Les homosexuels sont un danger absolu

Homosexualité masculine en Suisse durant la Seconde Guerre mondi

Delessert, Thierry,

2012, 400 pages, 29 €, ISBN:978-2-88901-063-9

S’appuyant sur des sources jusqu’alors inexplorées provenant de la justice militaire, cette étude, unique en français, explore de manière inédite et vivante la question de l’homosexualité en Suisse durant la Seconde Guerre mondiale, période caractérisée par une relative tolérance à cet égard, qui a longtemps rendu invisibles les vécus quotidiens de l’homosexualité.

Format Imprimé - 37,00 CHF

Description

La Suisse de 1939 à 1945 se caractérise par une relative tolérance envers l’homosexualité. Depuis 1942, le Code pénal suisse dépénalise les relations entre adultes consentant·e·s dans l’ensemble de la Confédération. Zurich accueille la seule association homosexuelle existant au monde durant ces années.

Cette image d’Épinal a longtemps rendu invisibles les vécus quotidiens de l’homosexualité. Cet ouvrage offre un regard inédit en se fondant sur des sources jusqu’alors inexplorées provenant de la justice militaire. Le Code pénal militaire punit en effet les relations sexuelles entre hommes depuis 1928, et la mobilisation générale amène à un paroxysme permettant de dévoiler un ordinaire habituellement masqué. Quelque 120 affaires sont instruites par la justice militaire avec le concours des polices militaires et civiles, des autorités communales et, parfois, du Service sanitaire de l’armée ou de médecins civils. Ces affaires permettent de mettre en évidence, au-delà de l’interdiction de l’homosexualité au sein de la troupe, une marge de liberté dans les grandes villes, mais aussi la surveillance policière et un opprobre social tenace.

La relative tolérance envers l’homosexualité s’inscrit comme un compromis entre un progressisme et un conservatisme politique, juridique, voire médical, qui diffère selon les régions du pays ou l’origine sociale des prévenus.

Table des matières

I. Le milieu homosexuel des années 1940

  • La scène homosexuelle
  • Les qualifications des homosexualités

II. Les lois sur l’homosexualité

  • Deux Codes pénaux contradictoires?
  • Jurisprudences militaires et conséquences pénales

III. Psychiatrie et homosexualité: « Per scientiam ad justitiam »?

  • Psychiatrie militaire et homosexualité: catégoriser et réformer
  • Corps et homosexualité: les contributions de la médecine somatique

Conclusion générale: homophobie et ordre social

Presse

Dans la revue Modern & Contemporary France

The social problem of homosexuality was a salient issue in the Swiss public sphere, encapsulated by this book’s title. The author examines how a series of experts and competing discourses cast male homosexuality as both « uncompromisingly dangerous » to the social order whilst also creating one of the most liberal criminal law regulations in Europe at the time. Dealing with these premises, the book is a timely engagement for a French reading audience of asmall yet nevertheless influential European country’s practices and discourses of homosexuality. Whilst there has been a growing body of work within Lesbian and Gay Studies on various
Swiss periods or on particular locations, in examining in some detail, as Delessert does, tribunals and prosecutions for male same-sex encounters before and during World War II, this book adds substantially to the literature on Swiss homosexualities and provides a detailed account of male homosexual life in Switzerland. Delessert achieves this by providing the reader with three separate yet interlinked domains which were concerned with homosexuality: he provides, in a first section of the book, a discussion of the social and cultural context of homosexuality in Switzerland by looking at the only existing European gay journal and association during WWII, Der Kreis, distributed from Zurich. Yet, whilst the subculture around homosexuality has always been closely linked to the bigger cities and had international networks, Delessert is careful not to neglect the situation in ruralplaces andemphasises the importance of the federal organisation of much of Swiss life and its impact. Similarly social class appears numerous times as an important organising principle in dealings with male homosexuality.

The book’s organisation into three sections follows Delessert’s research strategy of examining the social and cultural context of male homosexuality, the judicial context and finally the psychiatric context. This allows, to some extent, for an independent reading of these sections yet it should be emphasised that the richness of this book lies precisely in the interconnections between these domains. The three main sections are preceded by a context-setting introduction and a conclusion about the relation of homosexuality and the social order, as well as four useful appendices guiding the reader through abbreviations and overviews of various cantonal dimensions framing the book’s undertaking.

The original tenets and hinges of this book are based on Delessert’s archival research into military prosecutions of same-sex activities for which he examined over 40,000 military prosecutions of which 152 concerned « unnatural indecency » that the Military Criminal Code regulated since 1928. It is notable that Switzerland had stringent regulations towards male homosexual activities through its Military Code of 1928 which was contrasted by the ordinary Criminal Law, notable for its decriminalisation of adult consenting homosexuality, but which only came into force in 1942. So, whilst the number of archived cases may seem low and specific to the period of the World War, the Military Criminal Code, as Delessert argues so convincingly, nevertheless has a substantive normative effect on Swiss masculinity due to the fact that military and civil life are deeply intertwined for Swiss men, who are both soldiers and citizens. As the symbolic protectors of the Swiss nation and the Swiss (heteronormative) family, male sexuality has particular importance and this renders Delessert’s examination of military prosecutions particularly valuable. Not all the parts of this books are based on primary analysis but Delessert presents the reader with a rich history and context of male homosexuality in the first half of twentieth-century Switzerland. Thus, although literature exists on the association and the journal Der Kreis as well as work on the changing discourses and regulation of sexualities in Swiss criminal law, Delessert draws on original as well as published sources to create a comprehensive account of male homosexual life in Switzerland which stands to add to the larger history of homosexuality.

Natalia Gerodetti, Modern & Contemporary
France, 21/2, pp. 240-242, DOI: 10.1080/09639489.2013.778233

Dans Le cartable de Clio

Cet ouvrage est issu d’une thèse de science politique soutenue à l’Université de Lausanne en 2010. Il s’agit de la première publication en français consacrée à l’histoire de l’homosexualité en Suisse. Précisons qu’il ne concerne que les hommes, en raison du manque de sources sur les lesbiennes.

