Les pensées parallèles

Husserl et Freud

Aenishanslin, Jean-François,

2019, 259 pages, 26 €, ISBN:978-2-88901-121-6

En 1900, la phénoménologie et la psychanalyse faisaient simultanément irruption sur la scène intellectuelle. Pendant quarante ans, Husserl et Freud développèrent avec une égale persévérance les formes de pensée qu’ils avaient instaurées, laissant derrière eux deux œuvres considérables. Leurs derniers textes, qui analysaient la crise et le malaise affectant la culture occidentale, témoignaient alors semblablement d’une profonde inquiétude quant à l’avenir. Ils moururent tous deux, témoins des soubresauts liminaires de la Seconde Guerre mondiale et victimes des premières mesures antijuives du national-socialisme.

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Description

En 1900, la phénoménologie et la psychanalyse faisaient simultanément irruption sur la scène intellectuelle. Pendant quarante ans, Husserl et Freud développèrent avec une égale persévérance les formes de pensée qu’ils avaient instaurées, laissant derrière eux deux œuvres considérables. Leurs derniers textes, qui analysaient la crise et le malaise affectant la culture occidentale, témoignaient alors semblablement d’une profonde inquiétude quant à l’avenir. Ils moururent tous deux, témoins des soubresauts liminaires de la Seconde Guerre mondiale et victimes des premières mesures antijuives du national-socialisme.

Voisines malgré d’évidentes divergences, ces pensées parallèles semblaient devoir se rencontrer. Pourtant, lorsqu’il fut tenté, leur rapprochement demeura à chaque fois voué à l’échec, à la confusion ou à l’aporie. Loin de vouloir les faire converger, le présent ouvrage cherche au contraire à faire apparaître leurs singularités respectives. Il porte une attention particulière aux relations qu’on peut établir entre les textes publiés et les écrits de tous ordres qui reposent dans les archives. À leur croisement se laissent lire, à la fois, la pensée qui s’y exprime et la vie qui s’y joue. Le rapport de Husserl et de Freud à la religion, l’importance de leur rencontre avec Brentano ou la signification que revêtit pour eux la figure de Nietzsche se montrent alors sous un jour nouveau, tout comme certains motifs de provenance judaïque, que la phénoménologie dénie alors que la psychanalyse les assume et les intensifie.

Table des matières

Introduction

• L’archive et l’anecdote

I. Foi et savoir (après Hegel)

1. La fin du rêve et la tâche infinie
2. Illusion terminée, fiction interminable

II. Ethique et logique (suivant Brentano)

3. L’autre généalogie de la morale
4. Évidence et jugement

III. La crise et le malaise (depuis Nietzsche)

5. Le tourment copernicien
6. Des illusions dans la culture

Conclusion

• L’incomparable

Abréviations bibliographiques

Presse

Compte-rendu dans la Revue philosophique n°1/2022

Avant de lire les petits essais qui constituent ce livre, nous pensions naïve-ment que la meilleure manière de rendre justice à deux philosophies était de faire ressortir leurs différences. Il paraît pourtant possible et instructif d’écrire deux histoires philosophiques en parallèle et, en faisant apparaître de réelles homologies, de laisser ressurgir la pensée qui s’y exprime et la vie qui s’y joue (p. 31). Mais, pour cela, il faut le talent de Jean-François Aenishanslin.

L’auteur montre d’abord que ce qui rapproche Husserl et Freud est une même confiance en la science ou, plus exactement, le même idéal d’une science sans présupposé. Ce qui les unit, c’est un même ethos, une même tâche et un même souci de l’avenir. « La tâche qui nous est assignée, dit Freud dans L’Avenir d’une illusion, est de réconcilier les hommes avec la culture » et de fonder une éthique de la vérité qui engage à « conformer sa vie à la vérité psychique » (p. 76). Quant à Husserl, si l’on peut découvrir une anticipation de la psychanalyse dans sa phénoménologie de la pulsion, c’est dans l’effort qu’il fait pour « reconstruire le mouvement éthique à partir des moments les plus dissimulés de la vie pulsionnelle en direction de l’accomplissement rationnel de soi dans la responsabilité » (p. 116). C’est donc une même « éthique de la raison » qui conduit nos deux penseurs à refuser de séparer les rationalités éthique et scientifique (p. 74-78).

