De l’école à la scène

Entrer dans le métier de comédien·ne

Moeschler, Olivier, Rolle, Valérie,

2014, 222 pages, 23 €, ISBN:978-2-88901-098-1

Cet ouvrage propose une analyse des débuts de carrière dans le théâtre, un univers artistique à la fois saturé et toujours en quête de sang neuf. Plutôt qu’une perspective d’en haut, celle du pouvoir, des décideur·e·s ou des administrateurs et administratrices, c’est la voix des comédiens et des comédiennes récemment diplômé·e·s et le récit de leur quotidien professionnel que ce livre privilégie. Les résultats de cette enquête renvoient aux tensions auxquelles sont confronté·e·s ces jeunes professionnel·le·s entre opportunités et précarité, art et artisanat, vocation et incertitude.

Format Imprimé - 28,00 CHF

Description

Depuis le mouvement de tertiarisation des formations supérieures, la question de « l’insertion professionnelle » a gagné en importance. La situation dans les professions artistiques reste peu investiguée. Comment comprendre alors le formidable pouvoir d’appel exercé par ces métiers pourtant réputés précaires?

Au travers du cas des comédiens et des comédiennes issu·e·s de la Manufacture, seule haute école de théâtre active en Suisse romande, cet ouvrage prend le parti d’interroger le phénomène, non pas comme un problème politique ou économique, mais sous un angle sociologique, existentiel et critique.

Détenir un titre de haute école spécialisée fait-il une différence sur le marché? Y a-t-il des stratégies et des circonstances d’entrée dans le métier respectivement plus payantes ou favorables que d’autres? Bref, comment s’en sortir? Et comment garder foi et goût dans le théâtre alors que le maintien en emploi demeure plus qu’incertain?

En examinant les conditions structurelles, institutionnelles et individuelles d’arrivée dans le métier, ce sont les configurations et les profils spécifiques aux débuts de carrière dans un univers artistique à la fois saturé et toujours en quête de sang neuf que ce livre propose de mettre au jour.

Table des matières

Introduction

Étudier les arts, explorer le théâtre

  • Des origines d’un domaine d’études: les professions artistiques
  • La transition de l’école à la scène, entre marchés et réseaux
  • L’entrée dans le métier: état de la situation en Suisse
  • Le terrain des comédien·ne·s, méthodologie d’enquête

Fabriquer des comédien·ne·s

  • Une nouvelle école de théâtre dans le champ francophone
  • Produire la singularité: le travail de sélection des candidat·e·s
  • « Tertiariser » la formation: des modèles d’apprentissage paradoxaux
  • Baliser l’incertain: préparer à l’entrée dans le métier
  • Quitter l’école, une perspective réjouissante et angoissante

Trouver des engagements

  • Le travail invisible de recherche de travail: des stratégies hiérarchisées
  • Un modèle entrepreneurial: créer ses propres opportunités de travail
  • Privilégier la rencontre: développer et cultiver ses contacts
  • Communiquer sur soi, l’autopromotion en question

Se faire élire

  • La prévalence de processus d’élection informels
  • Les critères de l’élection: entre performance, affinité et naturalisme
  • La force des réseaux: entretenir et élargir les cercles théâtraux
  • L’école comme tissu d’opportunités professionnelles

Savoir collaborer

  • La triple dimension des relations de travail
  • L’apprentissage et la gestion des relations de pouvoir
  • Une division des tâches claire pour de bons rapports de travail
  • « Créacteurs » versus « interprètes »: une fausse opposition?

Diversifier pour durer

  • La diversification des activités: des profils protéiformes
  • Régir les sphères de l’activité et leurs tensions
  • Arbitrer le temps: prioriser, répartir et organiser au quotidien
  • Se maintenir ou quitter: le double tranchant des incertitudes

Conclusion

Postface. De l’école à la scène: contradictions fertiles

Liste des figures

Références citées

Presse

Dans la Revue suisse de sociologie

Les conditions d’entrée dans un métier réputé précaire et la période transitoire entre formation et profession artistique sont des terrains sous-investigués en Suisse. L’enquête de Valérie Rolle et Olivier Moeschler apporte donc une contribution importante à l’analyse sociale des métiers artistiques et de la formation professionnelle initiale. De l’école à la scène est le produit d’une enquête réalisée dans une école de théâtre, la Manufacture, sise à Lausanne. À partir d’une population restreinte de soixante individus, les sociologues couvrent de façon exhaustive les quatre premières promotions issues de l’école, entre 2006 et 2010. À l’intersection d’une sociologie des arts, de la culture et du travail, la recherche prend appui sur une méthodologie mixte et s’ordonne autour de six chapitres qui pourraient être synthétisés en trois grands axes analytiques: la fabrique des comédien·ne·s, l’entrée dans le métier et le maintien par la diversification.