L’analyse est centrée sur la Seconde Guerre mondiale et met en évidence la spécificité helvétique. Le pays manifeste une relative tolérance à l’égard de l’homosexualité, alors qu’à la même période, en Allemagne, les persécutions nazies la poursuivent violemment et que la France met en place une loi discriminant les relations entre personnes de même sexe. Or, en 1942, le Code pénal suisse dépénalise les relations homosexuelles entre adultes consentants, dépénalisation précoce au regard des autres pays européens. En revanche, les actes commis sur des mineurs, l’abus de détresse et la prostitution sont passibles d’une peine de prison. Cette distinction révèle l’influence de théories psychiatriques qui différencient une homosexualité innée, non pénalisée, d’une homosexualité acquise, pénalisable. L’homosexualité étant vue comme dangereuse, c’est bien sa propagation que l’on craint le plus et que l’on cherche à prévenir. En ce sens, la dépénalisation vise à faire disparaître tout scandale et tout militantisme contre son interdiction. Les débats parlementaires traduisent des influences française et allemande qui s’affrontent depuis la fin du XIXe siècle à propos des diverses conceptions de l’homosexualité; les cantons de Genève, de Vaud, du Tessin et du Valais avaient ainsi dépénalisé les relations sexuelles entre adultes consentants de même sexe, alors que la plupart des cantons suisses alémaniques les punissaient d’une peine de prison. C’est finalement le modèle législatif français qui fut privilégié, dans la perspective de rendre l’homosexualité invisible. Il est vrai que, si un milieu homosexuel existait, en particulier à Zurich autour de la revue et de l’association Der Kreis, il était marqué par la discrétion. Cette association est analysée en détail dans la première partie de l’ouvrage, qui porte sur la scène homosexuelle, les formes de rencontres et les lieux fréquentés. L’intérêt de cette recherche est de montrer en quoi cette image d’une apparente tolérance se fissure dès lors qu’on dépouille un autre type de sources jusque-là inexplorées: les dossiers de la justice militaire. En effet, le Code pénal militaire marque une divergence fondamentale par rapport à la norme civile, puisqu’il punit les relations entre hommes depuis 1928. L’entrée en guerre donne un droit de priorité au Code militaire et la période voit l’instruction d’environ 120 affaires, dans lesquelles les prévenus sont amenés à l’aveu, confrontés à une enquête de réputation et, pour une petite moitié d’entre eux, adressés à des psychiatres. Dans la majorité des cas, la mesure prononcée est l’exclusion de l’armée. Apparaissent dans ces enquêtes une fascination pour les relations entre hommes de la part des juges, qui formulent des demandes précises sur les actes commis et le vocabulaire les qualifiant, et l’exercice d’une justice de classe, qui poursuit avec davantage de ténacité les soldats et les sous-officiers, tandis que les démarches sont plus vite abandonnées et les peines plus légères pour les gradés ou les hommes issus de familles réputées et plus instruits. Ces documents révèlent aussi une surveillance policière serrée et un opprobre social prégnant. Comme tout citoyen suisse est soldat et que le livret militaire est présenté à l’employeur, le renvoi de l’armée pouvait entraîner de graves conséquences professionnelles et sociales; d’autant plus en temps de mobilisation, où la frontière entre le civil et le militaire s’amenuise.

De façon générale, le pouvoir gère l’homosexualité en mettant en marge les personnes incriminées, avec une différence entre les régions dans la conception qu’on s’en fait: on la voit comme un « vice » au sens chrétien en Suisse romande, tandis qu’elle est considérée comme une « maladie mentale » en Suisse alémanique. Cette dernière conception s’impose durant les années de guerre, comme le prouvent notamment les Instructions sanitaires, qui préconisent de réformer les homosexuels pour leur « anormalité ». Elle est non seulement vue comme dangereuse pour la troupe, à cause du fantasme de sa propagation, mais également pour l’individu, en raison du risque de suicide. Le rôle des psychiatres dans le cadre de la justice militaire est déterminant, pour l’adoption de la mesure d’exclusion par la voie sanitaire. 47 expertises sont accessibles, qui révèlent que l’homosexualité fait l’objet d’importantes variations théoriques; elle est toujours associée à la notion de psychopathie, elle-même corrélée à une faiblesse de caractère, à une socialisation défavorable, à la consommation d’alcool ou à une hérédité familiale. Elle s’exprimerait dans des traits féminins, physiques ou psychiques. Cette théorie s’apparente à celle de l’« uranisme », concept qui désigne « un esprit de femme enfermé dans un corps d’homme », repris par Magnus Hirschfeld dans sa définition du « troisième sexe ». Mais cette conception décline peu à peu, dans cette période marquée par la masculinisation de la société helvétique, au nom de la défense nationale et la virilisation de la scène homosexuelle.

Ce processus apparaît dans le lexique utilisé, qui révèle les changements de représentations. En Suisse romande, le terme « pédéraste » est peu à peu remplacé par celui d’« homosexuel », en vigueur depuis plus longtemps en Suisse alémanique. Mais l’usage du mot dans les milieux judiciaires ne veut pas dire que les prévenus s’autodéfinissent de cette façon: le Kreis rejette l’homosexuel efféminé du « troisième sexe » au profit du concept d’« homoérote », parce qu’il permet de désigner la naturalité de l’homosexualité, dans une volonté de conformité des comportements sexuels aux normes pénales; le terme s’oppose en effet à celui d’« homosexuel », sur lequel la psychiatrie se fonde pour invoquer la maladie mentale, et dont la connotation évoque le coït anal, critère d’interdiction dans les cantons alémaniques avant 1942.

L’homosexualité devient donc pendant le conflit un objet courant de la psychiatrie, qui a contribué à sa stigmatisation, notamment par les « traitements » préconisés. L’ouvrage décrit longuement un cas de castration thérapeutique, mesure de politique criminelle pour les délinquants sexuels pratiquée dans le nord de l’Europe, mais sur laquelle les psychiatres suisses ne s’accordent qu’en cas de multirécidive et à condition que le patient donne son accord (en échange de l’abandon d’une peine de prison ou d’un internement asilaire de longue durée). L’auteur fait apparaître toute la violence de cette mesure, dont l’efficacité se révèle quasi nulle et qui est souvent liée au pouvoir de persuasion du médecin, ainsi qu’à des motifs de coûts et de manque de place dans les institutions. Autre humiliation, quatre affaires de dossiers militaires ont mené à l’examen des régions péniennes et annales par un médecin, survivance d’une pratique médicolégale traditionnelle française. Les stigmates physiques deviennent ainsi une preuve d’actes homosexuels et d’amoralité, le vice se localise sur le corps.

Cette recherche constitue un apport fondamental pour l’histoire, car elle met en lumière un sujet encore mal connu. Elle montre comment la fabrication de l’homosexuel participe de la construction du masculin, exacerbé à cette époque. Elle devrait stimuler des recherches sur l’histoire des lesbiennes, afin qu’elles intègrent, elles aussi, la mémoire collective; en effet, leur rôle a été important dans le mouvement, puisque ce sont elles qui ont, par exemple, créé le Kreis. On sort de la lecture de cet ouvrage à la fois indigné par la stigmatisation et l’exclusion vécues par ces hommes, soulagé par les changements intervenus depuis, notamment avec la dépénalisation complète en 1992 et la loi sur le partenariat en 2005, et pugnace contre l’héritage homophobe qui continue de réprouver, de discriminer et de tuer des personnes pour leurs choix amoureux.

Valérie Opériol, Le cartable de Clio, no. 13/2013, pp. 215-216

 

Dans la revue Vingtième Siècle

Issu d’une thèse de doctorat en histoire soutenue en 2010, l’ouvrage de Thierry Delessert offre une contribution novatrice pour qui s’intéresse à l’histoire de l’homosexualité en Europe, au moyen d’une analyse articulée autour d’une histoire du mouvement homosexuel suisse, du traitement juridique et politique de la question de l’homosexualité et des débats que cette question a suscité au sein de la psychiatrie suisse.

