Joindre l’utile à l’agréable

Jardin familial et modes de vie populaires

Delay, Christophe, Frauenfelder, Arnaud, Scalambrin, Laure,

2015, 240 pages, 23 €, ISBN:978-2-88901-100-1

Faisant partie du paysage urbain depuis la fin du XIXe siècle, les jardins familiaux, appelés autrefois jardins « ouvriers », demeurent une réalité relativement méconnue, alors même que les villes tendent à redécouvrir leur rapport à la nature. Cet ouvrage entend combler cette lacune en donnant à voir, à partir d’une enquête de terrain, les manières diverses dont ces espaces sont appropriés par leurs usagers.

Format Imprimé - 28,00 CHF

Description

D’invention philanthropique et faisant partie du paysage urbain depuis la fin du XIXe siècle, les jardins familiaux, appelés autrefois jardins « ouvriers », demeurent une réalité relativement peu documentée, alors même que les villes tendent à redécouvrir leur rapport à la nature.

À partir d’une enquête de terrain réalisée dans trois groupements en Suisse romande, ce livre nous fait pénétrer dans ce monde en donnant à voir les manières diverses dont leurs usagers s’approprient ces espaces. Ainsi, on découvre comment la question des pratiques de loisirs « productifs » vient rencontrer celle de l’alimentation et de l’autoconsommation, de la vie familiale, de l’habitat et des formes de sociabilités et de solidarités pratiques. Sans céder à la tentation du pittoresque, l’enquête témoigne également de certaines « rivalités » entre usagers, qui représentent autant de tentatives pour maintenir une certaine respectabilité populaire.

L’entrée par le jardin permet au final de revisiter l’approche sociologique des milieux populaires.

Table des matières

Introduction: les « deux visages » du jardin ouvrier

Une enquête ethnographique

Partie I. Qui sont les jardiniers?
1. Caractéristiques sociales et conditions d’existence des jardiniers
2. Hypothèses de travail

Partie II. Ce que les jardiniers font dans leur jardin
3. Jardinier: un goût hérité de l’enfance qui s’actualise au moment de fonder son foyer
4. Jardinage et morale de l’activité
5. Un cadre de vie à soi hors des contraintes de la vie quotidienne
6. « Produire ou cultiver des légumes »? Ambivalences autour du jardinage et de sa fonction de « nécessité économique »
7. Le « plaisir » de manger les produits de son jardin
8. Les circuits de sociabilités: une forme d’entre soi protecteur
9. Des pratiques de voisinage sous « tension »

Conclusion

Glossaire

Bibliographie

Annexes

Presse

Dans la revue Tsantsa

Dans ce livre issu d’une enquête collective financée par la Direction de l’aménagement du territoire de l’Etat de Genève, Arnaud Frauenfelder, Christophe Delay et Laure Scalambrin étudient une activité de loisir (ou activité hors-travail) particulière: le jardinage sur les parcelles de terre mises à disposition par l’Etat via la Fédération genevoise des jardins familiaux (FGJF). Ce terrain d’enquête, qui rassemble majoritairement des ouvriers/ères et des employé-e-s, souvent de la fonction publique, sert pour les auteur-e-s de lieu d’observation des modes de vie des fractions « hautes » des classes populaires. En d’autres termes, en décrivant la manière dont ces maçons, gendarmes à la retraite, ou assistantes de soins cultivent, conservent et échangent leurs légumes et leurs fleurs, prennent leur repas et invitent leurs proches, les auteur-e-s cherchent à décrire la signification d’un ensemble de pratiques d’individus à la fois tendanciellement dominés au travail et créateurs ou légitimes dans leurs activités à côté de celui-ci. […]