Dans les deux premiers chapitres du livre, « étudier les arts, explorer le théâtre » et « fabriquer des comédien·ne·s », les auteur·e·s prennent appui sur des enquêtes antérieures pour montrer comment la position sociale des apprenti·e·s comédien·ne·s s’inscrit dans plusieurs paradoxes (caractère vs. malléabilité, singularité vs. exemplarité, entrepreneuriat vs. interdépendance). Le « problème social » de l’insertion professionnelle est finement analysé: Valérie Rolle et Olivier Moeschler montrent en effet que cette question émerge en même temps que le processus de réforme de l’enseignement supérieur européen et qu’il touche une catégorie, « la jeunesse ». La division entre jeunes et vieux permet de produire un ordre et d’imposer des limites à l’intérieur du champ. Celui du système théâtral a aussi ses lois spécifiques, comme le montrent les auteur·e·s en abordant le rapport entre les comédien·ne·s qui sont sortis de la Manufacture et les autres, notamment les représentant·e·s, plus âgé·e·s, d’un théâtre « traditionnel ». Socialement et culturellement bien doté·e·s, les étudiant·e·s de la Manufacture ne doivent pas pour autant être de « bons élèves ». Dans cette école, on cherche des « créacteurs », des « personnalités » suffisamment malléables, toutefois, pour s’inscrire dans une « mouvance théâtrale » aussi qualifiée de « famille esthétique » (p. 58). Le patrimoine n’est transmis qu’à ceux et celles qui sont jugé·e·s dignes d’être élu·e·s.

Les chapitres trois et quatre, « trouver des engagements » et « se faire élire » abordent précisément la question des conditions de possibilité sociales de cette élection. L’engagement est défini selon trois idéaux: l’idéal intermittent, l’idéal de la troupe et l’idéal artistique, eux-mêmes articulés à trois rhétoriques, expérientielle, déontologique et ascétique (p. 129). La triple dimension (économique, relationnelle et esthétique) de la catégorisation proposée éclaire les savoir-faire et savoir-être développés dans les deux derniers chapitres du livre (« savoir collaborer » et savoir « diversifier pour durer »). La polyactivité apparaît comme une nécessité pour se maintenir dans le métier. Dans ces conditions, comme le soulignent les auteur·e·s, les comédiennes, dont la présence est surnuméraire sur le marché, sont confrontées à une concurrence et au système de distribution des rôles fondé sur un naturalisme qui ne garantit ni l’égalité ni leur maintien dans le métier.

Au final, l’étude de cas produite par Valérie Rolle et Olivier Moeschler fait bénéficier la sociologie des professions artistiques d’un apport significatif: cette enquête de terrain, inédite en Suisse, éclaire les présupposés sociaux de la transition de l’école à la scène en ouvrant la boîte noire de la fabrique des comédien·ne·s.

Najate Zouggari, Revue suisse de sociologie, 42 (1), 2016 pp. 193-194

 

Dans la revue Sociologie du travail

Ces vingt dernières années, plusieurs recherches se sont intéressées aux comédiens et comédiennes travaillant en France. Dans le prolongement de ces travaux, Valérie Rolle et Olivier Moeschler s’intéressent à un moment précis de la trajectoire des comédiens1, la sortie d’une Haute école de théâtre, afin de mieux saisir les modalités d’entrée dans le métier au cours desannées suivant la formation. Cette enquête, menée auprès des quatre premières promotions decomédiens formés à « La Manufacture » — école suisse romande de théâtre créée en 2003 —, se constitue ainsi de divers matériaux empiriques: cinq entretiens avec les directeurs successifs de l’école et des administratifs; cinquante et un questionnaires remplis par des comédiens relevant de l’une des quatre premières promotions de l’école; douze entretiens semi-directifs avec ces jeunes comédiens; analyse de la documentation produite par l’école; observations ponctuelles dans l’école.

Un premier chapitre, « Fabriquer des comédien-ne-s », montre que, si l’école répond à des impératifs universitaires pour pouvoir délivrer des diplômes, elle met avant tout l’accent sur la pratique professionnelle et l’expérience théâtrale. Valorisant l’ »élève-créacteur », elle s’efforce de lui donner la possibilité de multiplier les expériences en ateliers et dans des spectacles pendant toute la scolarité, afin de former un comédien professionnel. Différentes actions sont également mises en place pour aider les jeunes élèves à trouver du travail pendant et à la sortie de l’école. Par ailleurs, alors même qu’est sans cesse affichée l’idée que l’école doit découvrir et nourrir des « talents » uniques, les élèves s’avèrent souvent d’origine sociale aisée, ayant baigné très jeunes dans le monde des arts et de la culture, loin de l’image du « rebelle » ou du « marginal » pourtant mise en avant dans les discours.