La Suisse présente une situation unique puisqu’elle est le dernier bastion d’un mouvement social réprimé dans les autres pays d’Europe. Une « scène homosexuelle », largement dominée par l’association Der Kreis, s’épanouit à travers tout le pays selon un principe de discrétion proprement helvétique. Alors que partout ailleurs les législations se durcissent en la matière, la Suisse adopte une législation progressiste en 1942. Le Code pénal suisse dépénalise à l’échelle fédérale les relations homosexuelles jusqu’alors réprimées dans les cantons alémaniques et plus ou moins tolérées dans les cantons romans. Cependant, une institution échappe à cette transformation sociétale majeure: l’armée.

Grâce à l’analyse de cent cinquante-deux dossiers militaires d’ »affaires de débauche contre nature », soit 0,4 % des affaires traitées durant la période 1939-1945, Thierry Delessert restitue en premier lieu la trajectoire d’anonymes, d’hommes invisibles dans la société civile, parce que n’appartenant pas à la scène homosexuelle, mais exclus de l’armée pour relations « contre nature ». Un apport majeur de ce travail est de fournir une étude qui joue sur les échelles (discours des accusés versus discours de la justice), les frontières (Suisse alémanique versus Suisse romande) et les disciplines (l’intrication du droit et de la psychiatrie) afin d’éclairer dans toute sa complexité et selon un regard renouvelé le « fait homosexuel ». La mise en miroir des stratégies de défense employées par les recrues poursuivies pour homosexualité (des hommes pour la plupart issus des classes populaires qui ne comprennent que peu de choses à l’objet de leur condamnation) et celles déployées par l’appareil juridique à grand renfort d’expertises psychiatriques est à cet égard particulièrement intéressante et montre in fine un traitement différencié selon la classe sociale. Mais plus encore, et tel pourrait être le fil rouge de l’ouvrage, la relative bienveillance pénale suisse ne peut se comprendre qu’en tenant compte de la condamnation médicale et psychiatrique des pratiques homosexuelles. Autrement dit, la psychiatrie asilaire se substitue à la justice pénale et les « criminels » sont transformés en malades mentaux. Les cas jugés les plus graves par les médecins sont d’ailleurs condamnés à la « castration volontaire », qui n’a de volontaire que le nom. Les exemples sont rares mais néanmoins significatifs. En ce sens, ce travail pourrait ouvrir la voie à de nouvelles recherches empiriques, qui permettraient de comprendre, comme l’a montré l’historien néerlandais Pieter Koenders*, que la psychiatrisation des homosexuel-le-s participe pleinement de la répression des sexualités marginales au moyen de leur exclusion du corps social. Enfin, un autre apport significatif de ce travail, et non des moindres, réside dans la mise en lumière des discours différenciés sur l’homosexualité selon qu’il s’agisse de la Suisse alémanique ou romande. Ainsi, l’étude de la spécificité suisse nous permet, en creux, de mieux comprendre les particularités et les limites des traditions juridiques et psychiatriques française et allemande et donc les attitudes vis-à-vis de l’homosexualité dans ces deux pays.

Régis Schlagdenhauffen, Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no. 119, juillet-septembre 2013

* Pieter Koenders: Tussen christelijk réveil en seksuele revolutie. Bestrijding van zedeloosheid, met de nadruk op repressie van homoseksualiteit, Amsterdam, IISG, 1996.

 

Dans les Cahiers d’histoire

L’ouvrage de Thierry Delessert, chargé de cours à l’Université de Lausanne, docteur en sciences politiques, nous plonge dans le monde de l’homosexualité masculine en Suisse durant la Seconde Guerre mondiale. Cet ouvrage a pour origine une thèse de doctorat soutenue en juin 2010 dans cette même université. L’ouvrage est divisé en trois parties: le milieu ou les subcultures homosexuels, les lois sur l’homosexualité dans la Confédération helvétique et enfin le rôle de la psychiatrie.

La première partie aborde le milieu homosexuel suisse. L’auteur examine le développement d’une scène homosexuelle dans la première partie du XXe siècle chez nos voisins helvétiques. Thierry Delessert réalise de ce point de vue un panorama riche du monde associatif homosexuel helvète durant les années 30 et 40, des lieux commerciaux et de rencontre et ainsi que le ressenti des intéressés. La première association homosexuelle suisse, Der Kreis/Le cercle, est fondée en 1931 par Laura Thomas (1901-1966) et Anna Vock (1885-1962). Cette association au départ surtout lesbienne va s’orienter vers l’homosexualité masculine avec la collaboration de l’acteur et cofondateur du cabaret zurichois Le Cornichon, Rolf Karl Meier, à partir de 1934. Ce dernier donne à cette association un autre aspect. Il prône naturalité de l’orientation sexuelle, discrétion, dignité et conformité au droit. Notamment, l’association condamne plusieurs fois la prostitution. Ceci n’est pas sans rappeler les positions propres à l’association homophile française Arcadie dans les années 1950 et 1960. Le fondateur de cette association, André Baudry, prônait un respect et une attitude discrète des homosexuels afin de gagner la tolérance1. L’association Le Cercle organise des fêtes. Sur le plan de la géographie des lieux commerciaux, l’auteur note l’importance de Zurich. Deux restaurants y proposent des soirées festives, Le Marconi et le Turnhalle. Plusieurs hôtels louent des chambres à des couples homosexuels. Il y a aussi des lieux de rencontre extérieurs et notamment les quais de la Limmat. Parallèlement, Bâle et surtout la Suisse romande semblent avoir une scène homosexuelle nettement plus restreinte: des toilettes publiques servent de lieux de rencontre et, à Bâle, Thierry Delessert indique le restaurant Kaserne. Le Tessin semble un lieu de villégiature. Finalement, la Suisse comporte une scène homosexuelle certes discrète, mais bien réelle, comme le remarque l’auteur. L’identification à l’homosexualité semble le fait d’homosexuels clairement affirmés. Cependant, certains se définissent, soit par le rôle sexuel actif ou passif, et d’autres ne s’identifient aucunement à une nature spécifiquement homosexuelle. L’identité sexuelle semble un compromis et de nettes divergences d’approche de sa nature sexuelle se dégagent de plusieurs exemples cités dans cet ouvrage. Peut-être que les travaux du sociologue américain Howard Saül Becker pourraient nous aider à percevoir ces divergences d’attitude chez des hommes qui, dans le cadre de l’étude de Thierry Delessert, sont des exclus2. La prostitution masculine est le fait souvent d’hommes très jeunes, sans formation professionnelle. Il s’agit la plupart du temps de manoeuvres, de garçons de course, de coiffeurs, d’employés d’hôtel. Comme souvent, la prostitution semble le fait d’hommes, membres des classes populaires, parfois dans des situations de grande marginalité sociale, ce qui pose de plus le problème chez ces hommes de l’intériorisation des normes. D’autant plus que la prostitution masculine est pénalisée spécifiquement au titre des articles pénaux sur la débauche contre nature aussi bien dans le droit militaire que civil. Par ailleurs, elle est vue comme une circonstance aggravante dans tous les types de délit.