Un simple compte-rendu ne peut donner une idée de la richesse et de l’originalité des pistes qu’ouvre ensuite J.-F. Aenishanslin. Mentionnons seulement le rapprochement qu’il propose entre l’inconscient freudien et la passivité husserlienne comme domaine général de la donation de sens (p. 166), avec cette différence toutefois que, chez Husserl, l’altérité à soi que représente la vie pulsionnelle est destinée à être réappropriée par le moi, tandis que, chez Freud, elle reste une altérité que la conscience est radicalement incapable de maîtriser (p. 107). Dans l’énigme de la tendance pulsionnelle s’annonce l’idéal d’une « vie par vocation absolue » (p. 201). D’où un autre rapprochement inattendu entre Husserl et Nietzsche : leurs pensées, se concevant comme destin ou vocation, se rejoignent par leur dimension de projet ou par ce que Husserl appelle « la foi en la philosophie comme tâche » (p. 205).

Mais le vrai morceau de bravoure de ce livre remarquable est dans l’analyse qu’il propose de la filiation complexe qui rattache Husserl et Freud à Brentano. On peut d’abord affirmer que ce dernier est l’interlocuteur principal, sinon unique, de Freud dans l’épilogue de L’Interprétation du rêve (p. 143) : la théorie de l’inconscient est l’héritière indirecte de la psychologie descriptive, mais, pour pouvoir dire qu’il existe des actes psychiques que la conscience n’atteste pas, elle doit rejeter du brentanisme ce qu’il y a encore de cartésien en lui, comme l’évidence de la perception interne (p. 135). J.-F. Aenishanslin rappelle alors le rôle de médiateur qu’a pu avoir Wilhelm Jerusalem dans cette histoire. C’est lui qui le premier a formulé l’idée d’un « jugement primaire qui s’effectuerait sans qu’intervienne le langage » (p. 159). Si la perception est bien le produit de la fonction de jugement agissant encore inconsciemment, au lieu de dire « je pense », il faut dire « ça pense en moi » (p. 162, voir Die Urtheilsfunction, Braumüller, 1895, p. 167). « Tout semble en effet s’être passé comme si l’enseignement de Brentano avait longtemps été oublié et qu’il n’avait été tiré de cette latence que par la critique que lui avait adressée Jerusalem. D’où la nature profondément sédimentée de la doctrine freudienne du jugement derrière son texte, La Fonction de jugement ; derrière ce livre, la parole de Brentano » (p. 162).

Cette « appartenance de la doctrine freudienne du jugement aux recherches logiques de son temps » (p. 164) ressort encore davantage quand l’auteur montre que c’est le privilège que Freud accorde à la négation sur l’affirmation qui le conduit à dépasser véritablement le brentanisme et à développer une logique irréductible à celle d’Aristote. Il réalise alors un double tour de force : nous apprendre quelque chose de neuf sur l’essai « La négation » qu’ont tant de fois parcouru les interprètes et mettre ce texte en parallèle avec « L’origine de la négation », dans lequel Husserl, à son tour, découvre qu’une forme originaire de la négation intervient au niveau même de l’expérience passive (p. 165).

On peut donc conclure que la fondation de la psychanalyse est, pour Freud, un retour à la philosophie, dont la médecine l’avait tenu éloigné pendant vingt ans (p. 143) et qu’elle s’inscrit dans la perspective anti-idéaliste ouverte par Brentano. Reste une piste très intéressante qu’il convient encore de développer et qui engage cette fois les rapports de l’inconscient et du corps : « la thématisation freudienne de la dimension corporelle ne relève nullement d’un naturalisme biologisant visant “à dépouiller aussi rapidement et radicalement que possible les phénomènes de leur phénoménalité”. Elle atteste au contraire une attention expressément descriptive aux manifestations de l’inconscient, que le cartésianisme de Brentano avait occultée » (p. 140).

Patrick CERUTTI, Revue philosophique n°1/2022, p. 137/138

 

 

Compte-rendu de Samuel Lezé, sur le site journal.openeditions.org

Entre 1890 et 1930, le problème de l’esprit forme un « moment » philosophique faisant cohabiter des oeuvres singulières comme celles de Husserl ou de Freud1. Or, l’appartenance de ces auteurs à un même moment ne facilite en rien l’analyse de la genèse de leurs pensées respectives. Bien au contraire, les similitudes peuvent les brouiller. Cette difficulté n’était pas formulée dans l’article séminal de l’historien Quentin Skinner, qui pensait justement dissoudre les dérives méthodologiques de la décontextualisation2 des oeuvres dans l’analyse de leur « contexte de signification ».