Les trois chapitres suivants, intitulés respectivement « Trouver des engagements », « Se faire élire » et « Savoir collaborer », décrivent les manières dont ces jeunes comédiens mettent en place des stratégies relationnelles pour se faire employer dès la sortie de l’école, construire une réputation professionnelle positive et bâtir des relations de travail efficaces. Ils et elles vont tenter de développer des échanges informels avec les metteurs en scène afin de se faire repérer sur un marché du travail tendu et saturé et de multiplier les expériences nécessaires à la construction d’une réputation favorable. Ils et elles vont devoir adapter leurs comportements sociaux dans la mesure où « la cooptation par les pairs appelle une véritable adhésion à la ‘culture du groupe » par l’intériorisation de codes langagiers, physiques et esthétiques, d’un système de valeurs et de modes de représentations de soi, de ses pairs et des autres » (p. 95). Il apparaît ainsi qu’au-delà des savoir-faire scéniques, les réseaux de cooptation jouent un rôle majeur. Et l’école apporte une aide fondamentale en ouvrant des possibilités professionnelles à ces jeunes diplômés à travers l’aide active entre pairs, la rencontre de professionnels de la scène et la diffusion d’offres par un service spécialisé de l’école. Les jeunes comédiens apprennent alors, avec plus ou moins de succès, à démontrer leur fiabilité, leur perfectionnisme, leur flexibilité, voire leur acceptation de conditions de travail et d’emploi difficiles (faibles rémunérations, longs horaires, conflits récurrents, etc.). En résumé, « l’éthos de l’engagement total de soi va de pair avec une rhétorique du perfectionnement permanent » (p. 144).

Cette première étape passée, ils et elles devront « Diversifier pour durer », comme l’indique le titre du dernier chapitre. Si le travail en lien direct avec le plateau de théâtre est mis au coeur de l’activité et des aspirations de ces jeunes comédiens, il ne peut suffire à vivre de son art. Ces derniers sont ainsi amenés à multiplier les activités professionnelles, parfois proches de leur profession (« théâtre alimentaire », cinéma, télévision, publicité ou enseignement), parfois éloignées, voire distinctes, de leur formation (baby-sitting, accueil, restauration). Des inégalités se dessinent alors entre les comédiens, que l’on pense aux rémunérations, au temps de travail ou à la capacité à travailler dans le monde du théâtre tant valorisé. Elles prennent une couleur sexuée — les hommes réussissent mieux en moyenne que les femmes — et nationale — les Suisses sont en meilleure position que leurs collègues étrangers. Confrontées à la difficulté de vivre de leur art de manière satisfaisante, quelques comédiennes ont même déjà abandonné leur métier.

Cet ouvrage nous fait découvrir les premiers pas dans l’activité professionnelle scénique à la sortie d’une école de théâtre en Suisse. Par comparaison avec les travaux passés menés en France, la force de cet ouvrage est de saisir précisément les manières dont se mettent en place les multiples stratégies relationnelles accompagnant cette période cruciale de professionnalisation dans un univers structuré. Loin d’une image idyllique de jeunes acteurs et actrices repérés pour leur seul talent « naturel » ou leurs savoir-faire scéniques, apparaît surtout, chapitre après chapitre, l’importance des capitaux sociaux, scolaires, culturels, sexués permettant à certains plutôt qu’à d’autres d’exister sur scène. Une origine sociale aisée, l’appartenance au sexe masculin ou la nationalité suisse, des pratiques culturelles précoces, sont autant d’atouts majeurs qui aident ces jeunes comédiens à réussir leur entrée dans ce métier. L’école, en démultipliant le poids de ces capitaux, apparaît ici comme un acteur majeur dans la mise en oeuvre réussie (ou non) de ces premières années de travail théâtral. On aurait cependant apprécié une comparaison systématique avec des comédiens non diplômés afin d’approfondir encore la portée spécifique des formations scolaires et des aides construites par l’école sur les parcours artistiques. Mais loin d’en réduire l’intérêt, cette critique n’enlève rien à l’utilité de cet ouvrage pour celles et ceux qui désirent en savoir plus sur les modalités d’entrée des comédiens dans leur métier, au-delà des mythes si prégnants sur le seul talent censé se révéler aux yeux de tous dès les premières expériences scéniques.

Marie Buscatto, Sociologie du travail, Vol. 58, no 1 (2016), pp. 95-97

1. Des formes typographiques du type « comédien-ne-s » sont utilisées dans cet ouvrage pour signifier la mixité et mettre à distance le masculin neutre. Les normes éditoriales de la revue ne nous permettant pas de reprendre ce type de formulation tout au long du compte rendu, le masculin neutre est employé ici mais il renvoie, bien sûr, à des effectifs mixtes.

