Les années 68

Une rupture politique et culturelle

Gaillard, Ursula, Skenderovic, Damir, Spaeti, Christina,

2012, 191 pages, 16 €, ISBN:978-2-88901-037-0

Les années 68 aborde « 1968 » comme un phénomène global qui s’est passé simultanément dans bien des pays et dans plusieurs villes de Suisse.
 Le mouvement ne concerne pas uniquement les grandes villes comme Zurich et Genève, l’occupation de l’École normale de Locarno par les étudiants, les revendications pour un centre de jeunesse autonome à Bienne y participent autant que les contestations au sein des universités, les manifestations contre la guerre au Vietnam ou le « Globuskrawall » de Zurich. 
Ces contestations doivent être considérées sur la longue durée: le terrain est préparé par des précurseurs dès les années 1950 et « 1968 » est encastré dans les transformations fondamentales qui se produisent durant les trente glorieuses de la période d’après guerre.

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Description

Les années 68 présente une vue d’ensemble de « 1968  » dans les différentes villes et régions de Suisse. 
Le mouvement ne concerne pas uniquement les grandes villes comme Zurich et Genève, l’occupation de l’École normale de Locarno par les étudiants, les revendications pour un centre de jeunesse autonome à Bienne y participent autant que les contestations au sein des universités, les manifestations contre la guerre au Vietnam ou le «  Globuskrawall  » de Zurich.
 Ces contestations doivent être considérées sur la longue durée : le terrain est préparé par des précurseurs dès les années 1950 et «  1968 » est encastré dans les transformations fondamentales qui se produisent durant les trente glorieuses de la période d’après guerre. 
L’ouvrage aborde « 1968 » comme un phénomène global qui s’est passé simultanément dans bien des pays. En démontrant les dimensions transnationales de «  1968  » en Suisse, il décrit les échanges entres les différents mouvements nationaux et leurs influences réciproques.

Table des matières

  • Introduction

  • Antécédents culturels et politiques

  • Un événement transnational

  • Interprétations,

  • Buts et stratégies

  • Les années de transition

  • Impacts et interprétations

  • Repères bibliographiques

Presse

Dans la Revue historique vaudoise

L’héritage de Mai 68 reste au coeur de belles controverses touchant les mouvements sociaux des années 1960 et 1970. La libération et l’émancipation des jeunes, des femmes, de la sexualité lato sensu, des pays colonisés, de la culture, de l’esprit, des valeurs, de l’individu, etc. ont tourné au conflit de générations, dont les thèmes évoqués reviennent comme des antiennes dans les discours au gré des circonstances et au fil des réinterprétations comme l’ont montré les commémorations de 2008.

Cet essai de synthèse consacré aux années 68 en Suisse comble une lacune, car, contrairement à l’Allemagne et à la France où de nombreuses recherches ont bien défriché le terrain, le cas de la Suisse n’a été abordé que récemment par des mémoires universitaires centrés sur les cantons romands.

L’intérêt de l’ouvrage réside dans son inscription dans la longue durée et dans une approche internationale qui permettent de mieux comprendre l’évolution des événements en Suisse et surtout les influences extérieures déterminantes. Les antécédents culturels et politiques sont présentés dans la même perspective, d’abord au niveau global avant d’en examiner les prolongements dans le tissu social helvétique. Les Suisses romands y découvriront les particularités des métropoles alémaniques beaucoup plus détaillées que celles des villes romandes; les événements sont présentés avec précision au fil d’une chronologie fine de même que les aspects culturels. Tous les « anti » sont évoqués: l’antiautoritarisme, l’anticapitalisme, l’anticommunisme, l’anti-impérialisme, l’antimilitarisme, l’antifascisme, l’anticolonialisme, l’antiféminisme, etc. ; ils alimentent les discours contestataires des nouvelles gauches, dont les sensibilités aussi diverses qu’éphémères, sont disséquées sans esprit critique, parfois avec complaisance. Peut-on encore croire aujourd’hui que ces mouvements contestataires auraient oeuvré dans le sens de l’histoire sans dégâts collatéraux? Les tensions et autres contradictions de ce monde mouvant des cultures alternatives, si sensibles aux modes et aux gourous, varient selon les aires géographiques et linguistiques. Leurs nouveaux modes d’expression: sit-in, go-in, love-in, paintin, teach-in (hash-in à Zurich le 20 mars 1970) connaissent une diffusion rapide avec de merveilleux éclats de créativité et quelques dérapages heurtant la morale bourgeoise, dont tous les acteurs sont profondément imprégnés.

Les nouvelles manières d’être et de vivre ne devaient « pas seulement changer la société, mais aussi la conscience de chacun, de créer l’homme nouveau« .

De nombreuses citations de ce genre illustrent à bon escient les propos des deux auteurs qui s’abstiennent prudemment de tout commentaire, ce qui laisse le lecteur perplexe devant ce ton politiquement correct. Leur survol des communautés qui fleurissent en Suisse, leurs aspirations, leurs modes de vie, leurs stratégies et finalement leur échec, une fois la maigre mobilisation retombée, met bien en évidence les étapes du déclin des utopies des années 1968.

Les années de transition (1967-1977) sont admirablement présentées tant au niveau socio-économique qu’à celui de l’émergence de l’individualisme. Les conflits morcellent les chapelles, les querelles de doctrines entre les orphelins du communisme (léninistes, trotskistes, maoïstes) essoufflent les tendances qui se ratatinent dans des groupuscules politiques, dont certains, mieux organisés, animés par de vrais croyants, sauront s’imposer comme la Ligue marxiste révolutionnaire d’obédience trotskiste. Contrairement à la France voisine où les événements débouchent sur une gigantesque crise sociale, les mouvements s’épuisent rapidement en Suisse faute de mobilisation en dehors des cercles restreints des « croyants » d’Ernest Labrousse lâchés par les « flottants ». Les nouveaux courants de culture underground perdurent, ils manifestent leur aversion pour les normes de cette société bourgeoise vouées aux gémonies, mais leurs récriminations répétitives focalisées sur les mêmes thèmes finissent par donner naissance à un conformisme de gauche.

