Berne, nid d’espions

L’affaire Dubois (1955-1957)

Berthod Matthieu, Burnand Éric,

ISBN:978-2-88901-235-0, 2023, 180 pages, 26€

En mars 1957, une grave affaire d’espionnage éclabousse la neutralité suisse. Sur fond de Guerre d’Algérie, la police fédérale et son chef, le procureur général Dubois, sont accusés d’avoir livré aux services secrets français des renseignements ultra-confidentiels.

Format Imprimé - 33,00 CHF

Description

Berne, mars 1957. Sur fond de guerre froide et d’insurrection en Algérie, une sombre affaire d’espionnage met aux prises un policier suisse véreux, un barbouze français, le chef du renseignement militaire helvétique, la CIA et des indépendantistes algériens. Une ambassade est sur écoute et des documents confidentiels fuitent. Le scandale ébranle la neutralité suisse et entraîne la chute du Procureur général de la Confédération, René Dubois. Après de longues recherches dans les archives, Matthieu Berthod, dessinateur, et Eric Burnand, scénariste, retracent cette affaire méconnue, digne d’un film d’espionnage.

 

Tournée de rencontres/dédicaces

2023

Jeudi 27 avril à 18h / vernissage à la Librairie Payot à Berne (séance de dédicaces et verrée)

Jeudi 4 mai à 18h / vernissage de l’exposition et du livre à la Librairie Galerie Papiers Gras, Genève

Du 4 mai au 14 mai / exposition des planches du livre à la Librairie Galerie Papiers Gras, Genève

Du 5 au 7 mai / dédicaces au Festival BDFil Lausanne

Samedi 6 mai à 16h30 à Plateforme10 (Festival BDFIl Lausanne)
Rencontre Polar historique en BD: quand Berne était un nid d’espions, en présence des auteurs

Vendredi 12 mai à 17h / dédicaces à La Bulle à Fribourg 

Mercredi 24 mai à 18h30 / soirée Livres en dialogue à la Maison des Sciences de l’Homme à Paris

Jeudi 1er juin à 17h / dédicaces à Payot Lausanne

Samedi 3 juin / dédicaces à Payot Sierre (11h) et à La Liseuse à Sion (16h)

Dimanche 4 juin / dédicaces au Festival Lausan’noir

Samedi 10 juin / dédicaces à Payot Yverdon (10h30) et à Payot La Chaux-de-Fonds (14h)

Du 16 au 18 juin / dédicaces au Festival Delémont’BD…

2024

Jeudi 18 janvier 2024 / Rencontre au Club 44 de la Chaux-de-Fonds : DES NEUCHÂTELOIS FACE À LA GUERRE D’ALGÉRIE

 

Sortie en France le 25 mai 2023

Rencontre Livres en dialogue – présentation de la BD
>> le 24 mai 2023 de 18h30 à 20h30
Organisée par la Maison des Sciences de l’Homme à Paris
Modération de Frédéric Potet, journaliste BD du journal Le Monde
>> détails ici


© FMSH / Maison des Sciences de l’Homme à Paris

 

Les auteurs

Né en 1970 dans les Alpes valaisannes, Matthieu Berthod est graphiste, illustrateur et auteur de BD actif à Genève depuis de nombreuses années. Parallèlement au graphisme qu’il exerce aux Conservatoire et Jardin botaniques de Genève, il publie régulièrement des reportages dessinés et des romans graphiques. Il est l’auteur de L’homme perdu dans le brouillard, d’après C.F. Ramuz et de Cette beauté qui s’en va, publiés en 2011 et 2014 aux Impressions Nouvelles à Bruxelles. Matthieu Berthod a également participé à plusieurs aventures éditoriales autour d’expéditions maritimes, dont la revue Sillages, éditée à Genève par l’association Makaline.

Après avoir étudié l’histoire et les sciences politiques, Éric Burnand a été journaliste à L’Hebdo et à la Radio Télévision Suisse. Vaudois d’origine, installé et actif à Genève, il est l’auteur de nombreux reportages puis producteur de Mise au Point et Temps Présent. Passé du petit écran aux cases de BD, il écrit aujourd’hui des romans graphiques avec l’envie de raconter certaines pages méconnues de l’histoire suisse. Le Siècle de Jeanne et Le Siècle d’Emma, co-réalisés avec Fanny Vaucher au dessin, sont les premières bandes dessinées dont il signe le scénario (Éd. Antipodes, 2019 et 2022).