Un métier difficile et séduisant

Précaire, fluctuant, le métier de comédien n’est pas facile. Il n’en exerce pas moins un formidable pouvoir d’appel auprès des jeunes. De l’école à la scène s’articule autour de cette « apparente antinomie ». Réalisée par les sociologues Valérie Rolle et Olivier Moeschler, tous deux rattachés à l’Université de Lausanne, cette étude s’inscrit dans la mission de recherche de la Manufacture-HETSR et a été financée par la Haute Ecole spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO). Se focalisant sur les quatre premières promotions issues de la Manufacture, soit une soixantaine d’individus, elle interroge les « conditions structurelles, institutionnelles et individuelles d’entrée, de maintien et, le cas échéant, de sortie du métier ».

Les auteurs situent leur démarche dans le champ de l’analyse sociale des professions et du travail artistiques, se référant notamment aux recherches de Nathalie Heinich et Pierre-Michel Menger. Ils rappellent que les problèmes d’insertion professionnelle ne datent pas d’aujourd’hui, mais qu’ils sont rendus plus visibles par l’exigence « d’employabilité » imposée aux HES (Hautes écoles spécialisées).

Les deux sociologues se sont immergés dans les rythmes et les routines de la Manufacture. Ils en évoquent la naissance en 2003, le choix de former une quinzaine de comédiennes et comédiens au rythme de deux volées tous les trois ans, la reconnaissance HES différée – elle est acquise en 2010 – les exigeants critères pédagogiques de départ et les adaptations nécessaires, le passage du modèle de « théâtre école » à celui d’ »école de théâtre ». Comment et qui choisir? Doit-on privilégier les fortes personnalités ou penser prioritairement groupe, cohésion et donc malléabilité? Emaillant leurs propos avec les témoignages des étudiants, des trois directeurs et des administrateurs, Valérie Rolle et Olivier Moeschler relèvent que les étudiants sont « d’une origine sociale aisée pour la grande majorité ».

La fin des études et l’entrée dans la vie professionnelle s’avèrent cruciales pour les comédiens. De compagnons d’aventure artistique à la Manufacture, les voilà qui se retrouvent concurrents et rivaux. Savoir se faire élire, savoir collaborer et se diversifier tout en gardant confiance en soi deviennent des stratégies nécessaires pour trouver des engagements et durer. Et plusieurs y parviennent, pour autant que l’on puisse déjà en juger.

Mireille Descombes, Allez savoir!, No 60, mai 2015, p. 61

Dans la revue en ligne Lectures / Liens Socio

Près de vingt ans après l’imposante enquête quantitative menée par Pierre-Michel Menger sur la profession de comédien en France1, Olivier Moeschler et Valérie Rolle reprennent le flambeau sur le terrain helvète. Le champ théâtral étant assurément transnational2, leur ouvrage ne devrait pas manquer d’intéresser également le lecteur français.

Si De l’école à la scène s’inscrit dès les premières lignes dans le sillage du travail de Menger du point de vue des questionnements, il s’en distingue toutefois – au moins partiellement – sur plusieurs points: en termes d’origine, d’objet, de méthode et de résultats. Nous nous proposons ici de mettre les deux ouvrages en regard pour saisir l’originalité de cette nouvelle étude des conditions d’entrée et d’emploi – qui s’avèrent non seulement incertaines mais aussi inégales – sur le marché du travail des comédiens.

Il faut d’abord préciser que l’enquête est cette fois moins le produit d’une demande étatique3 que celui d’une demande émanant d’une institution scolaire préoccupée par le devenir de ses diplômés. On comprend mieux, à la lumière de son financement, le fait que la postface de l’ouvrage soit signée par l’actuel directeur de l’école étudiée. En témoigne également, au fil des pages, l’approche très compréhensive des auteurs, attachés à « faire honneur » à la parole de leurs enquêtés (p. 5) et à restituer les peurs et espoirs de ces derniers avec « sensibilité » (p. 202). Il serait erroné, pour autant, de lire dans ces conditions de production de l’ouvrage la marque de son faible niveau d’exigence sociologique. Si les acteurs du monde théâtral trouveront certainement un intérêt tout particulier à sa lecture, les sociologues ne seront pas en reste.