Sur le plan juridique, le Code pénal suisse de 1942 dépénalise les relations homosexuelles entre adultes consentants. Cependant, le même article 194 condamne les actes commis par un majeur sur un mineur, les abus de détresse et la prostitution, au titre de la débauche contre nature. Thierry Delessert indique à juste titre que les théories psychiatriques influencent fortement les dispositions pénales adoptées, car les homosexuels sont considérés comme des malades mentaux. Parallèlement, et cela constitue une particularité helvétique, le Code pénal militaire suisse dans son article 157 condamne les rapports homosexuels avec ou sans consentement d’une peine de 5 jours à 3 ans d’incarcération. Thierry Delessert examine cette apparente contradiction suisse, entre un Code pénal civil dépénalisant partiellement les actes homosexuels et un Code pénal militaire, qui maintient une condamnation de ce comportement sexuel en soit. D’une part, comme il est souligné, l’ordre et la hiérarchie militaires décident des conceptions des interdits sexuels et moraux, et ceci explique le maintien de la pénalisation de l’homosexualité dans le Code pénal militaire suisse. D’autre part, les débats parlementaires à l’occasion de deux projets d’article pénal le 24 avril 1919 sont très explicites. Parmi ceux qui souhaitent une dépénalisation de l’homosexualité, le sentiment général est qu’il s’agit d’une question de morale plus que de droit, et que ces actes sont le fait de personnes malades. Donc, le Code pénal suisse dépénalise les relations homosexuelles entre adultes consentants au nom d’une prévention des scandales, chantages, d’une augmentation du coût des procédures. Ainsi, le Code pénal militaire vise à exclure les homosexuels de l’armée et le Code pénal civil vise à les rendre invisibles de la société. Ils procèdent de la même volonté et d’une logique claire. La dépénalisation de l’homosexualité, et pas seulement dans le cadre helvétique eut comme souci de gérer différemment une forme de sexualité parfaitement stigmatisée3. Par ailleurs, et ceci tempère la dépénalisation de l’homosexualité dans le Code pénal civil, Thierry Delessert produit une analyse judicieuse à partir de la jurisprudence de procès militaires. Il met en parallèle sept dossiers traités au tribunal militaire de cassation entre 1939 et 194511. Un cas, datant de novembre 1939, évoque un soldat de 38 ans accusé d’exhibition des parties génitales devant deux garçons de moins de 16 ans. Le soldat se voit condamné à une peine de quatre mois de prison et exclusion de l’armée. Or, comme le souligne l’auteur, la comparaison avec plusieurs affaires avant 1944, mais dont les victimes sont des jeunes filles, montre une tendance à une plus grande punition dans le cadre homosexuel. Thierry Delessert note qu’après 1944, il y a changement, car il y a une prise en compte de la protection de l’enfance sans distinction de sexe. Par ailleurs, ces procès militaires seraient aussi une revanche de juges par rapport à un droit pénal civil limitant les interventions. De plus, l’action du Tribunal militaire de cassation entretient le lien entre homosexualité et actuelle pédophilie, et homosexualité et maladie mentale: la jurisprudence des procès traités par cette institution, procès cités par Thierry Delessert, nous le prouve.

Ces cas montrent donc combien la dépénalisation civile a du mal à être intériorisée.

La dernière partie de cet ouvrage est consacrée au lien entre psychiatrie et homosexualité masculine dans la société helvétique des années trente et quarante. Il y a d’abord la constitution d’un savoir sanitaire. Les instructions militaires par le code de diagnostic n° 250/71 classent la perversion sexuelle parmi les maladies mentales. En fait, à travers plusieurs expertises psychiatriques, les signes féminins physiques et surtout émotionnels sont vus comme les preuves d’une homosexualité innée. Un prévenu d’homosexualité peut être envoyé dans une section psychiatrique d’un établissement sanitaire militaire. La réforme définitive de l’armée est prévue pour les homosexuels incapables de se maîtriser. Thierry Delessert note qu’en 1952 le code de diagnostic 250/71 n’est pas modifié. Plusieurs cas cliniques cités dans cet ouvrage prouvent le lien établi entre traits féminins et homosexualité constitutionnelle. Le psychiatre met en avant la possible propagation du vice. Donc, les homosexuels deviennent des irresponsables psychiques. Dans la dernière partie de cet ouvrage, l’auteur fait un rappel des théories de la médecine légale française et notamment celles du professeur de médecine Ambroise Tardieu (1818-1879). Thierry Delessert indique que ces théories demeurent encore d’actualité, car l’existence de traces d’actes homosexuels est demandée par les juges dans des affaires militaires. L’éventualité de la castration en Suisse est volontaire. Elle intervient pour Thierry Delessert, des multirécidivistes. Parmi d’autres, est mentionné, en mars 1941, le cas d’un installateur sanitaire de vingt-huit ans, soldat engagé, accusé d’avoir masturbé un adolescent de quatorze ans. L’accusé est classifié comme homosexuel par la commission de visite sanitaire et le prévenu, lui-même, demande d’être castré pour éviter des récidives. Finalement, T. subira une ablation des testicules à l’hôpital cantonal de Bâle, fin juillet 1941. Après quoi, cet homme demande une libération sur parole. Il ne reçoit pas de réponse formelle du tribunal militaire. En Suisse, l’éventualité d’une castration est envisagée différemment que dans l’Allemagne nazie, qui a une approche plus vaste d’internement des asociaux et d’hygiène raciale.

La conclusion de Thierry Delessert rappelle le lien intrinsèque entre ordre social et homophobie. Sur le plan civil, l’homosexuel est toléré s’il fait preuve de grande discrétion. Au sein de l’armée suisse, il n’a pas sa place, surtout s’il ne sait se maîtriser. La gestion brutale de la prétendue dangerosité de l’homosexualité initiée dans l’Allemagne nazie est rejetée en Suisse. Néanmoins, l’homosexualité masculine est systématiquement assimilée à l’anormalité.
À travers les divers interrogatoires, l’homosexuel est perçu comme un être criminel et malade sur le plan psychiatrique. Cette construction de l’homosexuel masculin participe, comme le note Thierry Delessert, à la construction de la masculinité au sein d’une société helvétique qui se militarise. Dans ce cadre l’homosexuel masculin est pleinement un exclu ou un étranger.

Thierry Pastorello, Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, no. 119/2012, mis en ligne le 3 janvier 2013 http://chrhc.revues.org/2860 © Tous droits réservés

Notes
1. Julian Jackson, Arcadie: la vie homosexuelle en France, de l’après-guerre à la dépénalisation, Paris, Éditions Autrement, impr. 2009, 364 p.