Extrait des planches

© Matthieu Berthod

Presse

 

Article et vidéo dans RADIO FRANCE

HISTOIRE CONTEMPORAINE
Berne, une affaire d’espionnage au cœur du pays de la neutralité

 

En 1957, un procureur suisse se donne la mort après avoir été impliqué dans une affaire d’espionnage mêlant les services de renseignement français, la CIA, des indépendantistes algériens et le gouvernement égyptien.

L’affaire Dubois est un scandale diplomatique international qui fit grand bruit à la fin des années 1950. De quoi s’agit-il ? En 1957, la Suisse enfreint sa neutralité en fournissant à la France des informations en pleine guerre d’Algérie… Une histoire digne d’un roman noir, adaptée en roman graphique.

Bienvenue à Berne, nid d’espions

En 1955, René Dubois est nommé procureur général de la Confédération helvétique. Un poste qui fait de lui le chef du contre-espionnage suisse. Matthieu Berthod, dessinateur du roman graphique « Berne, nid d’espions », nous explique sa vision du personnage : « Dubois est plutôt un dépressif, un magistrat en fin de carrière, en bout de course »

Le procureur est approché par un colonel des services secrets français, Marcel Mercier, un personnage qui fut difficile à représenter pour le dessinateur : « Mercier est le personnage pour lequel on avait le moins de documents photographiques, il a fallu reconstruire son visage ».
L’espion français avait un grand intérêt à se rapprocher du procureur, en raison d’un contexte politique que le scénariste du roman, Eric Burnand, résume ainsi : « On est en pleine guerre d’Algérie, la France a besoin d’avoir des informations sur la façon dont les indépendantistes algériens réfugiés en Suisse communiquaient avec l’ambassade d’Egypte. Il y avait tout un travail de contact pour organiser la lutte de libération, soutenue par l’Egypte, alors dirigée par Nasser. Du point de vue de Paris, la Suisse apparaissait comme la base arrière du FLN. ».

La collaboration de René Dubois avec les Français est motivée par la peur d’un nouveau conflit mondial. Il est aussi probablement influencé par une idéologie politique proche du pouvoir français.
Problème : Max Ulrich, un inspecteur de la police fédérale suisse qui mélange travail et business, fournit lui aussi des informations à Marcel Mercier sans en informer René Dubois. Un personnage peu scrupuleux représenté comme tel par le dessinateur : « Si je prends Ulrich, un des policiers véreux, c’est un peu facile mais il faut reconnaître qu’il avait vraiment la gueule de l’emploi. Il n’y a donc pas eu besoin de forcer sur le caractère, le visage, les attitudes. »

Le policier vend, entre autres, des relevés d’appels téléphoniques entre les Américains et les Egyptiens. Ce qui, sans surprise, rend les agents de la CIA furieux.

Une affaire peu connue malgré une médiatisation et une influence sur la politique en Suisse

Ces manigances s’ébruitent, parviennent à la presse et provoquent un scandale d’Etat. René Dubois ne le supporte pas et se suicide. L’affaire vient ébranler violemment la supposée neutralité suisse dans les conflits de ses voisins. « Ça a fait un tel scandale que la politique a un peu changé par la suite. La Suisse avait violé sa neutralité. Cette affaire l’a obligée à redevenir un lieu de bons offices » nous précise le scénariste.

Cette importante affaire d’espionnage qui, pourtant, concerne la France reste aujourd’hui méconnue. Eric Burnand nous décrit la volonté de l’Etat helvétique de passer sous silence ce scandale : « On a tout fait pour l’étouffer, il y avait à l’époque une reconstitution d’une nouvelle coalition gouvernementale qui intégrait les socialistes, et René Dubois était lui-même socialiste. Donc le parti socialiste suisse a tout fait pour qu’on passe l’éponge, pour qu’on oublie ce faux pas. Donc il y a eu une sorte d’accord où tout le monde a dit “Allez, on règle ça”, il y a eu un débat au parlement helvétique qui a duré très peu de temps, “et ensuite on passe à autre chose”.

Une histoire à adapter

Ces événements rocambolesques qui se sont déroulés à Berne se prêtaient parfaitement à une adaptation, à condition de savoir restituer par le dessin l’atmosphère particulière dans la capitale suisse. Un défi relevé par le dessin de Matthieu Berthod, qui confie avoir été inspiré par la ville : « La ville de Berne a son caractère qu’il fallait le retranscrire par un dessin assez sensible, un peu mouillé, très sombre. La tonalité générale du scénario était sombre, c’est plutôt un univers dépressif. C’est pour cela que j’ai imaginé une météo plutôt pluvieuse. »