Yassin Boughaba, Tsantsa,  No 21/2016  Page 177

Dans la Revue française de science politique 

L’ouvrage Joindre l’utile à l’agréable. Jardin familial et mode de vie populaire résulte d’une étude commandée et financée par les autorités étatiques d’aménagement du territoire du canton de Genève, précédant la relocalisation de sites de jardins familiaux. Arnaud Frauenfelder, Christophe Delay et Laure Scalambrin y restituent une enquête de terrain croisant méthode ethnographique et analyse sociologique, menée sur un temps relativement court – neuf mois – au sein de trois groupements de jardins familiaux de la Fédération genevoise des jardins familiaux (FGJF) en Suisse, de mai 2010 à janvier 2011.
Une première originalité de cette restitution est son objet même: les auteur.e.s le soulignent, les jardins familiaux ne font l’objet que de rares enquêtes. Parce qu’ils relèvent presque de la « propriété privée », il existerait une difficulté à entrer sur le terrain; mais surtout, si les études consacrées aux classes populaires connaissent un regain d’intérêt depuis le début des années 2000 (au regard des travaux de l’Association française de sociologie, par exemple), l’intérêt porté à la vie quotidienne de ces classes populaires est plus rare (les analyses portent plus volontiers sur la restructuration de ces classes populaires, le cumul des inégalités dont elles sont porteuses, ou encore de la sphère du travail et de la mobilisation). C’est dans ce contexte que les auteurs justifient leur démarche: documenter « par le bas » la réalité sociale des jardins familiaux, avec une volonté marquée de donner à voir la complexité des usages de ces espaces au quotidien.
Le financement de l’enquête par des autorités étatiques au préalable de la délocalisation de certains des sites d’enquête, et le regard porté sur des sociologues « savant.e.s » au service de ces autorités et sur lesquels il serait tentant de faire « bonne impression » sont autant d’éléments qui auraient pu entraver la démarche d’immersion dans le terrain. Ces conditions particulières de production de l’étude n’ont toutefois pas pénalisé l’enquête, de par la nature même de la méthode employée: indépendance de la démarche d’analyse, affiliation institutionnelle des sociologues, souci de rendre compte du quotidien méconnu des jardinier.ère.s en leur donnant la parole; autant d’éléments qui, sans effacer toute méfiance, ont permis de tisser des liens de confiance entre enquêtrice.eur.s et enquêté.e.s.
Au travers des parcours individuels et collectifs des usager.ère.s, les auteur.e.s ont cherché à comprendre: les raisons de la présence des jardinier.ère.s au sein des jardins et leur relation aux activités de jardinage; les « champs d’expériences concrètement vécues au jardin » soit les différentes pratiques, activités, aspirations et attentes engagées autour de l’usage des jardins familiaux et les significations qu’elles engagent pour les usager.ère.s; et enfin les relations qui se nouent entre les populations usagères, et les significations qu’elles revêtent. Ils interrogent ainsi ce que partagent les jardinier.ère.s en termes de « pratiques quotidiennes » aussi bien qu’en termes de « destin collectif »: les conditions d’existence passées et présentes doublées d’ »effets de trajectoire » individuels des jardinier.ère.s, leur contribution
dans le façonnement des « attitudes » ou inclinations pour le jardinage et leur matérialisation en des pratiques concrètes.
Les jardinier.ère.s partagent ainsi un héritage familial associé au monde rural qui explique leur goût pour les activités de jardinage et le travail de la terre. Face au déracinement qu’implique l’exode rural, le jardin joue le rôle d’accompagnateur entre vie paysanne et vie citadine. Les sites de jardins familiaux relèvent alors d’espaces d’entre-soi des classes populaires, des « marchés francs » où la cohésion domestique se renforce autant que celle du groupe, bien que composés de personnes issues de cultures, d’horizons variés.
Ils permettent de reconstituer un ensemble de conditions de coexistences et de valeurs partagées matérialisées par des formes de sociabilité, de solidarité et d’entraides qui, si elles peuvent relever d’un certain « pragmatisme populaire », permettent néanmoins l’affirmation de cette cohésion.
Par-delà les trajectoires communes, le jardin familial ne fait pas l’économie d’enjeux de luttes distinctives. Toutes les relations n’y sont pas horizontales: des tensions se cristallisent autour d’une certaine « morale du travail productif », d’une conception du « propre et de l’ordre » ou de différences dans les modes de vie relevant des trajectoires individuelles des jardiniers. Mais plus que ces tensions somme toute anecdotiques, les auteur.e.s veulent surtout donner à voir « la relative cohérence d’un mode de vie partagé auprès des milieux populaires concernés » qui va jusqu’à la diffusion d’un « modèle normatif » de la bonne jardinière et du bon jardinier, le jardin familial revêtant autant une « fonction de protection et d’intégration » que de « normalisation et de contrôle social ». Leur attention se porte plus volontiers sur des enjeux de démarcation symbolique d’avec l’extérieur, par exemple les classes populaires urbaines où les institutions et leurs représentant.e.s, et sur les stratégies identitaires qui visent à « homogénéiser » les différences internes.