En termes d’objet, la focale adoptée est plus circonscrite que ne l’était celle de Menger: comme l’indique son sous-titre, l’ouvrage n’ambitionne pas d’embrasser l’intégralité de la carrière professionnelle des comédiens mais seulement un moment de celle-ci, « l’entrée dans le métier » (expression que les auteurs préfèrent salutairement à celle d’ »insertion professionnelle », qu’ils considèrent comme une « catégorie d’action publique sociohistoriquement située », p. 11). Encore que cette entrée dans le métier ne soit pas celle de tous: ce sont ici plus spécifiquement les débuts des comédiens issus d’une école relativement sélective4, à savoir la Manufacture – Haute école de théâtre de Suisse romande, qui constituent l’objet d’étude. Cette « phase probatoire » (p. 206) que représente le passage du statut d’élève d’école de théâtre à celui de comédien professionnel n’est envisagée ni comme « une transmutation binaire d’un état à un autre », ni comme « un continuum dénué d’anicroches, de variations et de disparités », mais comme un processus, dont l’issue est « problématique et protéiforme, mais pas pour autant hasardeuse et aléatoire » (p. 210). Le choix de cette focale permet aux auteurs d’être plus exhaustifs que ne pouvait l’être Menger, livrant notamment des données rares sur les rapports au temps variables (entre le bienvenu moment de « creux » et le redouté moment de « vide ») des jeunes diplômés, sur leurs rapports ambigus à l’administration du chômage, ainsi que sur les logiques de l’exclusion du monde théâtral. De leur inscription dans le domaine largement défriché de la sociologie des professions artistiques (les auteurs se réfèrent particulièrement, outre Menger, à Raymonde Moulin, Catherine Paradeise, Serge Proust et Pierre-Emmanuel Sorignet) découlent toutefois quelques angles morts: il en va notamment ainsi des rapports des comédiens à l’école généraliste, de leurs engagements politiques ou encore de leurs pratiques culturelles au sens large. Pourtant, le choix d’étudier des comédiens n’induit pas que les ressorts de leur vocation soient ancrés exclusivement dans les mondes de l’art. En outre, l’approche théorique retenue semble parfois faire office d’œillères, l’impasse était faite sur des auteurs qui auraient pourtant pu utilement nourrir la réflexion: on pense ici aux travaux de Serge Katz (sur le lien entre structure du marché du travail et structuration de la formation5), de Vincent Dubois (notamment sur « l’attractivité du flou », le rôle de l’offre de formation dans la genèse des vocations et le « retour des héritiers »6), ou encore de Gisèle Sapiro (sur la vocation artistique « entre don et don de soi »7).

En termes de méthode, la démarche adoptée par les co-auteurs est non seulement statistique (reposant, à l’instar de La profession de comédien, sur une enquête par questionnaire, menée ici auprès de quatre promotions de diplômés au sujet de leurs engagements professionnels au cours de la saison passée) mais également qualitative, combinant travail d’archive et entretiens auprès de cinq responsables de l’école et de douze diplômés. Les deux premiers matériaux qualitatifs sont essentiellement employés à éclairer la genèse houleuse de cette institution récente qu’est la Manufacture – sa création datant de 2003 – et le modèle (non) scolaire qu’elle défend, dans le contexte plus général de l’harmonisation à marche forcée des formations supérieures induite par le « processus de Bologne » (chapitre 2). Le troisième matériau qualitatif sert de fondement principal aux trois chapitres suivants. On y plonge dans la parole des diplômés, au plus près de leurs difficultés, de leurs aspirations et de leurs stratégies pour contourner les premières, réaliser les secondes et tenter de résoudre en pratique les paradoxes d’un marché requérant conjointement proactivité et désintéressement. Enfin, l’outil statistique, régulièrement mobilisé, fonde tout particulièrement les analyses proposées dans le sixième et dernier chapitre, qui reprend la notion mengerienne de « démultiplication de soi » pour la mettre à l’épreuve des résultats empiriques. S’il faut saluer les conclusions de l’enquête statistique et si l’intention de combiner « qualitatif et quantitatif » est louable, on est toutefois tenté de formuler les mêmes regrets qu’Alain Quemin à propos de l’ouvrage de Catherine Paradeise8 quant à la faiblesse des effectifs considérés (51 répondants sur un total de 62 diplômés sollicités), rendant peu significatif le recours aux pourcentages et peu probants certains des écarts constatés. Compte tenu des difficultés rencontrées dans la passation du questionnaire ‒ qui donnent lieu à une réflexion méthodologique riche et éloquente quant à la population étudiée ‒, on peut se demander si les co-auteurs n’auraient pas gagné à recourir uniquement à des entretiens, ce que la taille de la population permettait. Ceci ne les aurait pas empêchés de recueillir des données sur le type et le nombre de contrats signés par chacun au cours de la saison et sur les rémunérations associées, tout en apportant plus de force et de finesse à leurs analyses. A contrario, le recours à la méthode de l’observation ethnographique fait parfois défaut. C’est notamment le cas lorsque les auteurs, faisant un usage très extensif de l’entretien, se risquent à parler de la sélection des candidats lors des concours d’entrée de la Manufacture ou des « critères de l’élection » lors des auditions professionnelles, sans avoir réellement les moyens de les objectiver.