Ce qui rend cette histoire encore plus fascinante, ce sont les rumeurs qui l’entourent. Comme celles concernant une supposée relation entre René Dubois et Elisabeth de Miribel, attachée de presse à l’ambassade de France à Berne et ancienne secrétaire du général de Gaulle. Le scénariste a voulu rester fidèle à la réalité documentaire, et se garder de toute extrapolation romanesque : « J’avais trouvé dans le dossier d’instruction quelques informations émanant d’une voisine qui disait les avoir vus ensemble. Mais, même si des amis m’ont dit “Mais pourquoi tu n’as pas écrit une scène glamour voire une scène de sexe comme dans les bons romans d’espionnage style OSS 117 ? », j’ai préféré ne pas pousser plus loin des événements qu’on aurait pu en effet romancer. ».

Dans la deuxième partie du roman, on apprend qu’un procès a eu lieu. Celui du policier fédéral Max Ulrich qui passe aux aveux. Le colonel des renseignements français, Marcel Mercier, est démasqué et devient indésirable en Confédération helvétique. L’ouverture des archives dans les années 2000 a permis d’apprendre que René Dubois avait été manipulé par les services secrets français tout en étant surveillé par la CIA et par un espion de l’armée suisse.

Article et vidéo de Brieuc Benec’h, Radio France, jeudi 15 juin 2023

 


Interview d’Éric Burnand dans le Courrier du Tessin (en italien) par Federico Franchini

Berna, nido di spie ieri come oggi

Un fumetto fa luce sul suicidio, nel 1957, del procuratore generale René Dubois in un contesto di tensioni internazionali comparabili all’attualità

Nel marzo 1957, il procuratore generale della Confederazione, il socialista René Dubois, si toglie la vita. L’uomo aveva capito che non c’era più nulla da fare: il suo coinvolgimento nel caso di spionaggio presso l’ambasciata egiziana per conto dei servizi segreti francesi, stava venendo a galla. Lo scandalo fu enorme. La Francia aveva ottenuto informazioni sulle attività degli indipendentisti algerini al quale l’ambasciata egiziana forni-va sostegno. La vicenda è poi fini-ta nel dimenticatoio. Di recente il giornalista e storico romando Eric Burnand e il vignettista Matthieu Berthod l’hanno rispolverata dagli archivi e, attraverso un avvincente fumetto (Berne, Nid d’espions, L’affaire Dubois 1955-1957, Antipodes), portano nuovi elementi. Abbiamo intervistato Eric Burnand, autore di un genere – quello del fumetto – sempre più in voga.

Signor Burnand, cosa l’ha spinta a raccontare questa sto-ria praticamente dimenticata?
In primo luogo proprio il fatto che si tratta di una vicenda poco nota, anche perché deliberata-mente nascosta dalle autorità elvetiche del passato. Inoltre si tratta di una storia che ha messo in luce certe contraddizioni della Svizzera: la questione della neutralità o certi grossi problemi istituzionali che continuano oggi come ad esempio il ruolo del Ministero pubblico della Confederazione o dei servizi se-greti. Infine, questa storia è un meraviglioso romanzo di spionaggio che ha come scenario la Svizzera e che mostra come questo paese sia spesso al centro delle tensioni internazionali.

Chi era il protagonista di questo romanzo reale, il procura-tore generale René Dubois?
È un personaggio atipico delle alte sfere federali. Dubois pro-veniva da una famiglia modesta di operai orologieri di Le Locle.
Inoltre era membro del Partito socialista, all’epoca non più rap-presentato in Consiglio federa-le. Anche se i socialisti svizzeri erano fermamente anticomunisti, per molti era inconcepibile che la sicurezza nazionale fosse affidata a un uomo di sinistra. Va detto che Dubois era anche qualcuno che dava fastidio e che ha svolto delle indagini che da-vano fastidio, come alcune sul traffico di armi. Ciò che ha crea-to molte critiche e pressioni, soprattutto da parte degli ambienti militari. Volendo mostrarsi capace si è spinto a prendere troppi rischi e si è forse montato un po’ la testa perdendo un po’ il controllo.

Qual era invece il contesto internazionale?
Guerra fredda (invasione dell’URSS in Ungheria), guerra in Medio Oriente (spedizione anglo-francese a Suez e guerra del Sinai tra Egitto e Israele) e aggravamento della situazione in Algeria (battaglia di Algeri): il periodo era di forte tensione a livello internazionale. E la Svizzera, era un po’ in mezzo a questa tormenta.