Le dernier chapitre aborde les impacts et les interprétations de ces années 68 en Suisse en cherchant à mettre en évidence les spécificités helvétiques. « Ni les acteurs de l’époque ni les historiens ne s’accordent sur l’interprétation des événements » (p. 167), les attentes et les espoirs ne se sont pas réalisés, les révoltes locales n’ont pas enfanté la Révolution qui faisait rêver aux purges salutaires, les lendemains sont amers. Par contre, l’impact culturel est indéniable, les années 68 accélèrent la diversification et la pluralité qui touchent aussi le paysage médiatique.

Les mouvements antinucléaires, écologiques, de solidarité avec les pays en voie de développement, les nouvelles modes pédagogiques et les divers courants féministes vont connaître un bel avenir et marquer profondément les dirigeants qui prennent leur retraite depuis peu. L’ouvrage se termine par une réflexion sur « les luttes de mémoires et de représentations », thème à la mode chez nos voisins français qui s’épuisent dans des guerres mémorielles et que nos deux auteurs traitent avec nuance et un brin d’humour en soulignant qu’il est « frappant de voir que plus on s’éloigne des événements proprement dits, plus le nombre de personnes qui se considèrent comme faisant partie de la génération 68 augmente ». Les années 68 sont devenues un mythe fondateur de toute une génération avant que les faits soient clairement établis, ce qui risque de donner aux mémoires inégales et revendiquées une prééminence sur l’histoire en voie d’élaboration. Damir Skenderovic et Christian Späti plaident pour la nécessité et l’urgence « de procéder à une étude historique du mouvement de 68 et de ses épigones, d’écrire vraiment l’histoire des événements d’alors ».

Cette première vue d’ensemble des années 68 en Suisse passe trop rapidement sur les particularités romandes du fait que les deux auteurs n’ont pas retenu les mémoires universitaires à l’exception de celui de Jimena Fernandez (Mai 68 dans les universités romandes, Fribourg, 1990). Leur parti pris d’exposer les faits sans prendre position tourne parfois au cliché avec un zeste de manichéisme. La sacralisation de la contreculture et de toute forme de contestation aurait mérité d’être nuancée par un brin d’esprit critique.

Il est temps que les historiens interviennent dans le débat touchant l’héritage de 68 que les partis politiques ont déjà instrumentalisé en années utopiques pour certains ou en années parasites pour d’autres.

François Jequier, Revue historique vaudoise, no. 121/2013, pp. 311-312.

Dans la Revue suisse de l’imprimerie

Les années 68… L’ouvrage, sous-titré Une rupture politique et culturelle, vise deux objectifs: rappeler aux anciens le bouillonnement qui a marqué 1968; mettre en lumière, à l’intention des plus jeunes,le tournant révolutionnaire qui s’est développé dès cette année-là. Le récit bien documenté de Damir Skenderovic et Christina Späti, traduit de l’allemand par Ursula Gaillard, couvre les événements majeurs qui, en Suisse, ont eu « mai 68 » comme point de départ. Si l’on se souvient généralement des manifestations qui se sont déroulées à Paris, Lausanne ou à Genève, il n’existait aucune présentation de ce qui s’est passé sur l’ensemble de l’espace helvétique (y compris le Tessin).

Roger Chatelain, Revue suisse de l’imprimerie, no. 1/2013.

Der entzauberte Mythos von 1968

Zwei Freiburger Historiker untersuchten die 68er-Jahre in der Schweiz. Ihre Bilanz fäillt durchzogen aus.

Ernüchternd ist das Fazit, das Damir Skenderovic und Christina Späti aus ihrer Analyse der Revolte von 1968 bis 1970 ziehen. Zumindest für Leser, die jene Zeit als junge Menschen miterlebten und vom 68er-Geist angesteckt wurden. « 1968 ist keine Revolution gewesen, jedenfalls nicht eine politische », interpretieren der 1965 geborene Professor und die sechs Jahre jüngere Lektorin für Zeitgeschichte an der Universität Freiburg die damaligen Ereignisse und ihre Folgen. « Die zu revolutionären Zielen deklarierten Forderungen der 68er sind nicht verwirklicht worden; nirgendwo hat das politische und gesellschaftliche System unmittelbar eine grundlegende Umgestaltung erfahren », halten sie fest.

Einen neuen Menschen schaffen

Ihr Urteil ist insofern nachvollziehbar, als sie die Bewegung an dem messen, was der harte, aber kleine Kern der 68er seinerzeit gefordert hatte. Und das war nichts weniger als die spätkapitalistische Gesellschaft umzustürzen, das Bewusstseinjedes Einzelnen zu verändern und einen « neuen’ Menschen » zu schaffen. Skenderovic und Späti räumen allerdings ein, die Ideen, Vorstellungen und Theorien der 68er-Bewegung liessen sich « kaum auf einen gemeinsamen Nenner bringen ». Das einzige Band, das die heterogene Bewegung von Studenten, Vertreterinnen von Schüler- und Jugendorganisationen, Friedensbewegten, Arbeitern, Immigranten, Anhängern der aufblühenden Subkulturen sowie etablierten Künstlerinnen und Künstlern anfänglich zusammenhielt, war ihre scharfe Kritik an den bestehenden Verhältnissen.

lm Vordergrund stand die Auflehnung gegen Autoritäten aller Art, sei es in der Familie, in der Schule, am Arbeitsplatz und in der Politik, wo die Männer den Frauen das Wahl- und Stimmrecht noch bis 1971 verwehrten. Viele Bewegte wandten sich von den bürgerlichen Lebensformen ab und stellten die Betonung materialistischer Werte im Wirtschaftsboom der Nachkriegsjahre fnfrage. In der Schweiz wurde die Protestbewegung durch die Revolten an US-amerikanischen, Universitäten, in Paris und in deutschen Grossstädten beeinflusst. Aber sie brach verzögert und weniger heftig aus.    