2. Howard Saül Becker, Outsiders: études de sociologie de la déviance, Paris, Éditions A.-M. Métailié, 1985, 248 p.

3. Thierry Pastorello, « L’abolition du crime de sodomie en 1791: un long processus social, répressif et pénal », dans Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n°112-113, 2010, pp.197-208.
 

Homosexualité et justice militaire

Entre 1939 et 1945, de nombreux soldats homosexuels ont été condamnés en Suisse, malgré l’avènement d’un Code pénal progressiste. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les lois civiles et militaires concernant l’homosexualité différaient en effet radicalement, rappelle l’historien lausannois Thierry Delessert. Alors qu’à partir de 1942, les relations entre adultes consentants de même sexe ne sont plus punies par la justice civile, il en va tout autrement de la justice militaire. Celle-ci sanctionne ces comportements dits « contre-nature » depuis 1928 et durant toute la période des hostilités. « Le repli sur soi causé par la menace constante de la guerre engendre à cette époque une affirmation d’autant plus forte des valeurs morales de la famille et de la masculinité », fait valoir le chercheur qui a examiné des documents jusqu’alors inexplorés de la justice militaire. Son étude met aussi en lumière la disparité des peines infligées en fonction des cantons et du statut social et militaire des prévenus. La Suisse romande se montre ainsi plus sévère que la Suisse alémanique. L’historien décrit par ailleurs le milieu homosexuel des années 1940 et notamment l’existence de Der Kreis/Le Cercle, association homosexuelle zurichoise unique au monde à cette époque. Il aborde ensuite le conflit entre les deux codes pénaux et l’influence de la médecine et de la psychiatrie dans l’évolution de la définition et du traitement judiciaire de l’homosexualité.

Fleur Daugey, Horizons, p.29, septembre 2012

 

« Victimes de la faute à pas de chance »

L’historien Thierry Delessert revient, dans son ouvrage Les homosexuels sont un danger absolu, sur le traitement de cette minorité durant la Seconde Guerre mondiale.

Les homosexuels, un danger absolu? L’historien Thierry Delessert s’est astreint à fouiller les archives de la justice militaire afin de rendre compte de la situation de cette minorité en Suisse durant les années de la Seconde Guerre mondiale. La réalité s’est révélée plus nuancée qu’on pourrait l’imaginer dans une période où, en Allemagne, ces personnes jugées dégénérées étaient envoyées dans les camps de concentration et d’extermination. Entretien.

La Suisse, en matière de répression envers l’homosexualité, a-t-elle été influencée par la politique allemande?

Dès les années 1930, la Suisse prend ses distances avec la politique nazie. Le code pénal adopté en 1938, et entré en vigueur en 1942, était résolument progressiste. Il dépénalisait l’homosexualité entre adultes. Mais en période de guerre, en raison de la mobilisation, il a été mis en veilleuse au profit du code militaire. L’homosexualité y était encore proscrite au nom de l’ordre et du respect de la hiérarchie. Elle rompait avec l’idée d’une saine camaraderie et était considérée comme une source de chantages et de scandales. On assistait là à la construction d’un ennemi interne. Une conception, qui, dans l’histoire, a connu son revers. A Sparte, dans l’Antiquité, par exemple, on encourageait ce type de lien, considérant qu’un soldat était plus vigoureux s’il devait protéger son amant.

Seule une poignée d’hommes ont été condamnés cependant pour ce type de rapports (dans la proportion de quatre pour mille affaires, soit environ une centaine). Le plus grand nombre d’affaires portées devant les tribunaux durant ces années étant lié au vol, aux détournements de fonds, ou encore, au refus de servir. Ceux qui se sont fait prendre pour leurs préférences sexuelles ont été victimes de « la faute à pas de chance ».

Comment expliquer cette tolérance?

La justice a un coût. Le politique ne tient pas vraiment à s’embarrasser de ce type d’affaires. Malgré tout, le nombre de cas portés devant les tribunaux est passé de cinq à six par an à une quarantaine durant les années de guerre. De son côté, la psychiatrie considérait que l’homosexualité était innée pour une infime partie de la population. Dès lors, il valait mieux les laisser en paix. Le véritable souci portait sur les jeunes hommes jusque dans leur vingtième année et la crainte d’une orientation sexuelle acquise. La prostitution masculine était au coeur de ce questionnement. Tentés par la paresse, ces jeunes adultes pouvaient se laisser aller à ce type d’activités. Et ainsi basculer dans une « débauche contre-nature ».

Pourquoi l’expression « débauche contre-nature » se limitait-elle à l’homosexualité?

Il s’agit d’une euphémisation. Pour d’autres pratiques, tel que le SM par exemple, on parlera de sexualité anormale. L’aspect contre-nature désigne véritablement l’absence de femme dans le rapport sexuel.

Pourquoi ne parle-t-on pas des femmes homosexuelles?

Jusqu’à la révolution féminine des années 1970, le plaisir de la femme était considéré comme très secondaire. Des théories démontraient même qu’elles n’en avaient pas. En cause: des nerfs plus courts que ceux des hommes. Ou encore,des hormones différentes. La femme n’ayant pas de plaisir, les lesbiennes non plus. La question de leur sexualité a ainsi été « invisibilisée ». Par là même, le gigolo était un « non-pensable politique ».

Il est intéressant de noter qu’en 1992, quand l’homosexualité sort du code pénal militaire, l’abus de détresse persiste, mais il comprend désormais les femmes: un officier, peu importe son sexe, qui pousse un soldat à coucher avec lui ou elle avec se voit déférer devant la justice.

Quelle a été le principal intérêt pour vous de consulter les archives de la justice militaire?

Pour une fois, nous avons la vision du petit. Les cas touchant à des officiers ne dépassent pas le grade de major. A noter toutefois que des dossiers comportant de beaux noms de familles ont disparu des archives… En France, le sujet est abordé par des intellectuels tels que Gide par exemple. En Suisse, nous n’avons pas cette tradition littéraire. Les auteurs, mis-à-part Anne-Marie Schwarzenbach – issue de la haute bourgeoisie zurichoise –, refusent d’être exposés. Nous sommes donc face à une vérité grise. Fidèle à la tradition du consensus helvétique. Aucune tête ne doit dépasser. Le bon côté des choses, c’est que du coup, les gens pouvaient vivre quasi librement tant qu’ils restaient discrets.

Propos recueillis par Christelle Magarotto, L’Express-L’Impartial, 18 août 2012

 

Homosexualité, une histoire de tolérance et de dissimulation

La Suisse dépénalise les relations homosexuelles en 1942, avant les autres pays européens. Cependant, la décision helvétique ne signifie pas l’acceptation. Elle vise au contraire à réduire au silence les homosexuels.

Les homosexuels sont un danger absolu. Un titre volontairement provocateur pour la première pu­blication en français sur l’histoire de l’homosexualité en Suisse. Avant l’apparition de ce livre, on ne savait pas grand-chose de la vie des homosexuels dans la première moitié du XXe siècle. Pas davantage des débats qui ont entouré la dépénalisation de l’homosexualité, relativement précoce en Suisse par rapport au reste de l’Europe. Son auteur, Thierry Delessert est chargé de cours à l’Institut d’histoire économique et sociale de l’Université de Lausanne. Il  précise: « Il existe cinq ouvrages parus en allemand, mais ils n’ont pas d’envergure na­tionale, ils se concentrent sur Zurich et Bâle. L’Europe marque un temps de retard en ce qui concerne les études LGBT (Lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres, ndlr) par rapport aux États-Unis ».