Dubois si suicida. Quali sono le conseguenze?
Dopo l’emozione iniziale, la vicenda ha suscitato un ampio scandalo. Questo era iniziato qualche giorno prima del suicidio con degli articoli di stampa che mostravano il ruolo ambiguo dei servizi di controspionaggio svizzeri, allora diretti dallo stesso Procuratore genera-le. Dopo la morte di Dubois, c’è stato un rapporto del Consiglio federale che è stato volutamente incompleto e che fu rapidamente accettato da tutti in Parlamento, tranne che dai comunisti. In seguito vi fu il processo, svoltosi parzialmente a porte chiuse, a Max Ulrich, la talpa dei servizi segreti francesi che si era infiltra-ta nella polizia federale. Dopo di che, la vicenda fu messa a tacere. Anche perché in fondo la morte di Dubois andava bene a tutti.

Per la prima volta, lei mette in luce il ruolo della Cia. Quale è stato?
Lo sfondo sono le tensioni tra Francia e Usa, in principio alleati. Malgrado un sostegno di principio all’intervento francese in Algeria, gli americani – tra-mite la dottrina Truman – sostengono che il colonialismo era un concetto finito. Sullo sfondo vi erano degli interessi economi-ci, come le ricchezze petrolifere del Sahara con le compagnie americane che sostenevano i movimenti indipendentisti. La nostra tesi è che questa tensione tra Washington e Parigi, e tra i rispettivi servizi segreti, abbia creato i presupposti per la caduta di Dubois.

Ci può spiegare?
Le informazioni che Dubois ha dato ai francesi sono servite loro per rendersi conto dei contatti stretti tra gli Usa e l’Egitto. Per la Francia si trattava di un doppio gioco degli americani che da un lato dicevano di sostenere la Francia ma, dall’altro, si accordavano con il generale Nasser in Egitto e con gli indipendentisti algerini. Il fatto che sia da fonti svizzere che Parigi ha saputo queste cose ha contrariato la Cia, specialmente il suo direttore Allen Dulles – fratello del Segretario di Stato Foster Dulles – il quale durante la seconda guerra mondiale era di stanza a Berna. I servizi americani han-no così voluto destabilizzare Dubois, anche facendo uscire le informazioni sulla stampa, per rompere il contatto tra servizi francesi e svizzeri.

L’affaire mette in luce la neutralità a geometria variabile della Svizzera ancora oggi al centro dell’attualità. D’altronde quando ci sono tensioni internazionali, diventa complicato essere completamente neutrali…
All’epoca in Consiglio federale vi erano due linee di pensiero: una molto allineata sulla Francia e che criticava Nasser, rappresentata da Markus Feldmann, colui che aveva nominato Dubois; da parte sua il responsabile degli esteri Max Petipierre pro-muoveva una neutralità più attiva, quella dei buoni uffici che si era concretizzata con la Conferenza sull’Indocina di Ginevra del 1954. Prima dell’affare Dubois, la linea Feldmann era maggioritaria. Con lo scandalo che si aprì con il suicidio, il Consiglio federale ammorbidì la sua posizione nei confronti dell’Fln, consentendo alla Svizzera di svolgere un ruolo decisivo negli accordi di Evian, che segnarono la fine della guerra d’Algeria.

Oggi la Svizzera resta un nido di spie?
Dopo un periodo di calma alla fine della guerra fredda, la Svizzera è tornata a essere un nido di spie. Più volte si è parlato della presenza di spie cinesi o russe, ma anche quelle occidentali sono ben presenti, come dimostrano le informazioni di Edward Snowden che ha lavora-to per la Cia a Ginevra.

Un’ultima domanda: come mai ha scelto di raccontare questa vicenda tramite un fumetto?
La storia in sé si prestava bene. In generale però penso che il fumetto è un mezzo molto interessante perché permette di ampliare il pubblico e diffondere in maniera più diffusa la storia. Non a caso sta avendo sempre più successo, soprattutto in Francia.

Article de Federico Franchini, dans le Corriere del Ticino, 23 juin 2023


 

Article dans la revue Diversion

Le terme « nid d’espion », pour tout ce qui parle plus ou moins d’espionnage, on nous le ressort régulièrement et à toutes les sauces. Mais je vous avoue que c’est effectivement la première fois que je le vois associé à la Suisse et à sa capitale en particulier. C’est là un premier bon point pour piquer notre curiosité, non?
Et comme il s’agit d’une affaire méconnue (d’autant plus de ce côté-ci de la frontière – en France, je veux dire), la curiosité n’a fait qu’augmenter.