Jeder nach seinem Gutdünken

Die beiden Historiker halten fest, um 1968 sei längst ein Mythos entstanden, den « ein jeder nach seinem Gutdünken interpretiert ». Durch ihre eindrückliche Sammlung von Fakten aus jener Zeitentmystifizieren sie die Bewegung. Sie benennen etwa Ereignisse und Entwicklungen, die den Boden für den Aufbruch der 68er vorbereiteten. Sie vergleichen den Verlauf der Protestbewegung in der Schweiz mit ausländischen Vorbildern und arbeiten Unterschiede in der Geschichte der Deutschschweiz und der Romandie heraus. So entzündete sich der Protest in Zürich an der Forderung nach einem autonomen Jugendzentrum, die Ende Juni 1968 in den Globuskrawall mündete. In Genf dagegen sprang der Funke bei Demonstrationen gegen die Selbstdarstellung, der Armee in der Rhonestadt.

Detailliert schildern Skenderovic und Späti die Zersplitterung der Bewegung nach 1970. Sie zeichnen die Wege nach, die Teile der 68er-Generation in die etablierte SP, in weiter links stehende politische Formationen oder in soziale Bewegungen gegen AKW, für Umweltschutz, die Gleichstellung der Geschlechter und andere Anliegen gingen.

Der 68er-Geist wirkt vor allem in diesen Bewegungen bis heute nach. Unverkennbare Spuren hat er auch in den gesellschaftlichen Umgangsformen und in der Vielfalt von Lebensentwürfen hinterlassen. « Das Zusammenleben in Wohngemeinschaften, derunbeschwerte Umgang mit Drogen, die Befreiung von sexuellen Tabus sind Dimensionen des damaligen Wandels, die über 1968 hinausweisen und Langzeitwirkung entfalten », schreiben Skenderovic und Späti.

Richard Diethelm, Tages Anzeiger, 30 mars 2013.

 

Sur Dissidences, le blog

Malgré sa position d’isolat au cœur de l’Europe, la Suisse n’échappe pas à l’onde de choc que fut mai 68. Certes le boom économique et le sort relativement protégé des salariés expliquent que les ouvriers n’aient pas massivement débrayé en 68. Mais le sort réservé aux femmes – le droit de vote leur est encore refusé en 1959 – et à la jeunesse explique l’écho rencontré par les idées de 68 dans ces secteurs. Mais du fait de la diversité linguistique, la Suisse romande est plutôt tournée vers la France, la Suisse alémanique vers l’Allemagne et les Tessinois sont influencés par les mouvements italiens. Plus nombreux dans cette partie italianophone de la Suisse, les Spontanéistes cambriolent des dépôts d’armes de l’armée suisse pour leurs camarades italiens. Quant à la Ligue Marxiste Révolutionnaire trotskyste (LMR), créée à l’automne 1969 après l’exclusion de militants du Parti du Travail (PdT, le Parti communiste classique), elle a du succès dans un premier temps dans le canton de Vaud, à Lausanne, puis à Genève, enfin seulement à Zurich. Ainsi, au cours de l’été 1971, les étudiants en économie de l’Université de Lausanne mènent campagne pour qu’à la rentrée soit invité Jacques Valier, jeune économiste de la LCR professeur à Nanterre. Quant au militant de la LMR Charles-André Udry, il jouera un rôle important dans la IVe Internationale.

Ce manque de concertation et de coopération ente les groupes linguistiques différents n’empêche pas l’agitation, à la fois universitaire, culturelle et politique. Rares sont les universités à n’être pas touchées par la contestation. Les lycéens même, les « gymnasiens », luttent pour obtenir une réforme des méthodes d’enseignement. A côté de ces revendications académiques, la jeunesse se mobilise aussi contre l’intervention américaine au Vietnam, en solidarité avec les travailleurs immigrés ou contre l’armée, considérée comme une institution fasciste par les contestataires.

Mais l’aspect le plus novateur de ce livre, écrit par deux Professeurs de l’Université de Fribourg, réside dans la description de l’agitation culturelle. Une agitation qui avait commencé dès le début des années 60. A Berne, la capitale, le groupe « Untergrund » composé d’étudiants, d’artistes, d’écrivains, était accusé par les bien pensants de « salir leur nid » (Netzbeschmutzer). Le 31 mai 68 au Hallenstadion de Zurich, un concert avec Jimi Hendrix, The Animals, Traffic, dégénère en un affrontement avec la police (« l’émeute de Globus »). Hommes de théâtre – les Tréteaux libres de Genève –, réalisateurs de films – Alain Tanner par exemple – bousculent les conformismes. Et du fait de l’inflexibilité des autorités, la contestation culturelle prend souvent une dimension plus vaste. 

Il faut dire qu’en Suisse, les partis de la gauche classique ont du mal, comme le PdT à sortir de sa matrice stalinienne, ou comme le PS à rompre avec l’État, dans lequel il est parfaitement intégré depuis les années 40 et 50, au nom de la « défense nationale spirituelle » qui, après avoir permis de lutter contre le fascisme, nourrira l’anticommunisme. Malgré donc une situation relativement favorable, les étudiants contestataires ne parviennent pas à créer d’organisations politiques nouvelles importantes et durables. Ni les trotskystes de la LMR, transformée en PSO (Parti socialiste ouvrier)/SAP (Sozialistische Arbeiterpartei), ni les maoïstes des POCH (Organisations progressistes de Suisse). Plusieurs de ces militants entrés au PS à la fin des années 70, selon une démarche que l’on retrouve en France, apportent un nouveau souffle à ce parti. Les communautés à la vie éphémère ne sont pas non plus oubliées par les auteurs.

Au total un livre agréable à lire, très utile aussi, qui comble notre ignorance sur le sujet. Des photos et documents judicieusement choisis accompagnent le texte, de même qu’une bibliographie, faisant état de mémoires universitaires non publiés. Regrettons simplement l’absence de glossaire pour les sigles helvétiques.

 Jean-Paul Salles, Dissidences24 janvier 2013.
 