Mais surtout, en dépénalisant l’homosexualité, le législa­teur helvétique en a fait une affaire privée. Pas de procès, pas de scandales, pas d’articles de presse. Le chercheur doit donc faire face à une raréfaction des sources, qui peut lui donner à priori l’image lisse d’une Suisse ouverte et emplie de mansuétude. Mais Thierry Delessert s’est accroché. Il cosigne avec Michaël Voegtli Homosexualités masculines en Suisse. De l’invisibilité aux mobilisations. Un ouvrage qui couvre une période s’étalant du XIXe siècle à nos jours.

Tout au long de l’histoire, le discours médical va considérablement peser sur les représentations de l’homosexualité. « Anormalité », « perversion », « déviance »… L’étiquetage de l’amour entre hommes fait l’objet d’une lutte de définition. Le droit, la psychiatrie, la médecine, ou encore la sexologie s’en mêlent tour à tour. Leurs discours remplacent la bonne parole de l’Eglise. Les notions de Bien et de Mal disparaissent au profit de nouvelles dichotomies: normal / pathologique, santé / maladie.

En Suisse, l’homosexualité est réprimée par le Code prussien promulgué en 1851. L’article 143 punit de prison la « débauche contre nature », c’est-à-dire les relations entre personnes de même sexe, ainsi que la zoophilie, pratiques qui détournent la semence procréatrice de sa finalité. À  partir de 1896, le modèle juridique helvétique ne pénalise plus que les actes commis sur des mineurs. Le législateur se rallie ainsi aux conceptions psychiatriques allemandes. Selon ces dernières, les relations entre hommes résultent d’un développement maladif, qui empêche les homosexuels de se comporter autrement. Et même des lois répressives ne peuvent les dissuader.

Le contre exemple allemand

La Société suisse de psychiatrie va, elle, devenir une militante farouche de la dépénalisation dès la fin du XIXe siècle. Son credo: les malades mentaux criminels ont une responsabilité restreinte, les homosexuels sont des malades mentaux criminels, ils ne peuvent donc pas être condamnés pour leurs actes. Dans le même temps, la Suisse observe avec horreur son voisin allemand: des associations homosexuelles voient le jour dès la fin du XIXe siècle, elles militent pour abroger le fameux article 175 qui punit toute relation homosexuelle. Des revues sont créées.

Aux yeux des Helvètes, Berlin va rapidement apparaître comme un contre-exemple. Et la pénalisation comme un échec total. Au contraire, la Suisse adopte une autre stratégie: la dé­pénalisation est la meilleure des préventions par rapport aux scandales qui agitent l’Allemagne. Elle entre en vigueur le 1er  janvier 1942. « Ce qui m’a le plus surpris au cours de mes recherches, c’est que, grâce à la dépénalisation, on voulait museler le militantisme, explique Thierry Delessert. L’idée, c’était d’octroyer des droits, avant que les personnes n’aient l’intention de se regrouper pour revendiquer ces droits. Et cela a été formidablement opérant ». Lorsque le Kreis, la première association d’homosexuels, est créé à Zurich, elle prône un fort confor­misme social, une intégration des homosexuels par une adhésion à une normalité sociale extrême. Surtout, ne pas faire de vagues, afin d’éviter les problèmes avec la police ou la moralité publique.

La stratégie va fonctionner: la dépénalisation rend les ho­mosexuels invisibles, presque inexistants, jusque dans les années 1970. Ensuite, les mouvements nés de la révolution sexuelle ne veulent plus de ghettos. Ils s’engagent pour transformer la société, avec pour objectif qu’elle les accepte. Le militantisme se radicalise et demande un important engagement personnel. Le coming out va être utilisé comme un instrument politique. Des visages apparaissent dans la sphère publique, ceux d’une homosexualité revendiquée et portée avec fierté. La société est obligée de les voir. Des groupes de travail sont constitués. Ils dénoncent les attaques dont ils sont victimes: les agressions, les discriminations à l’embauche, les fichages policiers. Le 23 juin 1979, aura lieu la première manifestation à Berne réclamant la reconnaissance des couples de même sexe.

Les premiers cas de sida recensés en Suisse en 1982 vont profondément bouleverser le militantisme. L’année suivante, l’épidémie est sous les projecteurs des médias. Les associations homosexuelles montent au front. Ce sont elles qui mettront en place les premiers dispositifs pour éviter une propagation. Elles se rapprochent de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) pour obtenir de l’aide. Celui-ci leur suggère de créer une structure unifiée qui adresserait ses messages de prévention à tous, indépendamment de l’orientation sexuelle. L’Aide suisse contre le sida est créée en juin 1985. L’OFSP en devient membre. C’est la première fois qu’un organe de l’Etat adhère à une association privée. Finalement, « l’engagement dans les organisations de lutte contre le sida permet sans doute à certains hommes homosexuels de faciliter le travail d’acceptation de leur orientation socio-sexuelle. On leur offre les moyens d’acquérir des ressources pour une militance plus valorisée ». Le mouvement gay a payé pour cela un prix gigantesque, mais il a été reconnu comme majeur dans l’élaboration des politiques de santé publique. Et au cours de ces années de lutte contre le sida, le regard sur l’homosexualité a considérablement changé.

Ces deux ouvrages montrent le long voyage effectué par les militants homosexuels du Code prussien de 1851 au partenariat enregistré en 2005. Mais quand on regarde les statistiques du suicide (19% des gays et bisexuels tentent de mettre fin à leurs jours, contre 3% de la population masculine totale), la Suisse n’est pas encore en mesure de s’enorgueillir d’une tolé­rance sans condition et sans arrière-pensées. Ces deux livres ont le mérite de lever le voile sur un passé jusqu’ici inconnu, on attend maintenant avec impatience une histoire du lesbianisme en Suisse.

Isabelle Pralong, La Cité, du 8 au 22 juin 2012

 

Quand les homosexuels étaient un « danger absolu »

Dans son dernier ouvrage, Thierry Delessert traite de l’homosexualité durant les années 30 et 40. Entretien avec cet auteur et le point sur la question sous l’angle syndical

Memo: En 1942, lorsque le nouveau Code pénal entre en vigueur, avoir des rapports sexuels avec un adulte du même sexe n’est – enfin! – plus considéré comme un crime passible d’emprisonnement. Mais cette dépénalisation est loin d’être le signe d’une meilleure acceptation de l’homosexualité dans la société helvétique. Bien au contraire, il s’agit d’une pesée d’intérêts faite par les élites suisses pour trouver le moyen le plus sûr de lutter contre sa dangerosité supposée.

