfer (nouveau professeur à l’Université de Lausanne), sans vous, monsieur Racine, auteur de L’Imposture ou la Fausse Monnaie, paru en février 1997, qui nous était tombé des mains à la troisième ligne déjà, nous n’aurions pas eu à lire cette « réponse de Chessex », un écrivain, oui messieurs, un poète, comme hélas il n’y en a plus beaucoup. Ce que nous, lecteurs, nous ne cessons de regretter. Sa réponse, il est vrai, est cinglante et définitive en ce qui concerne vos capacités respectives. A tout hasard, lisez les trois dernières pages de ce pamphlet pour vous donner un aperçu de ce qu’écrire veut dire: « On voudra se rappeler que l’écriture est difficile, qu’elle surgit obscurément au fond de l’être, souvent douloureuse elle-même davoir à traverser tant de strates pour arriver au jour précaire, ou s’éclairer soudain, par endroit s’illuminant à mesure que la joie filtre de la trame sombre où se contenait la voix. » Comprenez, Messieurs, que, loin des bringues vaudoises (sans cette question saugrenue Avez-vous déjà giflé un rat? elles nous auraient échappé), nous ne verrions aucun inconvénient à ce que d’autres aient des « trucs », des « combines » littéraires et des « obsessions » à la mesure d’un Chessex, des idées aussi et son talent. Il y a largement la place! Ça étofferait un peu le désert culturel dans lequel nous vivons présentement. Qu’attendez-vous, messieurs Kaempfer et Racine pour faire vos preuves plutôt que de passer votre temps à dégommer le talent des autres? On peut certes ne pas aimer les romans et les poèmes de Chessex, mais dire qu’il n’est pas un écrivain, ça non. Il y a vraiment des claques qui se perdent.

                Monique Balmer, in Fémina, à propos de Jacques Chessex, Avez-vous déjà giflé un rat?, Bernard Campiche, 1997

Chessex met à mort ses profanateurs

Pamphlet: Le fauve blessé se réveille et publie un texte assassin, souvent injuste, mais étincelant. Le maître ne permet à personne de le critiquer.

Enfin, Charles-Edouard Racine vint. Et après lui, Jean Kaempfer et Jérôme Meizoz. Trois profanateurs de l’œuvre de Jacques Chessex auxquels le maître répond dans un pamphlet de 104 pages, prometteusement intitulé Avez-vous déjà giflé un rat? Sous la plume de Chessex, l’image du rat n’est pas nouvelle. Il l’avait déjà utilisée dans les années 70 à propos d’un journaliste-écrivain aujourd’hui oublié et recyclé dans la gestion de bains-douches, Richard Garzarolli, qui le poursuivait à l’époque de ses débiles rancunes. « Il est temps d’appeler un chat un chat et Garzarolli un rat. »

Les choses ensuite se sont calmées, Jacques Chessex a construit son œuvre, accumulant les romans, les poèmes, les essais, les chroniques, sans être le moins du monde dérangé, si ce n’est par quelques farceurs à l’audience confidentielle, réfugiés au périodique La Distinction ou à l’Association romande de chessexologie. Tout allait donc pour le mieux: Chessez écrivait, les maisons d’édition le publiaient, les critiques littéraires s’ébaubissaient de son infatigable génie, les jurys couronnaient, et à vrai dire on s’ennuyait un peu. Ce poète frotté à son siècle, à ses agitateurs littéraires, qui avait aimé le noctambulisme de bistrot, les conversations éperdues et tonitruantes, menaçait de finir monument classé, les pieds bien calés sur sa terre de Ropraz. Quand daignerait-il de nouveau s’énerver un peu?

Heureusement, Charles-Edouard Racine est arrivé. Enseignant dans un gymnase lausannois, il a osé un petit livre au début de l’année, L’imposture ou la fausse monnaie, essai de critique littéraire et, de l’aveu même de son auteur, fruit d’une « colère sourde, triste, couleur cloporte et brouillard » contre les romans de Jacques Chessex, le dernier surtout, La mort d’un juste, où le héros découvre Dieu dans le sexe des femmes et la métaphysique au bout de ce qui lui tient lieu de membre viril. L’incident serait sans doute clos si, le 8 mars, deux autres profanateurs, Jean Kaempfer, professeur de littérature moderne à l’Université de Lausanne, et Jérôme Meizoz, assistant sociologue à Zurich, n’avaient trouvé dans le Journal de Genève un peu de place pour dire tout le bien qu’ils pensaient de l’essai racinien, lui apportant leur caution d’universitaires. L’un dissertait au nom du bon goût, l’autre pour dénoncer le « réseau d’amitiés et d’intérêts qui a automatisé la surenchère » autour de l’œuvre de Chessex.