Pour explorer la diversité des pratiques des enquêté.e.s, les auteur.e.s utilisent trois outils classiques de l’enquête sociographique: entretiens qualitatifs approfondis, description dense des pratiques observées et des discours recueillis, et analyse de sources documentaires. Soucieux de multiplier les angles de vue pour ne pas perdre la complexité des phénomènes sociaux engagés, ils paraphrasent Flaubert pour rappeler continuellement leur volonté de « bien peindre le banal », de mettre au centre de l’approche sociologique « les choses de la vie quotidienne les plus banales ». Se réclamant de l’approche praxéologique de Bourdieu, ils veulent s’appuyer sur une démarche d’enquête de type hoggartienne, adoptant une perspective résolument « compréhensive » et portant une attention « quasi clinique » aux nuances de la vie quotidienne, avec le souci affiché de ne pas confondre la « logique des choses ordinaires » avec la « logique savante » qui pourrait mener à recourir à des outils théoriques trop éloignés du niveau d’observation. En croisant des données ethnographiques et statistiques permettant d’établir un profil des jardinier.ère.s, il.elle.s cherchent à vérifier grâce à ces données empiriques certaines hypothèses issues de la sociologie de la socialisation, de la reproduction, ou des formes de transmission culturelle intergénérationnelle.
Dans les faits, le temps court de l’enquête (neuf mois) et les choix méthodologiques opérés, ou encore les corpus de textes, largement ancrés dans la discipline sociologique, sélectionnés pour appuyer leurs analyses, éloignent les enquêt.rice.eur.s d’une démarche ethnographique rigoureuse. Entretiens, analyse statistique et matériel bibliographique sont mis à l’honneur, au détriment de temps de description dense: rares sont les descriptions détaillées et les extraits de carnets de terrain concernant la configuration des jardins potagers, l’aménagement des cabanons, le déroulement d’un repas ou d’un temps de convivialité à la buvette; les photographies insérées à l’ouvrage sont finalement peu commentées, dissociées de la démonstration. Autant d’éléments qui auraient pu appuyer et étayer la description des processus de recomposition des milieux populaires, objet de leur enquête.
Ces lacunes sont compensées par l’insertion de généreux extraits d’entretiens, point de départ des auteur.e.s et à partir desquels il.elle.s construisent leur démonstration et qui leur permettent avec succès de « donner la parole » aux enquêté.e., comme il.elle.s en expriment le souci. Les auteur.e.s donnent ainsi à voir non pas seulement les parcours de vie, les pratiques quotidiennes et les réseaux d’interrelations tissés aux jardins, mais les discours portés sur ces parcours, pratiques et interrelations.
Ces jardins familiaux ont donc été tournés en « laboratoire » d’observation des classes populaires, révélateur d’un mode de vie où se joue l’appropriation des conditions d’une « existence dominée » pour y maintenir du sens et où est défendu un sens certain de l’ »honneur » matérialisé par l’entretien d’un potager (compétence technique, morale du courage) qui s’expose, se donne à voir, donc où s’organise une certaine « mise en scène » de soi. Oscillant entre lieu de production maraîchère et espace d’agrément, variables ajustées au statut socio-économique des jardinier.ère.s, l’utile (dimension pragmatique, travail de production nécessaire, [auto]contrainte) se révèle ici indissociable de l’agréable (dimension hédoniste, loisir).
Croisant données de terrain, matériaux quantitatifs (profil des jardinier.ère.s, restitution des légumes et des quantités produites ou encore des types d’aliments consommés sous forme de listes et de tableaux) et comparaison avec des monographies de terrain analogues, les auteur.e.s ont pu revisiter certaines lectures du « populaire », entre pérennisation de certaines valeurs et changements, reconfiguration de la distinction entre le  » eux » et le « nous ». Alliant perspective légitimiste et perspective relativiste, il.elle.s mettent autant en lumière les rapports de domination qui viendraient contraindre les modes de vie et les valeurs populaires, que les marges de manoeuvre dont disposent les classes populaires, façonnant ces modes de vie et ces valeurs portées comme autant de réponses originales et positives à certaines de ces contraintes.