Mais alors, contextualiser ne revient-il pas à dissoudre aussi la singularité de l’auteur ? L’objectif de Jean-François Aenishanslin est de défendre la thèse inverse en faisant jouer les focales de son analyse sur les lieux de bifurcations théoriques de Husserl et de Freud. La démarche d’un auteur (son « ethos », p. 31) s’étudie en mettant en relation le « contexte de signification » (un « même » problème, un « même » maître, un « même » lexique, un « même » temps, etc.) et l’appropriation singulière de ce qui est significatif dans ce contexte, que l’auteur contribue également à modifier en retour par ses prises de positions théoriques.

L’originalité de cet ouvrage est de maintenir l’exigence de cette double focale en plaçant la loupe tantôt sur Husserl, tantôt sur Freud, afin de reconstituer la genèse et le développement « parallèles » de la phénoménologie et de la psychanalyse à partir des déplacements singuliers de ces auteurs complexes. Néanmoins, le recours au modèle antique des « Vies parallèles » de Plutarque n’est pas si aisé à réactualiser : l’effet est inattendu pour poser l’unité d’analyse, atypique en histoire de la philosophie aujourd’hui. Mais la définition d’un strict parallélisme implique non seulement que les oeuvres ne se rencontrent jamais pour s’accorder (ce qui est bien le cas), mais aussi qu’il n’existe pas de « points d’intersection » (ce qui n’est pas le cas), y compris pour identifier les bifurcations. Tout dépend certainement de la manière de définir ce qu’est ou non un « point d’intersection ». Il n’en demeure pas moins qu’il y a un problème de construction de l’objet : comment deux parallèles peuvent-elles être issues d’un même contexte ? Il s’agit plutôt d’une focale : un angle qui ouvre un entonnoir déterminé par deux droites (Husserl et Freud) définissant, entre ces deux droites, une surface particulière.

En cohérence avec cet objectif, la méthode de constitution du corpus implique un critère d’inclusion plus large que l’oeuvre de Husserl et de Freud. Elle intègre en effet les « petits papiers » (p. 31) relevant le plus souvent des archives (e.g. les lectures, les cours ou les petites conférences, les correspondances, les brouillons, etc.) ou de la simple anecdote. Alors que la méthode d’analyse génétique tente ordinairement de repérer les grands « tournants » dans une oeuvre unique, la micro-analyse consiste ici à repérer les lieux de croisements théoriques et de bifurcations des concepts, à restituer la pensée dans les « vies » d’auteurs venant d’une même « forme de vie » générant de nouveaux « jeux de langages » et donc de nouvelles « formes de vie », incomparables (p. 245). Ce problème anthropologique de l’unité d’une pensée et de son irréductible diversité liée à sa dynamique de développement (par emprunts et déplacements) faisait d’ailleurs l’objet du premier ouvrage de l’auteur, issu de sa thèse de philosophie sur la grammaire phénoménologique3. Trois enjeux philosophiques sont retenus par Jean-François Aenishanslin pour identifier finement les divergences dans les formes de pensée sur un même fond historique : la religion, la morale et la culture.

La première partie analyse le traitement individualisé de la foi des deux hommes au regard de l’articulation d’un double enjeu : l’idéal de scientificité et leur judéité. Husserl comme Freud désirent ardemment réaliser cet idéal, tout en mettant à distance leur origine. Au sein du premier cercle du mouvement phénoménologique, marqué par une série de conversions au catholicisme, Husserl dit comment il est possible de retrouver une transcendance au coeur même d’une réflexion sur la logique et les idéalités mathématiques. C’est une façon d’identifier un « tournant ontothéologique » de la phénoménologie bien en amont de sa genèse française d’après-guerre (p. 35-60), bien que ce lien entre mathématique et théologie soit un lieu commun de la philosophie moderne. Dans le mouvement psychanalytique, et dans le sillage des thèses de Ludwig Feuerbach, le rationalisme se fait critique de la modernité en identifiant la religion à une simple « illusion ». Dans ce cadre, la judéité fonctionne non seulement comme une position analytique privilégiée pour juger des faits de culture, mais aussi comme une altérité méthodologique ou anthropologique de la philosophie, marquée par son héritage grec (p. 61-87).