Une mise à mort

Le Poète, comme il aime à s’appeler lui-même, a alors décidé de répondre et en huit jours il s’est fendu d’un pamphlet, un vrai, où il pénètre à l’arme blanche dans l’intimité de ses adversaires. Ceux qui ont attaqué le meure ne peuvent plus prétendre à la moindre impunité. Avez-vous déjà giflé un rat? est une mise à mort, merveilleusement distrayante et surtout réconfortante, à une époque d’indifférence polie, où l’esprit polémique pardit presque exotique, inconvenant, trop épicé pour nos papilles gustatives. Des colères, des indignations, bien sûr il en faut, et personne ne s’en offusque, pourvu qu’elles soient calibrées, qu’elles ne saignent pas, qu’elles épargnent les personnes et en restent aux idées. Des discussions, oui, mais s’il vous plait, pas de disputes, notre pudeur ne le supporterait pas.

En véritable pamphlétaire, Chessex ignore la pudeur. Il se livre à un combat de corps à corps, d’homme à homme. Les idées ne sont pas que des abstractions, elles dépendent, pour leur triomphe ou leur défaite, des hommes qui les incarnent. Donc, il faut s’en prendre à eux, les déconsidérer, les disqualifier, les inculper, les exécuter sous le feu roulant d’épithètes malsonnantes et d’injures assassines. Dans Avez-vous déjà giflé un rat?, Racine et Kaempfer se métamorphosent en « Guignol et Gnafron », Meizoz en « Agité du local », parce qu’il parle d' »un contrôle exercé sur certaines zones du champ littéraire romand » qui se cacherait sous « la belle uniformité » de la presse à l’égard du « Goncourt local ».

Quand on relit les articles du professeur de lettres et du sociologue, la colère de Chessex parait un rien disproportionnée et la justification qu’il en donne presque larmoyante. Avec l’attaque du professeur Kaempfer, « j’ai compris qu’on ne s’en prenait plus à une image de moi, certes tendancieuse et oblitérée de dépit, mais qu’on s’attaquait beaucoup plus gravement à la personne que je suis, donc à un destin, à mes fils, à la mémoire de mon père, à d’autres morts, à des vivants, à tout ce qui fait qu’un homme est cet homme et qu’il a vécu toute sa vie en écrivain témoin de ses drames, de ses limites, de son doute et de sa confiance, au-delà des désastres et des clartés, dans l’écriture et dans les livres sur qui il a fondé sa vie. »

Rien de plus dangereux qu’un fauve blessé. Ses détracteurs en savent quelque chose, Jean Kaempfer en particulier, dont « le cul », après dix ans de vaines tentatives, est enfin « posé » dans une université. « Vous bronchez, professeur? Votre lourd ego en prend un coup? Ce n’est pas moi qui suis allé vous chercher », lui lance Chessex qui veut rappeler qu’il ne fait que réagir aux agressions dont il a été l’objet.

Tout est permis

Effectivement, pour parler dans la langue des cours de récréation, « ce sont eux qui ont commencé », mais on ne réveille pas impunément un pamphlétaire endormi. Tous ceux qui le provoquent s’exposent à son regard fureteur et implacable. Au pamphlétaire, tout est permis: outrer le trait, prolonger, grossir, être injuste s’il le faut, ou même infâme. Ce qui compte, c’est le style, la tranchante beauté de l’offense assassine. Les phrases effacent les visages attaqués. On ferme brutalement un couvercle. On veut persuader ceux qui vous lisent qu’ils en savent assez sur la personne que l’on vient d’esquisser. A ce jeu littéraire de la malséance polémique, Racine, Kaempfer et Meizoz n’avaient aucune chance. On en viendrait presque à oublier ce que leur profanation pouvait avoir d’intéressant: l’inventaire des tics du maître, de ses « obsessions », comme dit Racine, ou plutôt de la manière, en gros toujours la même, dont Jacques Chessex les restituerait dans ses romans.