Dans la revue en ligne Lectures / Liens Socio

Le bref ouvrage de Damir Skenderovic et Christina Späti, enseignants à l’Université de Fribourg, offre aux lecteurs français une opération de décentrement instructive. Le projet du livre est en effet d’inscrire les épisodes de conflictualité qui secouent la Suisse dans la période de vastes contestations qui traversent le monde, et notamment sa fraction occidentale, autour de 1968. Pour ce faire, après avoir proposé un cadrage du contexte dans un premier chapitre (« Antécédents culturels et politiques »), les auteurs confrontent les événements suisses à leurs pendants étrangers (« Un événement transnational »), puis en déplient les différentes dimensions (« Interprétations, buts et stratégies »), présentent ensuite l’exténuation du mouvement (« Les années de transition »), avant d’en proposer quelques schèmes analytiques (« Impacts et interprétations »).

Le lectorat français, pour autant qu’il soit un peu familier des événements, lira cependant ce livre un peu autrement. S’il n’apprendra guère du caractère transnational du mouvement, trois pistes au moins susciteront sa curiosité. Le livre offre d’abord quelques aperçus sur l’histoire d’un pays que les Français ignorent largement. Étrange contrée en effet, pleinement insérée dans l’histoire du capitalisme occidental, associant modernités et traditions, voire archaïsmes: quel contraste par exemple d’apprendre ainsi que la Suisse autorise la pilule en 1961… alors que les femmes sont privées du droit de vote jusqu’en février 1971 (p.176)! que les Jésuites sont autorisés à revenir en 1973, pendant une décennie où plusieurs cantons (mais pas tous!) lèvent l’interdiction du… concubinage (p.180)!

Il pourra aussi s’amuser à cocher une à une toutes les cases qui définissent le paradigme 68. Car la Suisse, en ces années, « a » tout ce qui définit 68: ses étudiants contestataires notamment à Genève et Zürich, rejoints par des « gymnasiens » (lycéens) empressés, ses manifestations qui dégénèrent (l’émeute du Globus à Zürich le 31 mai 1968 suit deux concerts avec notamment Jimi Hendrix), ses protestations contre la répression policière, sa mobilisation contre la guerre du Vietnam, ses titres symboliques de la presse contre-culturelle (Hotcha! À Zürich, l’Œuf à Genève), des cinéastes d’avant-garde (Alain Tanner ou Richard Dindo) rejoints par des théâtreux (ou l’inverse, d’autant que le Living Theatre fait aussi des siennes), des tiers-mondistes plus ou moins religieux, des femmes s’organisant en mouvement de libération, son quota de groupes trotskystes, maoïstes et anarchistes, son lot de terroristes, ses festivals hippies, son stock de communautés (50 dans le seul canton de Zürich en 1972), etc. Mais encore sa bonne presse outragée, sa police qui cogne, sa bourgeoisie poussant des cris d’orfraie et hurlant à la décadence, ses réformateurs pragmatiques qui désamorcent la contestation (les auteurs insistent à bon droit sur leur importance), ses universitaires qui n’oublient pas leur carrière, sa nouvelle droite qui se structure. La Suisse a tout! La Suisse a tout bon! Ou presque: car, la contestation ouvrière, si prégnante en Italie et en France pendant la séquence, s’avère rare en Suisse: une seule grève mentionnée dans une usine de chaussures au printemps 1970 (p.104). Cette absence relative n’est guère interrogée par les auteurs, et c’est notre seul regret à la lecture de l’ouvrage, avec l’absence de tout appareil critique.

Mais la Suisse a mieux. Car la contestation helvète – si l’on ose ce qui pourrait apparaître comme un oxymore audacieux -, pourrait sembler un peu timide, un brin compassée, un chouïa maigrelette quand « une manifestation nucléaire gigantesque » en 1975 rassemble… 18 000 personnes (p.178). Bref, 68 en Suisse pourrait apparaître au lectorat français comme un 68 au petit pied. Au risque – et c’est toujours fâcheux – d’indisposer les Suisses; en manquant – et ce serait carrément dommage – le grand intérêt de l’expérience helvète, située au croisement d’une quadruple influence: allemande à l’Est, italienne au Sud, française à l’Ouest, anglo-saxonne de tous les côtés! Examiner en effet une « périphérie » permet d’interroger les rayonnements des centres, et notamment de voir comment les contestations étrangères irriguent un pays à forte diversité linguistique, par quels relais les organisations, notamment le SDS allemand et plus généralement l’APO (l’opposition extra-parlementaire) d’une part, les organisations italiennes d’autre part, tentent de radicaliser les mouvements suisses via la région alémanique et le Tessin. Par là, les rayonnements du 68 allemand et italien s’en trouvent singulièrement revalorisés, au détriment du mouvement français. Que des auteurs suisses administrent ainsi une leçon de modestie à un lectorat français, qui pense souvent que la France incarne 68, est sans doute aussi utile que nécessaire.

Xavier Vigna, LecturesLes comptes rendus, 25 février 2013, http://lectures.revues.org/10804.

Eine Generation protestiert

Die « 68er Jahre » in der Schweiz

Wie kaum eine andere Jahrzahl besitzt « 1968 » ein Eigenleben. Als Chiffre steht sie für gesellschaftliche Auf-und Umbrüche, um deren Deutung bis heute leidenschaftlich gerungen wird. Umso mehr erstaunt, dass bis anhin nur lokale und regionale Darstellungen zum hiesigen « 1968 » sowie solche über einzelne Facetten erschienen waren – ein gesamtschweizerischer Überblick fehlte. Diese Lücke füllen nun die Freiburger Zeithistoriker Damir Skenderovic und Christina Späti.