La deuxième partie analyse le traitement de l’éthique comme mise à l’épreuve de la phénoménologie et de la psychanalyse. La question est de savoir si la description est une condition nécessaire et suffisante, ou bien si une génétique doit compléter la démarche initiale ou même s’y substituer intégralement. Une « science de la morale » est en effet un enjeu décisif dans une conjoncture philosophique où la « philosophie des valeurs » structure les débats et les querelles sur la « vie » bonne, afin de guider l’humanité dans un monde dans lequel « Dieu est mort ». Les deux hommes pensent avec (l’attention à la « description ») et contre (la nécessité d’une « génétique » et d’un autre concept de « jugement ») les thèses venant de leur maître commun en « philosophie pratique » : Franz Brentano, spécialiste d’Aristote et de la scolastique. Une généalogie de la morale est recherchée à partir d’un intérêt pour « l’affectivité ». Pour Husserl, c’est le seul critère de légitimité pouvant rompre avec une philosophie morale du commandement (Kant est ici visé), (p. 91-118). Pour Freud, c’est la seule origine de notre morale civilisée. Mais le point de bifurcation est ici la question de la folie (p. 141). L’affectivité est le levier stratégique pour poser l’existence d’une « perception interne » sans évidence et conscience, c’est-à-dire d’un « jugement » primaire qui ne se formule pas dans un langage. Il y a là les éléments originaux de la métapsychologie freudienne, qui se devait de penser à la fois des origines inobservables et un dynamisme des représentations (p. 119-168).

La troisième et dernière partie s’intéresse au traitement du malaise dans la culture (le « Nihilisme ») et à la place de Nietzsche dans les oeuvres de Husserl et de Freud, au-delà des lieux communs de la Kulturkritik et de ses diagnostics d’époque. Même si cela peut sembler contre-intuitif, Husserl n’échappe pas à cette rhétorique, qu’on peut identifier dans au moins une conférence et une lettre qui se rattache aussi à une rhétorique encore plus ancienne, datant de la fin du XVIIIe siècle (en France tout du moins), celle de la critique de la spéculation et/ou des systèmes spéculatifs, très en vogue en Allemagne après la mort de Hegel. Par l’attention qu’il porte à « l’anamnèse autobiographique », Husserl veut penser toute la tradition philosophique et Jean-François Aenishanslin montre bien dans son analyse le lien entre biographie et philosophie, sans écraser l’une par l’autre. C’est dans ce cadre que Husserl peut interpréter sa vocation de philosophe et la « tâche » de la philosophie au XXe siècle (p. 171-205). La stratégie d’évitement de Nietzsche par Freud est bien connue, sauf pour en faire un « cas » de génie à analyser (une « pathographie »), comme est bien connue sa reformulation psychanalytique du malaise dans la culture. C’est par contraste avec l’itinéraire de Husserl que peut mieux se lire, pour ne pas dire « dé-lire », ce qui se présente justement comme « bien connu ». Car dans ce diagnostic, Freud ne lit pas sa vocation de psychanalyste, encore moins la tâche de la psychanalyse (p. 207-243).

Au final, l’ouvrage de Jean-François Aenishanslin montre bien la valeur heuristique, pour l’historien de la philosophie, d’un jeu de focales mettant en tension le comparable et l’incomparable, le théorique et le biographique, les sources comme le fond contextuel sur lequel peut se détacher la forme originale d’une pensée. C’est une façon intéressante de désamorcer les lectures mythologiques des figures philosophiques, tout en faisant radicalement rupture avec le lexique vague des « influences ». Néanmoins, si l’absence de rencontre entre Husserl et Freud s’éclaire ici sous un jour nouveau, tout comme leur propre rapport à la philosophie et aux enjeux philosophiques d’une époque, ce n’est pas le cas pour la compréhension des tentatives de rencontre et les rencontres effectives se nouant parfois entre phénoménologie et psychanalyse, selon un jeu de glissements réciproques, dans la pratique thérapeutique et la psychopathologie, parfois au grand dam des théoriciens. Mais c’est à ce point précis que l’histoire de la philosophie bifurque théoriquement vers l’histoire des idées.

Notes
1 Worms Frédéric, La philosophie en France au XXème siècle. Moments, Paris, Gallimard, p. 25
2 Skinner Quentin, « Meaning and understanding in the history of ideas », History and Theory, vol.8, 1969, p. 3-53
3 Aenishanslin Jean-François, Grammaire phénoménologique, Lausanne, Éditions Antipodes, 2012


Samuel Lézé, le 20 janvier 2020, journals.openedition.org