Elsa Bernot, Revue française de science politique, vol. 66, No 6, 2016, pp. 1004-1006

 

Dans la revue en ligne Lectures / Liens Socio

Sous le double effet des formes de philanthropie développées par le christianisme social et des théories de l’hygiénisme, les jardins ouvriers avaient fleuri dans les métropoles de la fin du XIXe siècle. Répondant à l’impérieuse nécessité de réguler des classes laborieuses déracinées, mobiles et considérées comme dangereuses1, ces jardins s’inscrivaient dans le sillage des préoccupations d’alors autour de la constitution d’une classe ouvrière respectable et imprégnée des valeurs de la famille. Depuis les années 1950 et 1960, l’expression de « jardins familiaux » s’est substituée à celle de « jardins ouvriers », témoignant par là des nouvelles fonctions d’agréments ou de loisirs que ces espaces pouvaient revêtir à l’heure de la reconfiguration des catégories populaires lors des Trente Glorieuses. Les années 1980 ont quant à elle scellé l’articulation du jardin familial avec des préoccupations urbanistiques, écologiques et de réinsertion sociale, avant que ce modèle ne soit concurrencé dans les années 2000 par d’autres formes de jardins (jardins partagés, potagers urbains, community garden, etc.). En prenant explicitement le contrepied du discours officiel des aménageurs et des autorités publiques, Arnaud Frauenfelder, Christophe Delay et Laure Scalambrin cherchent à saisir « par le bas » ces espaces d’investissement subjectif par excellence que sont les jardins familiaux, en étant attentifs aux pratiques sociales les plus banales de la vie quotidienne et aux représentations que les individus attachent à ces pratiques. L’étude de l’appropriation des jardins familiaux au quotidien a été permise par une enquête de terrain particulièrement dense au sein de trois groupements de jardins à Genève (Le Temple, la Plaine-des-Renards et Le Grand-Chêne), faisant tous partie de la Fédération genevoise des jardins familiaux (FGJF). À partir d’observations directes in situ et d’entretiens semi-directifs approfondis, les sociologues ont voulu restituer la complexité des formes d’appropriation d’espaces tantôt loués pour leurs vertus salvatrices – le retour à un Eden perdu –, tantôt dénoncés du fait de certaines pratiques potagères peu durables. En pénétrant dans le microcosme social du jardin familial, c’est un pan tout entier de la culture matérielle et du monde privé des classes populaires qui est susceptible d’être révélé.

La première partie du livre, constituée de deux chapitres, révèle la méthodologie employée, les caractéristique sociales des jardiniers ainsi que les hypothèses de travail. Les sociologues soulignent la quadruple spécificité sociale des personnes interrogées: la prédominance des classes populaires, dans leur acception la plus large et quand bien même ce concept à « géométrie variable » est encore l’objet de discussions sur ses frontières; la surreprésentation masculine, du fait d’une partition genrée où les schèmes de perception dichotomiques opposant l’intérieur (féminin) à l’extérieur (masculin) demeurent prégnants chez ces catégories populaires; l’importance quantitative des personnes d’origine étrangère, qu’il s’agisse des Portugais, des Espagnols, des Italiens et des ressortissants de l’Europe de l’est; enfin, la forte proportion de retraités et d’actifs de 31 à 65 ans avec deux ou trois enfants. Mais c’est véritablement le lien que ces personnes nouent avec la terre qui finit d’homogénéiser le groupe étudié, puisque la quasi-totalité des interrogés a grandi à la campagne.

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, les sociologues suisses restituent minutieusement les contextes de socialisation primaire ayant pu influencer l’activité jardinière postérieure. Dans la mesure où la majorité des familles est issue du monde rural, le jardin familial apparaît moins comme la manifestation d’un choix purement désintéressé ou d’une inclination quelconque que comme l’actualisation de comportements obligés délimitant le régime de justification éthico-moral de ces pratiques. Les activités socialisatrices de l’enfance font ainsi se chevaucher obligation, sens du devoir et inculcation progressive d’un attachement affilié aux valeurs de la terre. Le passage d’une situation de contrainte à une situation d’autocontrainte où l’on s’adonne à l’activité par goût pour la chose témoigne ainsi d’un processus d’incorporation et d’intériorisation de normes et de comportements, qui trouvera son actualisation lors d’une forme de déracinement géographique et culturel, à savoir l’arrivée en ville – ici, à Genève. Bien que les jardiniers versent un loyer de 400 francs à la FGJF, ils manifestent tous le besoin d’investir ces parcelles du sens de la propriété en créant un groupe permanent, uni par des relations sociales pérennes, même si le modèle du jardin avec cabanon s’éloigne du modèle de la propriété paysanne et se rapproche des formes de villégiature de la maison de campagne, imprégnées de modestie sociale. Les enquêtés souhaitent disposer d’un cadre de vie qui leur soit propre et d’un temps à pouvoir investir librement. Devant composer avec un réseau de contraintes professionnelles (tâches répétitives, cadences de travail, horaires stricts à respecter, travail de nuit) et immobilières, puisque les jardiniers vivent souvent dans des logements exigus et sont fréquemment exposés aux nuisances sonores, les personnes interrogées trouvent dans le jardinage la possibilité d’un travail recomposé et la réaffirmation de leur maîtrise sur un processus de production complet, loin du travail en miettes qui rythme leur quotidien.