Sur la forme, on est dans du très classique : un scénario solide qui débute par la fin, c’est à dire une fois que le piège s’est refermé sur Dubois, pour repartir chronologiquement depuis le début de l’affaire à coups de flashback savamment distillés. On comprend assez bien les tenants et les aboutissants de l’affaire, aidé en cela par des page-clés qui nous présentent les biographies abrégées des différents protagonistes de l’histoire. On voit donc en effet peu à peu la machine infernale du complot se mettre en route, où chacun tire ses marrons du feu au détriment du pauvre Dubois qui n’a simplement rien vu venir et à qui l’on va faire porter un chapeau un peu trop lourd pour lui…

Le dessin monochrome en teintes de gris fait très bien le job, tout en sobriété. Les quelques photos de l’excellent et très complet dossier final viennent confirmer la justesse du trait de Matthieu Berthod quand il représente tous ces personnages ayant réellement existé.

En tout cas, si vous aimez les histoires d’espionage de cette période, pleine Guerre Froide, vous aimerez sans doute cette très sympathique BD.

Article de Paul Sobrin dans la revue Diversion, le 25 mai 2023

 


Avis de lecture sur le blog SambaBD

Le terme « nid d’espion », pour tout ce qui parle plus ou moins d’espionnage, on nous le ressort régulièrement et à toutes les sauces. Mais je vous avoue que c’est effectivement la première fois que je le vois associé à la Suisse et à sa capitale en particulier. C’est là un premier bon point pour piquer notre curiosité, non ?

Et comme il s’agit d’une affaire méconnue (d’autant plus de ce côté-ci de la frontière – en France, je veux dire), la curiosité n’a fait qu’augmenter.

Sur la forme, on est dans du très classique : un scénario solide qui débute par la fin, c’est à dire une fois que le piège s’est refermé sur Dubois, pour repartir chronologiquement depuis le début de l’affaire à coups de flashback savamment distillés. On comprend assez bien les tenants et les aboutissants de l’affaire, aidé en cela par des page-clés qui nous présentent les biographies abrégées des différents protagonistes de l’histoire. On voit donc en effet peu à peu la machine infernale du complot se mettre en route, où chacun tire ses marrons du feu au détriment du pauvre Dubois qui n’a simplement rien vu venir et à qui l’on va faire porter un chapeau un peu trop lourd pour lui…

Le dessin monochrome en teintes de gris fait très bien le job, tout en sobriété. Les quelques photos de l’excellent et très complet dossier final viennent confirmer la justesse du trait de Matthieu Berthod quand il représente tous ces personnages ayant réellement existé.

En tout cas, si vous aimez les histoires d’espionage de cette période, pleine Guerre Froide, vous aimerez sans doute cette très sympathique BD.

Article de Odradek sur SambaBD

 


Compte rendu dans Intramuros mensuel

Les amateurs de films d’espionnage vont se régaler de ce récit basé sur une histoire vraie, cause d’une grave crise politique et diplomatique en Suisse. Tout est réuni pour construire une sombre affaire d’espionnage sur fond de guerre froide et de tumultes en Algérie : un policier suisse véreux, un barbouze français, le chef du renseignement militaire helvète, la CIA, des indépendantistes algériens… Ajoutez à cela des écoutes téléphoniques et des fuites de documents confidentiels, et vous obtenez tous les ingrédients d’une affaire hors norme. Après de longues recherches dans les archives, les auteurs retracent une affaire par trop méconnue à travers un dessin noir et gris adéquat qui fait de ce roman graphique une réussite.

Compte rendu de Michel Castro dans Intramuros mensuel, juin 2023

 


Double page dans LE TEMPS du 22 avril

L’affaire Dubois, ce scandale que la Suisse a tenté d’étouffer

Par Michel Guillaume et Lisbeth Koutchoumov
(version longue réservée aux abonné·e·s)

Dans «Berne, nid d’espions», le journaliste Eric Burnand et le dessinateur Matthieu Berthod apportent un nouvel éclairage sur un drame qui a ébranlé le Conseil fédéral en 1957 et braqué l’attention internationale sur une neutralité helvétique à géométrie très variable…

Un procureur qui se suicide, un policier suisse qui espionne l’ambassade d’Egypte et refile toutes les informations à l’ambassade de France, où règne un barbouze traquant les indépendantistes algériens. Tout cela n’est pas une fiction, mais un drame qui a secoué la Suisse lorsqu’il s’est dénoué en mars 1957. Dans Berne, nid d’espions. L’affaire Dubois 1955-1957, le dessinateur Matthieu Berthod et le journaliste Eric Burnand retracent ce scandale en y apportant des éléments nouveaux.

Le Temps: Eric Burnand, c’est vous qui avez mené l’enquête. Pourquoi cet intérêt pour une affaire qui avait certes fait scandale, mais qui avait été oubliée depuis?