Inspiration von aussen

Die Vorstellung, dass es in der Schweiz gar keine richtige 68er Bewegung gegeben habe, ist angesichts der im Buch geschilderten Ereignisse offenkundig nicht haltbar. Allerdings – so fällt ebenso auf – hatte die Bewegung in der Schweiz nur wenig Eigenständiges und genuin Schweizerisches an sich. Sie lebte massgeblich von ihren Vorbildern in den USA, Frankreich, Deutschland und Italien.
Weil überdies die Proteste mit zeitlicher Verzögerung auf die Schweiz überschwappten, war das hiesige « Establishment » vorgewarnt. Aufgeschreckt speziell von den wüsten Szenen in Paris, gingen die Universitäten hierzulande gleich von Beginn weg konziliant mit den studentischen Forderungen um. Die « Tribune de Genève » konstatierte im Sommer 1968: « Die Schweizer Studenten konnten die Früchte der Ereignisse in den Nachbarländern ernten. »
Dabei gab es auffallende Unterschiede zwischen den Sprachregionen. Eigentliche Studentenproteste, ausgetragen innerhalb der Universitäten, fanden vor allem in der welschen Schweiz statt. Dagegen zog es die Akteure in der Deutschschweiz bald auf die Strasse – wo sie Ende Juni 1968 mit dem Zürcher Globuskrawall für einen Höhepunkt sorgten. Lediglich knapp acht Prozent der bei diesem Ereignis Verhafteten waren übrigens Studierende.
Wiewohl sich die Schweizer 68er Bewegung an ausländischen Vorbildern orientierte, griff sie doch auch einige typisch helvetische Gegenstände auf, etwa die Stellung der Armee oder die sich verschärfende Gastarbeiterfrage. Bisweilen entzündeten sich die Proteste auch an sehr lokalen und erstaunlich banalen Themen. Als herausragendes Ereignis der Basler 68er Bewegung beispielsweise gilt ein « Sit-in » auf den Tramgeleisen, mit dem die Jugend gegen eine Erhöhung der Billettpreise protestierte.

Neue Ausdrucksformen

« Sit-ins », « Go-ins », « Teach-ins » – die 68er Bewegung zeichnete sich durch ein breites Spektrum bisher ungekannter Ausdrucksformen aus. Von Untergrundzeitschriften zum Beispiel Hotcha! in Zürich und Oeuf in Genf) über Kommunen bis hin zu Strassentheater bieten Skenderovic und Späti einen umfassenden Überblick über das Repertoire.
Angesichts der Kontroversen und Emotionen, die « 1968 » auch heute noch auslöst, halten sich die Autorin und der Autor (1971 beziehungsweise 1965 geboren) mit Wertungen angenehm zurück. Der distanzierte und nüchterne Ton des Buches ist ihnen insofern zugutezuhalten. Allerdings ist die Darstellung damit auch farbloser geworden, als man bei einem so vielschichtigen und bunten Thema erwarten würde. Hier hätte auch eine lebendigere Gestaltung mit Bildern und Zeitdokumenten Abhilfe schaffen können.

Marcel Amrein, Neue Zürcher Zeitung, 21 février 2013.

Les années 68

Notes de lecture d’une époque qui à défaut d’avoir révolutionné la politique a profondément influencé les mœurs

Qu’ont représenté les années 68? Le plus important mouvement de grève que la France ait connu? Des manifestations monstres, surtout aux Etats-Unis, contre la guerre du Vietnam? Des mouvements de protestation, en particulier universitaires, en Allemagne et en Italie? Il faut se remettre dans le contexte.

L’Europe est divisée par le rideau de fer; en août les chars soviétiques mettent fin en Tchécoslovaquie au « socialisme à visage humain » d’Alexandre Dubcek. Franco et Salazar règnent dans la péninsule ibérique. Les colonels sont en Grèce. La guerre d’Algérie est encore dans les esprits. Le démographe français Alfred Sauvy a vu que les structures scolaires, universitaires, culturelles héritées de l’après-guerre n’étaient pas conçues et aptes à recevoir et accueillir les nouvelles générations nées dans les années quarante et cinquante. Et puis (surtout?) le monde occidental connaît un développement économique sans précédent – les « trente glorieuses » comme les a nommées Jean Fourastié.

Et en Suisse? Les éditions Antipodes nous proposent une étude historique de Damir Skenderovic et Christina Späti Les Années 68. Une rupture politique et culturelle qui met en perspective toute cette période. Le livre rappelle quelques-uns des événements internationaux de ces années. Mais l’essentiel du propos concerne la Suisse. Avec au premier plan les événements et les manifestations qui se sont produits à Zurich, Berne, Lausanne et Genève, mais aussi dans de nombreuses autres villes. Intéressant d’apprendre ou de se rappeler l’indignation de la presse bourgeoise et la violence de la répression policière à l’égard de cette jeunesse spontanéiste qui critique l’ordre établi et se met à proposer des modèles alternatifs et quelques fois provocants dans la vie politique, culturelle et associative. Sans oublier les querelles idéologiques infinies de l’extrême gauche.

En Suisse, en particulier, il faut étendre « 68 » sur plusieurs années. Les nouvelles musiques, les représentations théâtrales, les modes vestimentaires, les changements dans les comportements sexuels, des graphismes renouvelés, un foisonnement de revues critiques ou alternatives n’apparaissent que progressivement.

Mais ici comme ailleurs, le bilan d’ensemble de 68 est difficile à établir. Leurs acteurs et actrices sont restés ultra-minoritaires. Ils ne sont jamais parvenus à créer des mouvements un tant soit peu nationaux. La Suisse alémanique regarde du côté de Berlin, la Suisse romande vers Paris, le Tessin vers Milan ou Rome. Les mouvements ont des origines essentiellement cantonales avec des revendications régionales.

Nonobstant ces caractéristiques et ces spécificités locales, cette période a eu des effets certains sur les mœurs, les rapports parents-enfants, au sein des couples, entre citoyens et autorités. Les années 68 présente pour la première fois une vue d’ensemble qui montre le foisonnement d’initiatives de toutes natures nées au cours de cette période qui a laissé une empreinte durable.

Jean-Pierre Ghelfi, Domaine Public, 8 février 2013.

Quand Mai 68 ébranlait la Suisse

Deux historiens de l’Université de Fribourg se penchent sur le prémices, les événements et les conséquences de 1968 en Suisse.