On comprend dès lors mieux pourquoi le jardinage est investi de significations multiples et en quoi l’ethos populaire valorise un « surtravail domestique ». Les sociologues brillent à montrer comment les classes populaires valorisent l’activité au jardin par opposition à l’inactivité et à l’oisiveté parées des vices les plus pernicieux, dont le temps passé au bistrot ou devant la télévision constitue le corollaire. Cette dichotomie entre un temps utilitariste et un temps mort – sur lequel plane la menace de la déchéance – structure par ailleurs l’opposition que les jardiniers dressent entre le bon jardinier, actif et cultivant son jardin selon l’adage de Voltaire, et le mauvais jardinier, laissant son lopin de terre en friche. Au fond, c’est bel et bien la logique de l’honneur qui prévaut dans les relations communautaires au jardin, car les trois auteurs relèvent la fierté d’exhiber son travail achevé et d’affirmer ce travail pour soi.

Outre la dimension productive du jardin familial, il ne faut pas omettre les circuits de sociabilité permettant la constitution d’un entre-soi protecteur, puisque « le jardin familial renvoie à un ensemble de conditions de coexistence partagées spécifiques qui façonnent des formes de sociabilités diverses, rendent possible et favorisent certaines interactions, certains comportements, certains échanges » (p. 141). La promiscuité spatiale des parcelles permet donc la formation d’une microsociété articulée autour d’interdépendances sociales multiples, et le fait d’être à la fois observateur et observé contribue à certaines formes d’autocensure et d’autodiscipline afin de préserver les logiques de respectabilité – avoir un beau jardin – qui prévalent. Les relations de voisinage sont ainsi structurées en fonction de commodités pratiques renvoyant à une forme de pragmatisme populaire. Les conseils horticoles et les biens circulant entre jardiniers inscrivent les échanges dans un système de réciprocité mettant en jeu l’honneur du donneur et du receveur. Les codes d’interaction induisent dès lors des règles tacites à ne pas transgresser: il est informellement interdit de demander, mais il est toléré d’accepter un produit offert, d’autant plus que le receveur sera lui-même en situation de donner. Cependant, les sociabilités dépassent le cadre du don/contre-don, puisque la vie au jardin est scandée par les rituels de la convivialité populaire que sont les apéritifs et les barbecues, autant de « protections rapprochées » et de manifestations d’un hédonisme du quotidien dont Richard Hoggart avait déjà esquissé les fondements chez les classes populaires anglaises2. Ces pratiques de sociabilités s’inscrivant dans une relation généreuse et familière, « c’est-à-dire à la fois simple et libre que le boire et le manger en commun favorisent et symbolisent »3  ne sont pourtant pas dénuées d’ambivalence, et c’est le mérite du dernier chapitre que de montrer qu’en dépit des rites d’interaction festifs et conviviaux, les jardins familiaux ne sont pas exempts de tensions. Si peu de conflits ouverts ont été relevés par les sociologues, tous ne partagent pas la même conception du jardin ni les mêmes modes de vie, ce qui rend nécessaire la négociation d’une bonne entente et d’une juste cohabitation. Outre le bruit, la fumée des barbecues et autres nuisances qui sont perçues comme telles par certains jardiniers, les circuits et canaux de commérage n’en demeurent pas moins redoutables dans leur capacité à créer de l’altérité – le bon contre le mauvais jardinier – et à classer ou distinguer. La mise en avant de la tension entre le jardin comme espace d’intégration sociale et en même temps comme terrain de divisions est vraisemblablement l’élément le plus novateur de l’ouvrage, qui aurait d’ailleurs gagné à l’explorer davantage.

L’intérêt monographique de l’enquête est indéniable, et la mobilisation des travaux de Pierre Bourdieu, Richard Hoggart, Olivier Schwartz et de Florence Weber permet d’offrir une relecture du « populaire » féconde car attentive à peindre avec précision le banal et à prendre au sérieux les choses du quotidien. Mais cette richesse bibliographique constitue aussi, paradoxalement, le point faible de l’ouvrage. Alors même que les travaux de Florence Weber sur les potagers dans la France du XXe siècle ou ses travaux d’ethnographique ouvrière4 sont cités presque à toutes les pages, on peine à saisir par contrecoup quelles conclusions novatrices ont pu être avancées, hormis des nuances apportées aux analyses de Hoggart. Ces réserves étant émises, la lecture de cet ouvrage s’avère particulièrement stimulante à un double titre: tout d’abord parce que les auteurs prennent le soin de donner la parole aux subalternes en restituant de nombreux extraits de leurs entretiens, et ensuite parce que, sans tomber dans le pittoresque, ils peignent avec acuité l’univers matériel du jardin familial genevois.