Ces remarques n’ôtent rien à la validité et à la pertinence des principaux résultats de cette étude. Les auteurs s’avèrent en effet beaucoup plus sensibles que ne l’était Menger aux disparités existant au sein de la population des comédiens: entre diplômés et non-diplômés d’une part (on y apprend notamment que la population étudiée se distingue par une surreprésentation massive des héritiers9 et par une forte homogamie10), mais également au sein même de l’échantillon interrogé ‒ en particulier entre hommes et femmes. Ainsi qu’ils l’écrivent, « tous et toutes ne sont pas égaux » (p. 22). Si elle ne s’accompagne pas d’une même attention à l’égard des inégalités de classe et de race, cette attention systématique aux inégalités de genre concerne tant les effets objectifs de la maternité dans la carrière des comédiennes que les effets subjectifs, en termes de (moindre) confiance en soi, de la « concurrence plus exacerbée » à laquelle les comédiennes doivent faire face sur le marché. Le soin que les auteurs apportent à exposer la diversité des profils et des parcours les conduit plus encore à distinguer différentes formes, inégalement légitimes, inégalement développées et inégalement distribuées, de démultiplication de soi (de la « polyvalence interne » choisie à la « polyactivité externe » subie), qui viennent à nuancer la figure de « l’artiste comme un être multiple »11. Les graphiques des pages 165 et 167 sont à cet égard particulièrement éclairants. Au-delà, ce sont les notions de « rationalité » et d’ »incertitude », supposées caractéristiques de la vie d’artiste12, que l’enquête questionne, dans le cadre d’une remarquable conclusion qui réussit habilement à monter en généralité. Aussi De l’école à la scène n’est-il en définitive pas la réplique que l’on croit à La profession de comédien.

Adrien Thibault,  Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 30 avril 2015, consulté le 12 mai 2015. URL: http://lectures.revues.org/17888

Notes:
1. Pierre-Michel Menger, La profession de comédien. Formations, activités et carrières dans la démultiplication de soi, Paris: La Documentation française, 1997.
2. Gisèle Sapiro, « Le champ est-il national ? La théorie de la différenciation sociale au prisme de l’histoire globale », Actes de la recherche en sciences sociales, N°200, 2013/5, pp. 70-85.
3. Rappelons qu’il n’existe pas, en Suisse, de ministère de la Culture à proprement parler, mais qu’un Office fédéral de la Culture a été créé en 1975 au sein du Département fédéral de l’intérieur. Si ces précisions sont importantes pour le lecteur français, elles ne figurent toutefois pas dans l’ouvrage, qui s’adresse manifestement d’abord à un public suisse.
4. Le taux de réussite au concours d’entrée y est d’environ 10% (d’après pp. 38 et 42), contre 2% environ, selon nos estimations, pour les écoles nationales de théâtre françaises.
5. Serge Katz, « Les écoles de comédien face au ‘métier’. Recrutements professionnels, classements scolaires, techniques du corps », thèse pour le doctorat de sociologie, EHESS, 2005.
6. Vincent Dubois, La culture comme vocation, Paris: Raisons d’agir, 2013.
7. Voir le N°168 des Actes de la recherche en sciences sociales (« Vocations artistiques », 2007/3).
8. Alain Quemin, « Paradeise Catherine, Les comédiens. Professions et marché du travail », Revue française de sociologie, vol. 40, N° 3, 1999, pp. 591-593.
9. Au double sens que 80% des diplômés interrogés sont issus des classes supérieures par l’un au moins de leurs parents et que plus de 20% d’entre eux ont un parent professionnellement actif dans le domaine des arts, de la culture ou des médias.
10. Deux tiers des conjoints des diplômés interrogés travaillent dans le domaine des arts ou des médias et près de la moitié d’entre eux sont comédiens.
11. Pierre-Michel Menger, op. cit., p. 174.
12. Pierre-Michel Menger, « Rationalité et incertitude de la vie d’artiste », L’Année sociologique, N° 39, 1989, pp. 111-151.
 

Des chercheurs scrutent l’avenir des comédiens

Une enquête se penche sur le parcours des diplômés de La Manufacture. Interview.

« Une usine à créateurs et à chômeurs! » À sa création en 2003 à Lausanne, La Manufacture – l’une des trois Hautes Écoles de théâtre de Suisse, avec Zurich et le Tessin – a essuyé de nombreuses critiques, amplifiées par ses crises de jeunesse ou par son ambition de devenir le pôle romand incontournable des arts de la scène. Avec ses masters et bachelors dédiés aux futurs comédiens ou metteurs en scène, son CFC de technicien et ses nouvelles formations supérieures autour des métiers liés à la danse, l’école installée à Sévelin espère doubler sa capacité et accueillir jusqu’à 200 étudiants d’ici quelques années. Au-delà de ses ambitions, La Manufacture prépare-t-elle bien ses diplômés aux réalités de leur vie professionnelle? Interview des sociologues Valérie Rolle et Olivier Moeschler, de l’Université de Lausanne.