Voici une synthèse concise, précise, et d’une qualité exceptionnelle. Celles-ci sont trop rares pour ne pas être signalées! L’absence totale d’appareil de notes en rend par ailleurs la lecture aisée. Dès l’introduction, d’une louable clarté bien servie par l’excellente traduction d’Ursula Gaillard, les auteurs en formulent le plan et les objectifs. Damir Skenderovic et Christina Späti, tous deux enseignants à l’Université de Fribourg, ont eu l’ambition de présenter une vision globale des « années 68 », perçues à la fois dans l’ensemble de l’espace helvétique et dans la longue durée. Loin de réduire le phénomène à quelques événements frappants tels que « l’émeute du Globus » à Zurich, ils montrent la multiplicité de ses manifestations, fussent-elles locales et peu spectaculaires. Ils remontent le temps en amont de cette date devenue mythique, pour en dégager les prémices et la genèse, puis en dégagent les répercussions en aval. Le chapitre consacré aux « antécédents culturels et politiques », dans les années 1950-60, est particulièrement réussi. Dans le contexte de la société de consommation nouvellement mise en place (supermarchés, réfrigérateur, voiture, tourne-disques, télévision, transistor) et du baby-boom qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, la jeunesse devient un acteur à la fois économique et culturel. Mais elle ressent le décalage entre les possibilités illimitées de consommation, à laquelle elle a pour la première fois accès, et le conformisme social et moral ambiant. Blue-jeans, rock’n’roll, Beatles, « blousons noirs », musique pop, cheveux longs, etc. deviennent les expressions d’une sous-culture urbaine partiellement contestatrice, quand bien même elle sera récupérée par le commerce. On trouvera dans cet ouvrage des éléments méconnus sur des mouvements un peu oubliés comme le « lettrisme » des années 50, le situationnisme et le mouvement beatnik, précurseur de celui des hippies. Ce fossé entre valeurs traditionnelles et nouveau mode de vie est perceptible aussi dans l’œuvre littéraire de Max Frisch ou Walter Matthias Diggelman, et dans le cinéma d’Alain Tanner ou Francis Reusser. Les auteurs témoignent d’une remarquable connaissance du paysage culturel helvétique, en particulier celui de la Suisse allemande, trop peu connu du public romand. Mais la contestation n’est pas uniquement culturelle. Le Mouvement suisse contre l’armement atomique, fondé en 1958, les Marches de Pâques de 1963 à 1967, les manifestations contre la guerre du Vietnam (qui servent de catalyseur politique pour toute une génération), le Mouvement démocratique des étudiants (1956-1964), l’émergence du courant maoïste apparaissent comme autant de précurseurs de la déflagration de 1968.* Cette année explosive, la Suisse la vit à vrai dire en mineur. Les auteurs remettent donc pertinemment le Mai 68 helvétique dans son contexte international: grèves et occupations d’universités en Allemagne fédérale, barricades dans le Quartier latin et conjonction avec le mouvement de grèves ouvrières, comme en Italie, ces événements étant relayés par une diffusion médiatique mondiale. Puis D. Skenderovic et C. Späti analysent dans le détail les actions, spécifiquement étudiantes ou revendicatrices sur un plan plus général, dans les différentes universités suisses mais aussi – et c’est là une spécificité tessinoise – au séminaire pédagogique de Locarno et chez les gymnasiens italophones. Même la conservatrice et catholique Lucerne connaît sa nuit d’émeute, au début de 1969! Mais l’ouvrage insiste surtout, et c’est là son principal intérêt, sur la symbiose entre les contestations politique et culturelle. Qu’il s’agisse du renouveau de l’art dramatique sous l’influence du Living Theatre, de l’émergence d’une presse underground, du cinéma romand qui connaît son âge d’or avec, par exemple, Charles mort ou vif d’Alain Tanner. Il n’était pas aisé de résumer les théories et idées qui sous-tendent le mouvement de 68. Là aussi, les auteurs ont réussi à rendre compréhensibles les influences intellectuelles de Theodor W. Adorno, Herbert Marcuse, Jorgen Habermas, Wilhelm Reich et, plus spécifiquement en Suisse romande, d’André Gorz. Les femmes sont une autre composante du mouvement, pour que changent et leur propre situation d’infériorité et la société en général. Le renouveau du mouvement féministe, avec le MLF, s’inscrit donc bien dans la suite de 68. Mais les formes de mobilisation elles-mêmes se sont aussi renouvelées: manif, sit-in, occupation de locaux, actions provocatrices comme la publication du Petit livre rouge des écoliers et des lycéens, dessins considérés comme obscènes. Quant à l’aspect rimbaldien du mouvement (« changer la vie »), il apparaît bien dans ce que les auteurs nomment « nouvelles manières d’être et de vivre »: consommation de drogues ou vie en communautés, comme celle de Préverenges, dont Claude Muret a tiré un beau livre.

Rupture et continuation

La crise pétrolière de 1973 et ses conséquences économiques et sociales considérables marquent la fin des Trente Glorieuses: récession mondiale, exportation du chômage avec le départ de Suisse de centaines de milliers de travailleurs étrangers. Malgré ce changement de paradigme important, les années en aval de 1968 constituent bien, sur divers plans, une continuation du mouvement de contestation politique et culturelle. C’est là toute l’ambiguïté des années 1970. En Allemagne fédérale et en Italie, la crise entraîne une radicalisation et un basculement dans la violence terroriste, avec quelques épiphénomènes similaires, en mineur, dans notre pays (par exemple le groupe Galli à Zurich). Des mouvements oppositionnels se constituent en partis politiques: les POCH en Suisse alémanique, le PSA au Tessin, la LMR, tandis que la tendance maoïste reste plus fragmentée, sans parler des spontanéistes de Rupture. Dans la filiation plus indirecte de 1968, il faut également compter les écrivains progressistes du Groupe d’Olten (1971), la naissance d’éditions critiques comme Limmat Verlag à Zurich, Zoé ou les Editions d’en bas à Genève et Lausanne, et des films remettant en cause l’image sacro-sainte de la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale, à l’instar de L’exécution du traître à la patrie Ernst S. de Dindo et Meienberg. D’anciens soixante-huitards sont aussi à l’origine du mouvement écologique, de l’opposition aux centrales nucléaires, du mouvement tiers-mondiste s’exprimant notamment dans la Déclaration de Berne. Sans doute peut-on dire, rétrospectivement, que les attentes et les espoirs des soixante-huitards ne se sont pas réalisés, avec le basculement dans une société ultra-libérale, individualiste et vouée au fric-roi… Cependant, par la qualité des pensées théoriques qui le sous-tendent, par la multiplicité de ses formes d’action, par la floraison artistique qu’il a engendrée, par son impact à long terme sur l’écologie ou le féminisme, encore perceptible aujourd’hui, le « mouvement de 68 » constitue plus qu’un instant de rêve et de folie: une période, s’étendant sur plusieurs années, exceptionnelle par sa richesse, et qui a eu une influence décisive sur notre devenir. Les auteurs de ce précieux petit livre de synthèse, illustré par des documents souvent fort originaux, excellent à le montrer.