  Jan SynowieckiLectures [En ligne], Les comptes rendus, 23 février 2016, URL: http://lectures.revues.org/20198

1. Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIXe siècle, Paris: Plon, 1958.

2. Richard Hoggart, La culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris: Éditions de Minuit, 1970 [traduction Françoise et Jean-Claude Garcias, Jean-Claude Passeron].

3. Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris: Éditions de Minuit, 1979, p. 200.

4. Florence Weber, L’honneur des jardiniers. Les potagers dans la France du XXe siècle, Paris/Belin: 1998 et Florence Weber, Le travail à-côté. Étude d’ethnographie ouvrière, Paris: INRA/EHESS, 2001 [1989].

 

Les jardins familiaux sous la loupe

Arnaud Frauenfelder, Christophe Delay et Laure Scalambrin – trois sociologues – ont effectué une recherche intitulée emblématiquement Joindre l’utile à l’agréable. Jardin familial et modes de vie populaire, sur mandat des autorités étatiques genevoises compétentes, afin de cerner ce qui se vit dans ces regroupements. 

Pratique populaire 

L’objectif était de chercher à comprendre, à mettre des mots sur une réalité, enfin à « bien peindre le banal », suivant une formule que les auteur·e·s ont faite leur. Pour cela, une approche ethnographique a été choisie, basée sur des entretiens, des observations et une analyse documentaire. Les chercheurs ont étudié ce milieu social avec minutie, attentifs aux parcours de vie des usagers, au tissu des relations sociales qui se nouent et au rapport de la vingtaine de personnes formant l’échantillon avec le jardinage. Les auteur·e·s insistent sur l’importance des origines sociales mises en évidence lors des analyses résultant de l’étude. Ils décrivent bien une pratique populaire, et aussi avant tout masculine. De plus, la notion de trajectoire est importante. Les enquêtés viennent de milieux ruraux. L’acquisition de ce lopin de terre constitue ainsi une forme d’accompagnement à la dépaysannisation et à l’arrivée en milieu urbain, un substitut à la petite propriété, une réponse à un logement où l’on se sent à l’étroit. Une éthique propre à l’activité voit le jour. Être un bon jardinier équivaut à bien entretenir son coin de terre, le contraire étant indice de déchéance. Il faut aussi cultiver les relations de voisinage par des moments de convivialité ou en proposant quelques produits de son cru. 

Microcosme social 

Le jardinage se situe entre un gagne-pain et un passe-temps. Les membres des classes populaires sont les plus sensibles à l’aspect économique et donc aux produits des cultures. Cela permet aussi d’exercer un loisir moins dispendieux que la fréquentation régulière des cafés par exemple. Pour les usagers issus des classes moyennes, l’aspect divertissant prend plus d’importance. Des différences existent également entre sexes dans la répartition des tâches suivant l’effort physique, le type de travail à accomplir, les végétaux cultivés… Le lecteur non initié a ainsi l’occasion de découvrir tout un microcosme social, une forme d’expression de la culture populaire souvent liée aux migrations. Les auteur·e·s font également un usage intéressant de la littérature de référence, comparant leurs résultats à d’autres travaux, ce qui permet généralement de souligner de fortes convergences. L’originalité de cette recherche tient pour une grande partie au sujet, peu traité, notamment dans les médias, ou alors souvent lors de projets d’aménagement du territoire menaçant parfois l’existence de ces territoires ou impliquant un déménagement. Même au sein des sciences sociales, la rareté demeure. Par sa pertinence et ses résultats, cette étude donne pourtant envie de poursuivre ses lectures sur des thématiques semblables.