Eric Burnand: Mon intérêt date d’il y a longtemps. Lorsque je m’étais penché sur le rôle de la Suisse dans le processus de paix en Algérie dans les années 1980, j’avais entendu parler de cette histoire et je l’avais trouvée complètement folle, tant elle avait un parfum de roman d’espionnage. Mais à l’époque, les Archives fédérales étaient complètement fermées. Lorsque j’ai quitté la RTS et que j’ai renoué avec ma passion d’historien, cette histoire m’est revenue en mémoire, d’autant plus que j’avais lu une thèse universitaire de Damien Carron qui en parlait. Alors je m’y suis replongé avec délice, car les archives étaient désormais accessibles.

Une longue enquête pour vous?

Tout à fait! Je l’ai commencée en 2017, même si je me suis occupé parallèlement d’autres affaires. Il a fallu faire un gros travail de scénarisation pour rendre l’histoire accessible au grand public en utilisant la forme du roman graphique. Mais je m’en suis tenu aux faits. Il était exclu d’en faire une fiction.

Etait-il possible de se rapprocher de la vérité tant il subsiste de zones d’ombre?

Oui, je suis probablement celui qui est allé le plus loin dans l’enquête, qui révèle de nombreux conflits d’intérêts à l’intérieur de l’administration fédérale, des milieux diplomatiques et de tous les services secrets actifs en Suisse.

Le Conseil fédéral a-t-il tenté d’étouffer l’affaire?

Objectivement, oui! L’affaire a mis très mal à l’aise le conseiller fédéral Markus Feldmann, qui avait nommé René Dubois au poste de procureur fédéral. Dans la presse internationale, la Suisse s’est retrouvée sur le banc des accusés en raison de sa neutralité à géométrie très variable. Le Conseil fédéral a fait un rapport volontairement lacunaire qui a été rapidement accepté à l’unanimité – sauf par les communistes – au parlement. Et puis, il y a eu un procès qui s’est déroulé en grande partie à huis clos, celui de Max Ulrich, la taupe des services secrets français infiltrée dans la police fédérale.

Le personnage tragique, c’est René Dubois, un socialiste du Locle. Comment a-t-il pu être élu au poste de procureur général par un Conseil fédéral de droite?

C’est un juriste qui a fait carrière au sein du Département fédéral de justice et police (DFJP). Fils d’un horloger au chômage dans les années 1930, il ne peut achever ses études que grâce à l’aide de la commune du Locle. Puis il gravit tous les échelons au DFJP pour devenir procureur, un poste où il instruit des affaires qui lui attirent beaucoup d’inimitiés. A l’époque, l’appareil d’Etat était une caste beaucoup plus fermée qu’elle ne l’est aujourd’hui. Il y avait très peu de Romands, et encore moins de socialistes. Nous sommes dans une Suisse très conservatrice, imprégnée d’anticommunisme, notamment après l’invasion de la Hongrie par les Soviétiques.

Justement, comment se fait-il que Markus Feldmann, un membre du PAI – l’ancêtre de l’actuelle UDC – le soutienne?

Markus Feldmann est un agrarien – qui n’a rien à voir avec l’UDC d’aujourd’hui. A l’époque, il est parfois l’allié des socialistes pour défendre une économie plus planifiée. Les socialistes sont alors de fervents anticommunistes, finalement assez proches sur ce plan des partis bourgeois. Pour Feldmann, un politicien francophile bien qu’assez autoritaire, Dubois ne représentait pas un danger, et il pensait le contrôler facilement.

Quel est le contexte international au milieu des années 1950?

La «sale guerre» d’Algérie commence. Le FLN commet des attentats, dont celui du Milk-Bar en septembre 1956 à Alger qui frappe les esprits. René Dubois, qui est à la fois procureur général et chef du contre-espionnage, en est choqué. Il se méfie du FLN qu’il considère, à l’instar de la Suisse officielle d’ailleurs, comme une organisation terroriste. Il n’y a que quelques personnes, notamment dans l’entourage du conseiller fédéral Max Petitpierre, qui entrevoient l’indépendance algérienne.

Dans ce contexte, un barbouze français, Marcel Mercier, dispose d’une taupe au sein de la police fédérale, Max Ulrich, qui espionne l’ambassade d’Egypte, laquelle a des contacts avec les indépendantistes algériens. Le problème, c’est qu’Ulrich a non seulement transmis à la France le PV des écoutes téléphoniques, mais aussi des caisses de documents sur les organisations de gauche en Suisse qui aidaient les militants algériens.