Cinquante et un des 62 premiers diplômés ont participé à votre enquête. Comment se réalise le passage de l’école à la scène?

Olivier Moeschler (O.M.): L’insertion professionnelle des comédiens a toujours été problématique, de par les spécificités du métier liées à la restriction du marché. Cela n’a pas changé. Entrer dans le métier, c’est entrer dans une culture professionnelle. Au-delà du savoir-faire acquis en formation, cela nécessite de maîtriser une culture particulière avec ses codes, ses réseaux, sa manière de penser et de voir les choses pour tenter de réussir.

Valérie Rolle (V.R.): Notre enquête a en effet permis d’éclairer le rôle important joué par les cooptations de pairs, par les familles théâtrales qui permettent de fidéliser des relations de travail. Si 82% des diplômés tirent au moins 50% de leurs revenus du théâtre, ils ont l’obligation de multiplier les emplois, aussi en dehors de la scène, pour boucler leurs fins de mois avec un revenu annuel autour des 40 000 francs.

O.M.: Les situations de précarité sont effectivement inscrites dans l’ADN de ces carrières, du moins dans le paysage francophone où il n’y a pas de troupes complètes engagées à plein-temps, comme c’est le cas avec les Stadttheater dans le champ germanophone.

Cette précarité n’effraie-t-elle pas les aspirants comédiens?

V.R. Les vocations pour l’art et la création prennent le dessus sur les rétributions économiques. Elles sont compensées par les gratifications symboliques: ce sont des métiers socialement valorisés.

Vous montrez qu’une carrière reste toujours tributaire des réseaux. Est-ce finalement nécessaire d’obtenir un diplôme supérieur?

O.M.: La réponse est très simple: le titre est à la fois inutile et indispensable! Il est dévalorisé au profit d’une idéologie du talent, doublée d’une fierté de dire qu’il s’agit d’une profession ouverte à n’importe qui. Mais, parallèlement, ce titre est aussi vu comme un gage de crédibilité.

V.R.: Il rassure et confère une légitimité sociale ou vis-à-vis de la famille, tout en étant aussi gage de sécurité car certains craignent une tendance à la professionnalisation, avec des instances subventionnantes qui, un jour, pourraient conditionner l’accès aux ressources à la possession d’un titre.

La Manufacture a été créée avec l’espoir de faire diminuer le nombre de comédiens arrivant chaque année sur le marché romand. Une ambition réussie?

V.R.: Oui car les anciens conservatoires de Lausanne et de Genève formaient une trentaine d’étudiants par année. Aujourd’hui, La Manufacture octroie en moyenne 10 diplômes par an. Notre enquête montre, par contre, que les emplois restent très liés à la région lausannoise où ont été décrochés 44% des contrats, soit deux fois plus qu’à Genève. Paradoxalement, il y a eu un déplacement de la saturation: avec la promotion, par l’école, de la figure du « cré-acteur », d’un comédien qui doit être une force de proposition et pas simplement d’interprétation, les diplômés sont encouragés à mettre en scène leur propre projet, en allant chercher du financement. Cette réalité devrait pousser les autorités à questionner les outils à disposition.

Votre enquête réserve-t-elle des surprises?

V.R. et O.M.: Oui, elle a permis de constater que dans les milieux artistiques – qui se veulent libertaires et égalitaires –, on retrouve les mêmes processus de ségrégation que dans d’autres marchés, avec des comédiennes qui n’ont pas les mêmes chances d’accès aux emplois ou des héritages sociaux et familiaux qui favorisent certains comédiens plus que d’autres.

Propos recueillis par Gérald Cordonier, 24 Heures, 27 février 2015

  Le théâtre, angoisse et bonheur

Scène. Il faut se battre et rien n’est acquis. Mais comédienne reste le métier rêvé de la Fribourgeoise Selvi Pürro. Portrait à l’occasion de la parution d’une étude sur les diplômés de La Manufacture.

Le milieu du théâtre ne semble pas moins dur après neuf ans: « Je connais plus de monde, j’ai plus d’expérience. Mais non, je n’ai pas l’impression que c’est plus facile », confie Selvi Pürro. La comédienne est sortie diplômée en 2006 de la Haute Ecole de théâtre de Suisse romande, La Manufacture, à Lausanne. Depuis cette date, la Fribourgeoise n’a jamais cessé de travailler. Elle fait partie des presque 90% de diplômés des quatre premières volées qui sont restés actifs dans le milieu du théâtre. Un chiffre exceptionnellement élevé dans le monde francophone, calculé par deux sociologues de l’Université de Lausanne, qui ont étudié l’entrée dans le métier des jeunes comédiens de La Manufacture.