Sous la plume du pamphlétaire, Racine, Kaempfer et Meizoz sont réduits à des censeurs, des gendarmes qui semblent en avoir tous les ridicules et les excès. « Non contents de donner leurs cours et de vaquer à ce qui les regarde, c’est-à-dire à leurs travaux assez médiocres et bâclés, ils se mêlent d’intervenir directement sur les écrivains, pérorant dans le débat littéraire, assenant à chacun la leçon sur ce qu’il doit faire et ne pas faire, bref se comportant en propriétaires et en directeurs de la littérature, avec un sans-gêne et une arrogance qui étonnent. » La cause est entendue: le Poète, et tout vrai roman est poésie, a le droit de faire ce qu’il veut. A bas « les cuistres » et vive la liberté. Il s’ensuit que toute critique devient impossible. Elle ne peut être le fait que d’envieux ou de « grimpions » sans talent, de nains qui veulent « grignoter leur part de gloriole », ou se venger d’une ancienne blessure.

Les meilleurs pamphlets contiennent toujours une part de vérité.

Pierre-André Stauffer, L’Hebdo, 1er mai 1997

A propos d’articles, sur le livre de Jacques Chessex: Avez-vous déjà giflé un rat?, cette réplique de l’auteur de L’Imposture ou La Fausse monnaie:

Le phoque et le rat

Un phoque bedonnant régnait sur la banquise,
Poil dru, moustache raide, pupille grise,
Perché sur un glaçon il vendait ses poissons…

Un rat vint à passer, rat de peu d’envergure,
Amateur de littérature…
(Les rats sont frères des humains,
Leur esprit est agile, leur cœur un peu gamin…)
Arrivant près du trône où l’autre plastronnait:
Ces poissons, dit-il, sont peu frais!
Voyez cet œil vitreux, cette chair amollie,
Ils sont mal écaillés et fades, on peut me croire…
La bête au poil hirsute leva une nageoire:
Face de rat, fit-il, immonde créature,
Oses-tu critiquer mes poissons, ma friture?
Cette cuisine-là a plu aux Immortels,
Ils m’ont donné le Prix, mes vers montent au ciel!

Sitôt dit, le vieux phoque appela ses valets
Les vautours… (Des vautours sur une banquise, eh!
vous n’y sauriez songer? -Mais l’image est heureuse…)
Les volatiles à la plume fieilleuse
S’acharnent sur le souriquet,
De la serre et du bec lui mouchent le caquet:
Le rat était si laid, envieux et pervers,
Il ne savait rien de la pêche ni des vers!

Sa Majesté Phoque confirma la sentence:
« Le rat est un raté, qu’il trempe en d’autres creux
Et sa queue annelée et son bâton merdeux! »
(Le phoque est peu poli quand il tance…
On rougit de citer son langage, qu’y faire?
Le Poète a parlé, les rats n’ont qu’à se taire.)

La morale de cette histoire »
Qui parle de morale? Seuls les cuistres, les pions
Aujourd’hui se soucient de blâmer les morpions.
Les moralistes sont des poires,
La ville n’aime pas les donneurs de leçons
Et prétendre que le poisson
Ne sent pas bon,
Montrer du doigt le phoque nu,
Est mal venu.

Vous, lecteurs exigeants qui goûtez le débat
Prenez garde à la fable du rat:
Vautours et phoques ont peur de la critique;
Pointez le bout du museau
Ils vous cloueront au poteau,
Frappant bas, mordant dur -de vraies tiques:
Faites gaffe!
Mais flattez-les, rampez, soyez sage
Ils vous cajoleront, vous aurez du fromage…
Cette leçon vaut bien une baffe.