Fabrice Bertrand, syndicom, le journalN° 12, 18 décembre 2015, p. 13

 

Des sociologues au jardin 

Créés dans la seconde partie du XIXe siècle, les jardins ouvriers avaient pour vocation première d’encadrer la « masse flottante dangereuse » que constituaient alors aux yeux des pouvoirs publics les très nombreux paysans migrant vers les villes pour y tenter leur chance. Depuis, la fonction de ces espaces conciliant potager et abri a beaucoup évolué. Lieu d’agrément à partir des années 1960, époque qui voit des chalets relativement élaborés succéder aux constructions de bric et de broc qui dominaient jusque-là, ces jardins sont aujourd’hui revêtus d’une fonction urbanistique et environnementale. Mais qu’en disent ceux qui les utilisent aujourd’hui? Basée sur une série d’entretiens réalisés in situ afin de comprendre comment ces espaces sont investis pratiquement et symboliquement, la présente étude montre que les jardins familiaux charrient toute une série de représentations et de comportements qui vont bien au-delà de la passion pour la culture des petits pois. Reflétant un mode de vie caractérisé par des pratiques d’autoconsommation, un certain rapport à la propriété – les jardins étant perçus comme un « entre soi protecteur » – le goût pour des loisirs modestes, ils permettent en effet à des individus le plus souvent soumis à des formes de domination multiples dans leur vie quotidienne de conférer un supplément de sens à leur existence. Ils jouent par ailleurs un rôle qui peut s’avérer considérable en termes de réputation et de statut social, même si, comme le soulignent les auteurs, le regard porté sur ces lieux varie fortement selon les utilisateurs concernés. Enfin, les jardins familiaux constituent également un champ d’étude relativement peu défriché qui permet de revisiter la perception du « populaire » dans nos sociétés, en mettant notamment en évidence le poids tant démographique que culturel que le phénomène de la migration joue dans la dynamique évolutive des classes dites « populaires ».

Vincent Monnet, Campus, No 123, décembre 2015, p. 50

 

Jardin familial et modes de vie populaires

« Joindre l’utile à l’agréable »… Une expression bien tentante pour tout un chacun…

Tel est l’attractif titre principal d’un ouvrage qui vient de paraître aux Editions Antipodes, à Lausanne, Collection Existences et Société, sous la plume d’Arnaud Frauenfelder et Christophe Delay, docteurs en sociologie, et Laure Scalambrin, sociologue.

Le jardin familial en Suisse romande

Les auteurs se sont penchés sur le thème du jardin familial en Suisse romande. Ils ont en particulier porté leur attention sur trois groupements genevois-types, surnommés Le Temple, La Plaine des Renards, Le Grand Chêne.

En outre, ils ont réalisé une étude dans le cadre de la création de l’aire de Champ Bossu et du déplacement de Plan-les-Ouates.

Sur le terrain

L’approche des auteurs allie théorie et pratique et ils n’ont ménagé ni leur temps ni leur peine… Loin de se contenter de consulter des ouvrages et des archives, ce qui représente déjà une tâche considérable, ils sont allés régulièrement « sur le terrain » et se sont entretenus à de nombreuses reprises avec des jardiniers durant neuf mois. A la fois le temps d’une saison de jardinage et d’une gestation humaine.

Jardiniers sous la loupe

Fruit d’une étude minutieuse, l’ouvrage témoigne donc des multiples aspects de la vie actuelle dans nos jardins familiaux et en donne les enjeux de façon claire et précise. Il livre également le profil des jardinières et jardiniers des groupements contemporains et en dresse en filigrane la carte d’identité.

Des questions comme s’il en pleuvait…

Les jardinières et jardiniers interrogés dans le cadre de l’étude avaient à répondre à de multiples questions touchant à leur statut social et à leur pratique du jardinage: Journée typique au jardin, Périodes et temps de présence, Accompagnants éventuels, Plantes cultivées et raisons des choix, Répartition des rôles familiaux dans la gestion de la parcelle (soins aux plantes, achats de semences et outils), Budget, Utilisation des récoltes, Surfaces consacrées aux plantes d’ornement par rapport aux plantes vivrières, Origines des savoir faire, Mets cuisinés après la récolte, Qui cuisine et à quelle occasion, Occupation des enfants, Utilisation de la parcelle pour les loisirs et rencontres, Motif d’acquisition de la parcelle, Liens des ascendants avec les métiers de la terre, Activité professionnelle principale, Relations avec le voisinage et le comité, Modes de transport entre domicile et groupement, Loisirs hors jardinage, Importance accordée à l’alimentation, Ressenti face aux réglementations, Age, Nationalité, Santé…

Comme on le voit, aucun domaine n’a échappé aux investigations des interwieveurs.

Genèse de nos jardins

D’inspiration philanthropique, les jardins ouvriers (nom primitif des jardins familiaux) ont été installés dans les villes dès la fin du XIXe siècle, avec le louable objectif de permettre à la population laborieuse de cultiver des produits de la terre frais et sains.