Qu’apportez-vous de nouveau dans cette affaire?

En dehors du fait que nous exhumons une affaire totalement oubliée et méconnue, nous révélons le rôle de la CIA qui a intrigué pour empêcher les services secrets français de recueillir des informations gênantes par l’intermédiaire de la police fédérale. A l’époque, il y avait de fortes tensions entre la France et les Etats-Unis, qui louchaient sur le pétrole algérien. La CIA et le SDECE (service français) étaient en bisbille.

Vous dévoilez aussi le rôle d’Elisabeth de Miribel dans cette affaire, qui aurait eu une liaison avec René Dubois. N’est-ce pas un peu romancé, tout cela?

Travaillant à l’ambassade de France, cette femme engagée était devenue célèbre car c’est elle qui, en tant que secrétaire du général de Gaulle à Londres, avait dactylographié l’appel du 18 juin. Devenue diplomate en poste à Berne, cette catholique humaniste avait pris ses distances avec la politique française en Algérie, réprouvant notamment l’usage de la torture. Elle s’opposait donc aux agissements de Marcel Mercier, qu’elle appelait «le catcheur». Son rôle reste mystérieux dans cette affaire. J’ai découvert le témoignage d’une femme l’ayant vue plusieurs fois avec René Dubois en vieille ville de Berne. Mais je ne peux rien affirmer de plus.

En fait, cette histoire vieille de 66 ans n’est-elle pas d’une stupéfiante actualité dans la mesure où la Suisse pratiquait déjà une neutralité à géométrie variable?

Effectivement, sa résonance est étonnamment contemporaine. Dès qu’il y a des tensions internationales, il devient compliqué d’être complètement neutre. A l’époque, la Suisse faisait partie du camp occidental, mais les Américains ne menaient pas du tout la même politique que les Français sur la question algérienne. La neutralité était un dogme, et le Conseil fédéral était déjà divisé sur la manière de la pratiquer. Moins conservateur que Feldmann, Max Petitpierre était partisan d’une neutralité active. C’est lui qui a lancé les bons offices en étant à l’origine de la Conférence de Genève sur l’Indochine en 1954, où la Suisse a joué le rôle de l’hôtelier.

Autre similitude avec aujourd’hui: la presse internationale, notamment anglophone, critiquait la neutralité suisse qu’elle ne comprenait pas. Ayant consacré une grande enquête à cette affaire en été 1957, le Sunday Times concluait en disant «qu’elle a brisé l’image d’une Suisse satisfaite de sa neutralité en plein milieu de la guerre froide».

En fin de compte, la Suisse a toujours été un nid d’espions…

Aujourd’hui plus que jamais. En pleine guerre froide, il y avait énormément d’agents secrets. Comme la Suisse avait été un des premiers pays à reconnaître la République populaire de Chine, son ambassade était infestée d’espions, comme toutes celles des pays de l’Est. Aujourd’hui, on dit qu’un tiers des diplomates russes sont des espions. Mais ce que révèle cette affaire, c’est que, aujourd’hui comme hier, les Suisses sont dépendants de leur collaboration avec des services secrets étrangers.

Article de Michel Guillaume et Lisbeth Koutchoumov, LE TEMPS, 22 avril 2023

 


Éric Burnand au micro de David Berger dans La Matinale, Play RTS, 27.04.23 >> écouter l’émission

 


L’affaire Dubois ou quand la Suisse flirtait avec les limites de la neutralité

Une bande dessinée tout juste sortie de presse revient sur le destin tragique du procureur de la Confédération René Dubois, qui s’était suicidé en 1957. Aujourd’hui largement oubliée, cette affaire d’espionnage au cœur de la Berne fédérale eut à l’époque un énorme retentissement, tant en Suisse qu’à l’étranger.

Créée par Eric Burnand (scénario) et Matthieu Berthod (dessin), la bande dessinée Berne nid d’espions / L’affaire Dubois 1955-1957 revient sur le parcours de René Dubois. L’histoire présentée dans cette BD s’étend de son accession au poste de procureur de la Confédération à sa mort, deux ans plus tard.

Le récit se fait à travers les yeux de Dubois lui-même. On le découvre dans son grenier, quelques instants avant qu’il ne se tire une balle dans la bouche. Dans ce récit au présent, les vignettes de la BD s’égrènent sur une planche de couleur noire.

Dubois se remémore alors les différentes étapes qui l’ont conduit à son geste fatal: son accession à la tête du Ministère public de la Confédération (MPC), son rapprochement avec les services secrets français, les turbulences de la guerre d’Algérie et les révélations de la presse qui l’ont conduit à sa chute.