Pierre Jeanneret, Gauchebdo, 18 janvier 2013.

* Sur ce sujet, voir aussi « Contestations et Mouvements 1960-1980 », Cahier AEHMO, 21/2005, Ed. d’en bas.

Mai 1968, une histoire suisse

 Que s’est-il passé exactement en Suisse en 1968 et dans les années qui ont suivi? Quelle a été la part du contexte international et des particularités locales sur les événements? Quel héritage nous ont-ils laissé? Deux historiens s’essaient à faire le point avec impartialité sur un mouvement dont l’influence ne s’est fait sentir que des années après

On en a beaucoup parlé il y a cinq ans, sur le ton de la commémoration et des bilans. Mais tenter un discours proprement historique sur 1968 reste aventureux, tant la référence aux années troublées qui ont marqué la fin des Trente Glorieuses reste centrale dans les débats politiques actuels, avec ce que cela suppose de passions et d’instrumentalisation. Tous deux enseignants à l’Université de Fribourg, Damir Skenderovic et Christina Späti s’y essaient avec une prudence dans l’interprétation qui en dit long sur les chausse-trappes inhérentes au sujet.

Centrée sur la Suisse, leur étude prend en compte le contexte international, de Mexico à Prague en passant par Paris et Berkeley. Mais son intérêt principal réside dans la recherche des racines et des prolongements de 68 dans le tissu social et culturel helvétique. Irruption transnationale d’une classe d’âge portée par le baby-boom et la prospérité d’après-guerre mais bridée par des codes moraux en voie de désuétude accélérée, la révolution – ou la révolte, les auteurs ne tranchent pas – de Mai ne tombe pas de la lune.

Même s’ils rejettent en principe le concept de maîtres à penser, les courants vite épars du mouvement ont leurs gourous, de Timothy Leary, pour faire simple, à Mao Zedong. Ils s’inscrivent dans un bouleversement mondialisé des codes esthétiques portés, en musique, par des stars comme les Rolling Stones ou Jimi Hendrix, dont les concerts à Zurich en 1967 et 1968 suscitent des débordements vigoureusement condamnés par les médias. Leurs nouveaux modes d’expression politique – sit-in, go-in, teach-in, love-in – ont été inventés outre-Atlantique. Mais c’est dans le contexte local qu’ils cherchent, à côté de l’opposition à la guerre du Vietnam, leurs objectifs politiques. Ils y côtoient, dans la défense des saisonniers – travailleurs immigrés  fortement discriminés et visés, déjà, par la propagande xénophobe – des auteurs comme Max Frisch. Leurs provocations  rejoignent celles d’une avant-garde non conformiste où s’illustre notamment un peintre comme Kurt Fahrner.

Contrairement à la France, où les révoltes de Mai débouchent sur une crise sociale de grande ampleur, le mouvement échoue en Suisse à mobiliser en dehors de cercles restreints – qui débordent toutefois des universités pour s’étendre, notamment, aux gymnasiens et aux apprentis. Ses revendications restent émiettées, ses succès limités à des champs restreints, comme celui de la répartition du pouvoir au sein des universités. Sa postérité reste néanmoins respectable: luttes pour l’émancipation féminine – auxquelles il semble toutefois osé, comme les auteurs semblent hésiter à le faire, d’attribuer l’adoption du suffrage féminin par le peuple en 1971 -, mouvements de quartier, de locataires ou de squatters, mobilisation antinucléaire… Autant de rejetons plus ou moins affirmés de 68 dont l’influence culturelle, sociétale ou politique a marqué les décennies suivantes. Souvent animés par des participants aux événements de 1968, ces mouvements finissent presque tous par incorporer le recours aux instruments de la démocratie directe à leur panoplie stratégique, une « récupération », pour le dire avec les mots de l’époque, qui n’est pas pour rien dans leur succès. Cette irradiation de la société des années 70 et 80 par une partie des remises en question de 1968 crée, comme le relèvent les auteurs, l’illusion d’une expérience largement partagée alors que les acteurs réels du mouvement ont été résolument minoritaires. Cela implique, et c’est une autre qualité du livre de le souligner, que leur histoire est fortement tributaire des réactions suscitées par leur action. Incompréhension et répression qui, surtout au début et surtout outre-Sarine, durcissent le mouvement, ouverture à la discussion et au compromis qui favorisent localement, notamment en Suisse romande, l’apaisement des revendications.

Ce n’est souvent que partie remise: fichage systématique d’une large frange de la population, interdictions professionnelles, la reprise en main ne permet certes pas, tant s’en faut, un retour au statu quo ante mais elle est d’autant plus efficace qu’elle s’accompagne d’une forme de banalisation des rêves de 68 au sein de la culture de masse. Et elle n’est sans doute pas terminée: la dénonciation d’une influence pernicieuse de 68 sur la justice, l’école, ou les médias figure en bonne place dans l’arsenal idéologique de la droite populiste, dont l’un des inspirateurs majeurs, Christoph Blocher, a débuté sa carrière politique en 1970 dans un cercle d’étudiants anti-soixante-huitards.