Installée à Lausanne, pour se donner le plus de chances professionnelles possibles et les concilier avec sa vie familiale, Selvi Pürro sait que rien n’est acquis. Une carrière ne s’envisage pas sur le long terme. Le quotidien d’intermittente du spectacle est fait de hauts et de bas: « J’ai des périodes surchargées et des trous », décrit Selvi Pürro. Comme beaucoup de comédiens, elle aimerait travailler plus: « J’ai peur de ne pas avoir assez de travail. C’est chaque année la même chose, il y a toujours un moment où j’angoisse. » Des projets en vue pour la prochaine saison, aucun de définitif, dont elle puisse parler. Comme pour conjurer cette angoisse de ne pas savoir de quoi demain sera fait, si elle aura du travail dans une année, elle ajoute: « Les rentrées d’argent sont moins régulières, mais j’apprécie les périodes où j’ai le temps de me ressourcer. »

Le plus beau métier

Et de préparer des auditions. Aujourd’hui comme à la sortie de l’école, les auditions sont nécessaires pour obtenir de nouveaux engagements: le téléphone sonne rarement inopinément. Un passage obligé donc, mais pas forcément désagréable: « C’est une chance d’être vue et de rencontrer de nouvelles personnes », apprécie Selvi Pürro. La concurrence, elle dit ne pas la ressentir de manière frontale. Mais elle se rend compte qu’il n’est pas possible de travailler tout le temps.

Le cinéma, la télé? Elle les regarde de loin, pour l’instant. Un temps, Selvi Pürro a donné des cours de théâtre à Martigny. Mais elle a renoncé à l’enseignement. Un poste régulier est difficile à assumer dans un métier où les engagements et les rythmes de vie sont très irréguliers. A 33 ans, la comédienne a l’impression qu’elle doit encore se nourrir des autres avant de pouvoir transmettre elle-même.

En moyenne, elle participe à deux créations par saison. Une création représentant environ deux mois de plein-temps, suivis ensuite, la saison suivante, d’engagements de quelques jours en fonction des dates de tournée. Le salaire mensuel brut recommandé par le Syndicat suisse romand du spectacle est de 4500 francs. Pour Selvi Pürro, il se généralise, mais n’est pas garanti.

Entre deux périodes actives, c’est l’inscription au chômage qui permet parfois de faire le joint. Une précarité, s’étonnent les deux sociologues lausannois, qui n’empêche pas les jeunes aspirants comédiens de se presser aux concours d’entrée des écoles de théâtre. « Je ne sais pas si j’aurais fait ce métier, si j’avais su la réalité. En entrant à La Manufacture, je ne pouvais pas me l’imaginer. En même temps, quand je suis sur un projet, c’est magique », témoigne Selvi Pürro. Pour tout le vécu humain, elle sait qu’elle a choisi le plus beau métier du monde.

Même si on constate dans son parcours une fidélité – cinq spectacles – à la metteure en scène Muriel Imbach (Cie La Bocca della Luna), elle défend la nouveauté, l’aventure: « J’aime le côté varié du métier de comédienne. Ça bouge d’une création à l’autre: les personnes changent, les rythmes changent, ça demande une réadaptation constante. » Il faut parfois aussi « se battre avec soi-même pour aller plus loin », quand la création piétine, quand quelque chose « coince ». Comédienne est un métier où on ne cesse de se dépasser. Et d’apprendre: chaque pièce est pour Selvi Pürro un nouvel apprentissage.

L’audio-description

On peut dire que l’interprète se sent comblée dans ce rôle. La mise en scène? Ce n’est pas encore le moment pour elle: « Je me sens trop jeune dans le théâtre pour créer mes propres spectacles. Je suis curieuse de ce que font les gens. J’aime me fondre dans les univers des autres. » Etre porteuse de projets est aussi une grosse pression administrative et financière, qu’elle n’est pas encore prête à assumer.

Une attitude qui rejoint l’analyse sociologique. La Manufacture a fait pousser de nouvelles compagnies en Suisse romande, a fait germer des vocations de metteur en scène. En général plutôt au masculin. Fonder une famille a également davantage de conséquences sur le taux d’activité des femmes et compromet davantage pour elles que pour les papas le maintien dans le métier. Mais une nouvelle activité permettra désormais à Selvi Pürro de souffler financièrement: elle a terminé une formation continue en audio-description à La Manufacture, en partenariat avec le Théâtre de Vidy à Lausanne, et a obtenu un premier contrat. C’est un domaine en effervescence, « déjà très développé en France », précise Selvi Pürro.

Elisabeth Haas, La Liberté, 31.01.2015