C’est dans le quotidien de cette homosexualité tolérée mais loin d’être acceptée que nous plonge Thierry Delessert dans son dernier ouvrage. Il reconstitue ce que fut la « scène » homosexuelle des années 30 et 40, à la fois très vivante, notamment à Zurich, mais aussi très surveillée et proche de la clandestinité à une époque où la presse d’extrême droite publiait les noms et les adresses des principales figures du milieu homosexuel suisse ce qui ne manquait pas de leur faire perdre emploi et logement. Thierry Delessert suit également les procès qui agiteront régulièrement l’armée pendant la Seconde Guerre mondiale car les rapports homosexuels y sont toujours interdits. C’est que la figure du soldat, père et mari aimant, garant de l’inviolabilité de nos frontières, est érigée comme pilier des valeurs suisses et toute suspicion d’homosexualité menace de fissurer ce bel édifice idéologique. Il s’intéresse également aux débats qui agitent la communauté médicale qui tente de caractériser l’homosexualité et son origine à une époque où celle-ci est perçue comme une maladie mentale. Rencontre avec l’auteur de cette étude qui défriche un champ de l’histoire suisse encore largement méconnu.

L’Evénement syndical: Au civil, les relations sexuelles entre adultes du même sexe sont dépénalisées dès 1942 alors qu’elles restent interdites dans le Code pénal militaire. Comment expliquez-vous cette différence?

Thierry Delessert: On trouve, au fond, deux logiques d’inspiration allemande. A l’armée, il s’agit de respecter l’ordre prussien et de préserver la moralité de la troupe. Car, pour un gradé, coucher avec un simple soldat le dégrade intrinsèquement. Au civil, la Suisse adopte les projets progressistes du droit allemand (projets qui n’entreront d’ailleurs jamais en vigueur en Allemagne même). Dépénaliser l’homosexualité doit permettre d’invisibiliser cette dernière, d’éviter l’émergence de personnalités encombrantes comme Magnus Hirschfeld1 a pu l’être en Allemagne. Au fond, on en revient au titre de mon ouvrage: les homosexuels sont perçus comme « un danger absolu » et il faut trouver le meilleur moyen de combattre ce danger.

En raison de cette dangerosité, mène-t-on une chasse aux sorcières d’autant plus vive parmi les élites militaires ou civiles?

Non, bien au contraire, la plupart des procès militaires concernent de simples soldats ou des sous-officiers dont l’homosexualité est perçue comme une psychopathologie incurable. Quant aux gradés, ils sont eux considérés comme bisexuels ou névrosés, donc guérissables.

Au civil, il y a certes la dépénalisation, mais celle-ci s’accompagne par la constitution de la part de la police de registres listant les homosexuels. A bien des égards, d’ailleurs, la politique de fichage des autorités suisses trouve sa source dans les pratiques de la Deuxième Guerre mondiale2.

Alors que la gauche des années trente véhicule un discours viril autour de la figure de l’ouvrier, quelle est sa position sur l’homosexualité?

Tout dépend de la gauche dont on parle. Au niveau parlementaire, par exemple, les conseillers nationaux socialistes et communistes vont systématiquement demander la suppression de toute politique discriminatoire à l’encontre des homosexuels. Mais ces parlementaires sont souvent issus de milieux urbains, largement influencés par la lutte antifasciste, et appartiennent donc à la frange progressiste de la gauche.

A l’inverse, j’ai travaillé sur des exemples plus locaux, notamment à La Chaux-de-Fonds, où les socialistes tiennent un discours bien plus intolérant sur l’homosexualité.

Quant à la presse de gauche, comme la presse en général d’ailleurs, elle ne parle ni de l’homosexualité, ni de la sexualité en général. Derrière cette autocensure, il y a l’idée qu’on ne doit pas parler de ces choses « sales » ou « perverses ». On en revient à ce mécanisme d’invisibilisation qui est accepté par tous les acteurs de la société suisse, y compris d’ailleurs par les premiers concernés: les homosexuels eux-mêmes.

Depuis que la répression nazie s’est abattue sur les associations allemandes, der Kreis/le Cercle, qui a son siège à Zurich, devient la seule organisation homosexuelle d’Europe. Or, ce qui frappe à la lecture de son journal, c’est son conservatisme et sa discrétion. Comment l’expliquez-vous?

Cela vient principalement de la composition de cette association. La plupart de ses membres sont des universitaires ou exercent des professions libérales. La cotisation de 80 francs annuels (800 francs actuels environ) pour adhérer à Der Kreiz est d’ailleurs tout à fait dissuasive pour une bonne partie de la population. Cela la rend tolérable pour les élites suisses pourvu que l’on puisse isoler clairement les « déviants », une politique qui sera d’ailleurs appliquée à d’autres groupes, notamment les malades mentaux conformément aux théories eugénistes de l’époque.

Quand les associations homosexuelles vont-elles s’orienter vers un discours plus offensif et progressiste?

L’organisation qui succède au Kreis reste ancrée à droite. Il faut attendre le début des années 70 pour que de nouveaux groupes apparaissent, notamment sous l’influence du Gay Liberation Front qui se constitue aux Etats-Unis. Ces nouveaux groupes dénoncent une société hétérosexiste et hétéronormée en s’inscrivant dans la mouvance de la gauche radicale. Mais cela ne dure pas. Dès la fin des années 70, les deux tendances se rapprochent pour obtenir des avancées concrètes: la suppression de l’article pénal ou des registres d’homosexuels par exemple.

Propos recueillis par Julien Wicki, L’Evénement syndical, no. 44, 31 octobre 2012

1. Médecin et sexologue allemand, M. Hirschfeld (1868-1935) est l’un des pionniers de la lutte des homosexuels pour leurs droits.
2. Le scandale des fiches éclate en 1989 lorsque l’on découvre que la Police fédérale possède un fichier contenant quelque 900 000 noms de personnes supposées « dangereuses » pour la sécurité de la Suisse.

 

L’homosexualité masculine en Suisse

Coup sur coup, Thierry Delessert vient de signer deux livres. L’un, écrit à deux mains avec Michael Voegtli, s’intitule Homosexualité masculine en Suisse (voir encart). L’autre porte le titre Les homosexuels sont un danger absolu. Homosexualité masculine en Suisse durant la Seconde Guerre mondiale (Antipodes, Lausanne). Il s’agit de sa thèse de doctorat, un ouvrage captivant qui apporte un éclairage pionnier sur le regard stigmatisant des autorités sur l’amour entre hommes au temps de la Mob. Nous nous sommes entretenus avec lui à ce propos.

Pourquoi as-tu décidé d’étudier la condition des homosexuels en Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale?