 Sylvie Arsever, Le Temps, 12 janvier 2013.

Emission En direct de notre passé, TSR, 4 janvier 2013

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Fribourg, 1er de cordée suisse de Mai 68

Qui l’eût cru? C’est à l’Université de Fribourg qu’ont eu lieu les premières poussées soixante-huitardes en terres helvètes. C’est l’un des éléments qui ressort d’un ouvrage écrit par deux professeurs de l’Alma mater.

Incroyable, mais vrai. C’est l’Université de Fribourg, pas réputée pour son esprit de révolte, qui a été le théâtre des premiers hoquets soixante-huitards en Suisse. On apprend cette surprenante information dans un ouvrage qui sera verni aujourd’hui à l’Université de Fribourg. Le livre Les années 68 présente de manière synthétique une vue d’ensemble du phénomène de Mai 68 en Suisse. L’ouvrage, publié simultanément en allemand et en français, a été rédigé à quatre mains par des chercheurs maison: Damir Skenderovic, professeur en histoire contemporaine, et Christina Späti, lectrice dans la même discipline. Interview.

Pourquoi publier en 2012 un ouvrage sur Mai 68 en Suisse?

Damir Skenderovic (DS): Les historiens se sont peu intéressés à Mai 68 en Suisse. Il a fallu attendre les 40 ans de l’événement en 2008 pour que paraissent plusieurs ouvrages sur des aspects régionaux de Mai 68 en Suisse. C’était le bon moment de faire une synthèse dans une perspective plus large, au niveau suisse et international.

Quel âge aviez-vous en 1968?

Christina Späti (CS): Je n’étais pas encore née. Je suis arrivée trois ans plus tard. Quant à mon collègue, il n’avait que trois ans. Ce qui est intéressant, c’est que ce sont les enfants des soixante-huitards qui se mettent aujourd’hui à écrire l’histoire de l’événement.

On dit pourtant souvent que Mai 68 n’a pas existé en Suisse… Quel intérêt d’y consacrer un ouvrage?

CS: Il est faux d’affirmer cela. Comme le montrent les récentes recherches, Mai 68 a amplement trouvé sa place en Suisse. Et pas seulement dans les grandes villes. Beaucoup d’actions, souvent provocatrices, ont aussi eu lieu un peu partout dans des villes et des petites villes.

Justement, parlez-nous de Fribourg. Cette ville alors plutôt conservatrice a-t-elle aussi été une caisse de résonance de la contestation soixante-huitarde?

CS: Oui, absolument. Les étudiants de Fribourg ont même été les premiers à agir en Suisse même avant Mai 68. En avril 1968, Academia, l’organisation officielle des étudiants, incite à un grand boycott des inscriptions universitaires pour protester contre la hausse des taxes d’immatriculation. En même temps, les étudiants revendiquent une participation à la planification universitaire. Au final, l’importance de la mobilisation pousse le rectorat à renoncer à l’augmentation des taxes, mettant ainsi fin au boycott.

Cela donne-t-il lieu à une politisation vers la gauche des étudiants fribourgeois?

CS: Dans le sillage du boycott, on assiste à l’émergence de deux groupes progressistes et contestataires: l’un non marxiste, autoproclamé Troisième Force, l’autre plus radical, nommé Mouvement de libération (ML), constitué surtout d’étudiants tessinois. Troisième Force obtient la majorité des sièges lors des élections au Conseil des étudiants en juin 1968. Cela, aux dépens de la Société des étudiants suisses, une organisation de la droite conservatrice qui jouissait d’une importante représentation. Ce fut pour Fribourg une petite révolution. A la différence de Troisième Force, le ML cherche à se rapprocher de la cité et des ouvriers. Lors d’une journée portes ouvertes organisée à l’Alma mater par Academia pour susciter un dialogue entre étudiants, enseignants et citoyens, le ML s’invite à l’événement et le perturbe en scandant des slogans révolutionnaires. Pour le ML, il ne sert à rien de réformer l’université, car l’université est par essence « bourgeoise ».

Comment a réagi le rectorat à ces événements?

DS: Il a agi avec une certaine intelligence. Il n’a pas joué la carte de la répression et n’a pas pris de sanctions envers les fauteurs de troubles. Son but était, je cite: « Ne pas créer une catégorie de pseudo-martyrs et éviter qu’un certain esprit de solidarité ne grossisse le nombre de contestataires ». Les autorités universitaires ont tué la révolte naissante dans l’œuf en créant des commissions incluant des étudiants pour réfléchir à la politique universitaire. Elles ont aussi été assez fines pour diviser les mouvements étudiants et les affaiblir. En refusant l’établissement d’un rapport de forces, les autorités universitaires n’ont pas répété les erreurs qu’avaient commises d’autres universités dans les pays voisins. De ces commissions s’est dégagé un consensus: garantir la participation des étudiants et du corps intermédiaire. Une revendication qui a finalement été intégrée à la nouvelle loi sur l’université de 1970.

Une loi que vous dites novatrice en Suisse…

DS: Cette nouvelle loi a constitué un modèle important pour les autres universités en Suisse. Avec le recul, on peut dire que cet élément-là est le principal acquis de Mai 68 à Fribourg. En tout cas, en ce qui concerne la constellation académique. Jusqu’à aujourd’hui, les possibilités de participation des étudiants et du corps intermédiaire sont plus importantes à Fribourg quand on les compare à d’autres universités suisses.

Aujourd’hui, l’esprit de Mai 68 a disparu des universités, à Fribourg, comme ailleurs. Comment expliquez-vous cette réalité?

DS: Cela correspond au miroir de la société actuelle. A l’époque de Mai 68, les étudiants avaient davantage de débouchés professionnels. Aujourd’hui, ils pensent avant tout à se faire une place dans un monde professionnel bien plus tendu. Ils apportent donc davantage d’attention à leur propre personne qu’à une réflexion sur la société et au bien commun.

Propos recueillis par Samuel Jordan, La Liberté, 28 novembre 2012.