Charles-Edouard Racine, 24Heures, 10-11 mai 1997

Charles E. Racine ouvre, à travers ce titre évocateur du célèbre roman gidien, une sorte de « procès » sur la récente production de Jacques Csse, premier romancier suisse a avoir remporté, en 1973, le Prix Goncourt. Racine saisit dans ce passage un moment capital dans la carrière de l’écrivain: le succès auprès du grand public et l’accueil favorable de la critique auraient créé une sorte de « mythe Chessex ». Si Racine se déclare « séduit » et « convaincu » par le registre de la première partie de la production de Chessex, marquée par « la fine observation d’un monde en disparition » (p.13), il affirme par contre son étonnement par rapport à la deuxième.

Après la publication de L’Ogre et de Carabas, Chessex essaie de maintenir les positions acquises, mais le ton de sa voix devient faux. C’est pour apaiser la « colère » (p.13) provoquée par la parution de La mort d’un juste que Racine se met à écrire, avec un double objectif: d’un côté, le critique essaie de démasquer l’imposteur, c’est-à-dire le second Chessex; de l’autre, il veut dévoiler les erreurs de la « fausse » critique. C’est le sous-titre (Un essai de critique littéraire: les romans de Jacques Chessex) qui, en annonçant apparemment le sujet du livre, contient en réalité une polémique envers la critique « officielle », académique et universitaire, accusée d’avoir fermé les yeux sur les « défauts » des romans de Chessex. Pour Racine, le travail critique doit aboutir à un véritable jugement de valeur sur l’œuvre, un jugement qui doit allier, selon lui, un jugement de caractère moral à l’évaluation strictement esthétique.

Racine insiste sur ce dernier point dans son « Introduction »: si l’on ne peut pas appliquer de jugements moraux aux personnages fictifs et si l’on ne doit pas attribuer naïvement leurs propos à l’auteur, il faut néanmoins mettre en évidence que ce dernier a agi pour confondre les idées de ses lecteurs. Le plus grand « défaut » de Chessex est, selon Racine, celui de ne pas permettre au critique d’établir une distinction rigoureuse entre la voix de l’auteur et celle du narrateur (une analyse du vocabulaire de certaines interviews de Chessex démontre, en effet, une coïncidence entre les deux instances narratives). C’est grâce à cette preuve, par exemple, que Racine finit par attribuer certaines affirmations directement à l’auteur. Racine parle, en particulier, des déclarations concernant le « pouvoir de séduction » des mots et leur effet séducteur sur les femmes. Par exemple, lorsque l’auteur déclare que c’est dans le sexe féminin qu’il trouve la « place de Dieu », Racine définit ce genre d’affirmations comme du « Kitsch théologique ». Chessex, d’ailleurs, selon Racine, expose ces idées sans parodie et sans ironie. Même attitude à l’égard de la construction de ses mondes romanesques: si le texte se veut réel, alors le lecteur attentif peut légitimement demander de la vraisemblance, ce que justement il ne parvient pas à trouver. Sur le plan strictement esthétique, Racine examine les « défauts » de style (excessive utilisation des adverbes), de composition (un seul héros central ayant toujours les mêmes initiales, J.C.; une intrigue unique, un déroulement annoncé sans modulation du point de vue ; temporalité linéaire), de voix (utilisation d’un seul mode, celui de la confession et impossibilité de distinguer entre la voix du protagoniste et celles des personnages secondaires, surtout celles de femmes).

Racine est un grand admirateur de Proust, Flaubert, Woolf, qui sont aussi des modèles pour Chessex. Le contraste entre le modèle choisi et la réalisation suggère au critique un sens de méfiance à l’égard des mondes romanesques de Chessex. Selon Racine, l’obstacle principal est constitué par l’enfermement excessif de la description, réservée à sa propre région. En outre, Chessex serait un « romantique attardé », selon la définition tirée de Broch, dans le sens qu’il attribue une valeur absolue à des détails de la vie quotidienne.

Enfin, s’il est vrai qu’on ne peut nier la difficulté de « trier la vraie de la fausse monnaie » (p.7), tout de même le procès se termine par la condamnation du « faux monnayeur » -Chessex, coupable d’avoir choisi le modèle de l’Adolphe de Benjamin Constant, où l’on entend la seule voix d’un moi fictif, parfait moyen pour bâtir un « immense édifice d’autocélébration ».

Gian Luigi Di Bernardini, Ponts, no 2, 2002