Jusqu’à cette étude, nous n’avions qu’une idée approximative des vécus concrets des homosexuels au cours de la guerre, car le Code pénal suisse de 1942 dépénalise l’homo­sexualité masculine et féminine entre adultes, mais punit les actes commis sur un·e mineur·e âgé de 16 à 20 ans, l’abus de détresse et la prostitution homosexuelle. Cette « mansuétude » pénale, soutenue depuis le début du XXe siècle par la Société suisse de psychiatrie, par des juristes soucieux d’une diminution des coûts pour l’appareil judiciaire, voire par les députés latins acquis à la tradition du Code Napoléon de la non-pénalisation, s’inscrit comme une volonté de laisser la question homosexuelle dans le mystère, en évitant les scandales que pourraient provoquer des procès publics. Cette invisibilisation par un octroi de droits produit une raréfaction des sources, et seules les histoires de l’association zurichoise Der Kreis-Le Cercle et des homosexuels bâlois et schaffhousois avaient pu être étudiées jusqu’à maintenant, mais pas sur une période aussi dense.

Disposais-tu de sources suffisantes pour documenter ta recherche?

Oui, et très largement, car la démarche a consisté à contourner la dépénalisation civile en passant par la justice militaire. Le Code pénal militaire punit dès 1928 tous les actes homosexuels commis lors des périodes de service sous les drapeaux et la mobilisation générale augmente le nombre de cas déférés devant les tribunaux. Or, les juges d’instruction militaires requièrent des enquêtes de bonnes mœurs aux polices et autorités civiles qui révèlent le réseau de surveillance et d’enregistrement des homosexuels dans l’ensemble du pays. Par ailleurs, un bon tiers des hommes incriminés ont été envoyés auprès de psychiatres et de médecins, ce qui a permis de recueillir des expertises jusqu’alors inaccessibles en raison de la fragmentation du système de santé suisse.

As-tu perçu des différences de classe dans la répression de l’homosexualité ? Si oui, comment opéraient-elles?

Ces différences sont nettes. Tout d’abord, le grade le plus élevé des hommes incriminés est celui de major, et ce sont surtout des soldats et des sous-officiers qui sont poursuivis. Ensuite, le niveau de formation, le milieu social et le statut matrimonial opèrent comme des facteurs aggravants ou atténuants. Ainsi, quiconque est sans formation ou porteur d’un CFC, salarié subalterne et célibataire, même s’il affirme ne pas être homosexuel, fait l’objet d’une enquête étendue auprès de son employeur, de sa famille et de sa commune de résidence. A l’inverse, un diplômé ou universitaire, cadre salarié ou indépendant, et marié, même s’il se reconnaît homosexuel, voit sa poursuite entourée d’une plus grande discrétion pour ne pas porter atteinte à l’honneur de sa famille. Cette différence se retrouve également dans les expertises psychiatriques. Les plus démunis se voient qualifiés de psychopathes incurables, alors que les riches sont considérés comme des névrosés curables par un traitement psychanalytique qu’ils financeront eux-mêmes.

Peux-tu expliquer le sens du titre que tu as donné à ton ouvrage?

« Les homosexuels sont un danger absolu » est l’argument systématiquement employé par le chef de la justice militaire, Jakob Eugster, pour justifier leur exclusion de l’armée. Cet argument est le révélateur de la construction d’un ennemi intérieur à l’armée au cours d’une période de repli identitaire. Mais cette phrase s’avère également opérante pour décrire les représentations des législateurs et psychiatres ayant œuvré pendant près d’un demi-siècle à la dépénalisation dans la vie civile. La dangerosité des homosexuels est diffuse et peut mener à une corruption plus profonde de la société : transmission d’une tare en cas de mariage, scandales en cas de procès, chantages ou, pire encore, formation d’associations par les concerné·e·s pour défendre leurs droits et ainsi faire de la « propagande ».

Tu n’as pas traité de l’homosexualité féminine, pourquoi ?

D’une part, le Service féminin de l’Armée ne tombe pas sous le coup de la loi militaire, car ces engagées volontaires sont considérées comme civiles. De même, Der Kreis est fondé par des lesbiennes, mais elles s’en trouvent exclues dès 1943. Mais plus fondamentalement, nous nous trouvons à une époque où les Suissesses sont des non-citoyennes et considérées comme ayant une sexualité moins importante. Les homo­sexuelles sont donc doublement discriminées et invisibilisées, ce qui a rendu pratiquement impossible de retrouver des affaires les impliquant ou d’autres types de sources.

Solidarités, N°211, juillet 2012

Un gros livre paraît sur l’homosexualité en Suisse après 1942

Le nouveau Code pénal fédéral aplanit alors les différences entre cantons. Il opte face à l’Allemagne nazie pour une décriminalisation. Thierry Delessert a fait des recherches.

En 1942, la Suisse adopte enfin un Code pénal unifié. Il entre en vigueur dès le 1er janvier. Il aura fallu du temps! Ce fameux code, on en parlait depuis 1918. Sa particularité reste bien sûr d’uniformiser des pratiques cantonales pour le moins différentes.
Ainsi en allait-il, jusque-là, de l’attitude adoptée face à l’homosexualité. Masculine, cela va de soi. Comme ce fut le cas dans l’Angleterre de la reine Victoria, les lesbiennes n’étaient pas prises en compte. Elles se voyaient passées sous un silence voulu pudique. Ou plutôt, elles n’existaient pas.

Genève assez laxiste

Comment était-ce, avant 1942? Certains cantons, pour la plupart alémaniques, voyaient là des actes criminels passibles d’emprisonnement. L’influence germanique jouait à plein. En Suisse romande, on s’inspirait en revanche du Code napoléonien, très laxiste à l’égard de l’homosexualité. Genève protégeait les mineurs de moins de quinze ans. Le Valais ceux en dessous de treize. A part cela faites ce que vous voulez. La censure restait en fait l’opprobre social.
Le Code de 1942 adopte la décriminalisation générale, mais entre adultes consentants. Il intervient pourtant au pire moment. L’Allemagne hitlérienne multiplie alors les triangles roses dans les camps de concentration. Il y aura même en pays alémanique une association homosexuelle tolérée, Der Kreis (Le Cercle), alors unique en Europe. A condition de rester discrète, bien sûr.

Vérité distordue

Une exception, mais de taille. Le Code pénal militaire réprime les rapports sexuels entre membres de l’armée. En Suisse, on ne vit pas comme dans la Sparte antique. C’est sur ces cas litigieux que s’est penché Thierry Delessert pour son gros livre, intitulé « Les homosexuels sont un danger absolu », pour reprendre un anathème conservateur de l’époque. L’universitaire lausannois détaille donc les « affaires ». Et il n’y en a pas tant que ça! Quant aux fichiers, ils ont été détruits il y a deux ou trois décennies.
Le lecteur de ce pavé a donc l’impression d’une vérité distordue. On prend l’exception pour énoncer des règles. L’étude se révèle certes honnête et détaillée. Mais rien ne vient raconter la vie de tous les jours. L’ouvrage, qui a donc toute la sécheresse académique, arrive bien trop tard pour cela. C’est dans les années 1980, au moment des premières luttes des gays que l’enquête aurait dû se voir conduite à base d’entretiens avec de vraies gens.

Etienne Dumont, Tribune de Genève, le 10 juillet 2012