D’une manière générale, il s’agissait d’améliorer la santé des couches populaires, à une époque où la forte natalité n’augmentait guère la durée de vie moyenne des habitants, confrontés à de pénibles conditions d’existence.

Une société en mutation

Au fil des pages, l’ouvrage retrace les grands bouleversements d’une société en mutation, berceau de celle que nous connaissons aujourd’hui.

Les auteurs nous convient à la découverte des débuts et du développement de nos jardins familiaux. Ils nous invitent à les suivre en ouvrant la grille du jardin et à pénétrer dans la réalité des premiers potagers, qui furent pour beaucoup garants d’une vie enfin meilleure.

A la découverte des humbles

En leur compagnie, partons à la découverte de la petite histoire des humbles gens, trop discrète dans le fracas de la grande histoire des puissants…

Simone Collet, Le Jardin familial/Gartenfreund, 12/2015

 

« Ceux qui se détournent des choses simples pour de soi-disant grandes idées ou grandes œuvres perdent une part notable de ce qui donne son prix à la vie »

George Orwell écrivait: « Je pense qu’en conservant l’attachement de son enfance à des réalités telles que les arbres, les poissons, les papillons et (…) les crapauds, on rend un peu plus probable la venue d’un avenir pacifique et honnête… » Il indiquait ainsi l’importance qu’il fallait selon lui accorder aux choses simples, celles qui sont la source des vrais plaisirs de la vie quotidienne.

[…] Combien le jardinage est source de joies est rappelé dans un ouvrage captivant, suisse romand de surcroît, paru récemment sous le titre Joindre l’utile à l’agréable, jardin familial et modes de vie populaires. On y voit comment, en plus d’apporter quelques ressources alimentaires aux familles, le jardinage est une occasion d’exercer un travail qui intéresse et dont on a la maîtrise. On y voit aussi comment les jardins familiaux équipés de cabanes sont des lieux de sociabilité où la famille et les amis se réunissent pour des repas festifs, alors que des liens s’instaurent aussi entre voisins: « Là mon voisin qui m’appelle. ‘Ecoute on va boire un verre’. Et des fois on boit cinq ou six et … Je dis: ‘Merde, j’ai rien fait!’ Mais quand-même, j’ai passé un bon moment… C’est plus important… » (p. 163). L’aspect social des jardins avec les échanges entre voisins n’est pas si différent des contacts qu’on peut avoir au bistrot, où l’on vient boire l’apéritif et échanger des propos où la plaisanterie (voire une certaine moquerie, le charriage) joue un grand rôle. […]

Jean-Marie Meilland, Gauchebdo, 27 novembre 2015

 

Dans la revue Anthos

L’objectif de cette collection, « témoigner de la diversité des vies quotidiennes, des sensations, des sensibilités, tout en les rapportant à l’histoire et à la collectivité » a été atteint pour le domaine décrit dans cet ouvrage. La publication présente les résultats d’une recherche effectuée en 2010/2011, soutenue par la Direction générale de l’aménagement du territoire de l’Etat de Genève avec la collaboration de la Fédération genevoise des jardins familiaux FGJF. Les trois auteurs sont sociologues (à la Haute Ecole de travail social à Genève, la Haute école de travail social et de la santé EESP à Lausanne, et à l’Université de Fribourg), ils regardent le jardin familial à l’aide de leurs méthodes spécialisées, évidemment, non avec les yeux des concepteurs de jardins.Ils comblent en effet une lacune, car les jardins familiaux, autrefois appelés jardins « ouvriers », demeurent aujourd’hui une réalité relativement peu documentée. A partir d’une enquête de terrain, ce livre nous fait pénétrer dans le monde des jardins familiaux en donnant à voir les manières diverses dont leurs usagers s’approprient l’espace. Il nous permet de découvrir des formes de sociabilités et de solidarités pratiques, et – sans céder à la tentation du pittoresque – témoigne de certaines « rivalités » entre usagers qui représentent autant de tentatives pour maintenir une « respectabilité populaire ». Et si l’ouvrage est bien une suite de lathèse de doctorat de Laure Scalambrin – un titre de chapitre comme « Les circuits de sociabilités: une forme d’entre soi protecteur » fait entrevoir la profondeur des réflexions des spécialistes du vivre ensemble – d’autres sous-titres (par exemple « Du jardinage au commérage », …) nous ne donnent qu’une envie: de plonger dans cette enquête ethnographique. 

Stéphanie Perrochet, Anthos, 4/2015, p. 76