Dans ces flash-back, qui constituent l’essentiel du récit, les vignettes retrouvent la traditionnelle couleur blanche des planches de BD. Pour bien suivre le fil de l’histoire, certains personnages clefs sont présentés sur une page entière, avec un dessin accompagné d’une biographie.

Nid d’espions

La Tribune de Genève révèle que la Police fédérale suisse a placé l’ambassade d’Égypte sur écoute et qu’elle transmet des renseignements à la France. L’Égypte de Nasser est alors à la pointe du panarabisme et soutient les indépendantistes algériens. Mis en cause, René Dubois – qui a aussi la casquette de chef du contre-espionnage – met fin à ses jours le 23 mars 1957 pour éviter le scandale.

A première vue, l’affaire paraît simple. Mais, en fait, les choses sont bien plus compliquées et tous les ingrédients d’un véritable roman ou film d’espionnage sont réunis: agents doubles voire triples, CIA, manipulations, corruption, pressions politiques, chantages, conflits armés…

Et tout cela à Berne, la capitale de la paisible Suisse. Mais ce n’est pas vraiment surprenant. Durant la Seconde Guerre mondiale, la Suisse neutre faisait déjà office de plaque tournante pour les agents de renseignement et de lieu de rencontre pour les diplomates. Dans le contexte de la Guerre froide, les représentations diplomatiques restent de vrais nids d’espions.

Au milieu des années 1950, dans le cadre de la nationalisation du Canal de Suez par l’Égypte et, surtout, de la guerre d’Algérie, la France est particulièrement active dans la recherche de renseignements, d’autant que le Front de libération national (FLN) algérien utilise la Suisse comme base arrière.

Que des faits avérés

Dubois est donc approché par les services de renseignements français et il est même personnellement invité à Paris avec son épouse. Les archives montrent qu’il avait ensuite accepté, dans une lettre, un échange de renseignements avec les services français.

Mais ces échanges ont-ils eu lieu dans le cadre d’une collaboration «normale» entre pays amis, ou y avait-il plus? En d’autres termes, René Dubois a-t-il été manipulé par les services de renseignement français? A-t-il été sciemment balancé par des services américains furieux de voir leur collaboration avec le FLN dévoilé par le biais des écoutes suisses?

Difficile à dire. Mais il est probable que Dubois a subi de fortes pressions. «Il y a quelques années, un témoin de l’époque aujourd’hui disparu affirmait que Dubois était victime d’un chantage, mais sans vouloir en préciser la nature», indique l’auteur Eric Burnand.

Une aventure extraconjugale lors du voyage à Paris pourrait être à l’origine de ce possible chantage. On soupçonne aussi l’existence d’une idylle entre Dubois et l’attachée de presse de l’ambassade de France, Élisabeth de Miribel, restée célèbre pour avoir dactylographié l’«Appel du 18 juin» du général de Gaulle en 1940.

La BD ne fait qu’évoquer vaguement ces possibilités au détour d’un dessin, par exemple dans la vignette montrant Dubois en compagnie de danseuses parisiennes, mais n’affirme rien. L’essentiel du récit se fait sur la base de faits avérés et consultables dans les archives.

La neutralité remise en cause

A l’époque, le suicide du procureur provoqua un immense scandale. «Il s’agit de l’une des affaires les plus douloureuses et les plus graves que nous ayons connues depuis la création de l’Etat fédéral», écrivit ainsi la Neue Zürcher Zeitung. Même son de cloche à gauche, par exemple avec la Voix ouvrière, pour qui il s’agissait du «plus grave scandale politique de la Suisse moderne».

Mais l’affaire eut également un énorme retentissement à l’étranger. En effet, le fait que la Suisse transmette à la France des renseignements collectés par la mise sur écoute d’une ambassade remettait en question sa traditionnelle neutralité.

Pour le quotidien allemand Münchener Merkur, ce cas dénotait «un malaise politique qui correspond à l’érosion progressive de la neutralité suisse». Le quotidien égyptien Ahbar el-Yom dénonçait de son côté «une violation grave de la neutralité».

Côté anglo-saxon, le Sunday Times consacra une pleine page à l’affaire. Son article repris dans toute la presse internationale, des Etats-Unis au Japon, estimait que «l’affaire Dubois, le grand cas d’espionnage que le gouvernement fédéral est maintenant en train d’examiner, a brisé l’image d’une Suisse satisfaite de sa neutralité en plein milieu de la guerre froide».

Affaire étouffée…

Les autorités suisses mirent rapidement fin au scandale. Au niveau pénal, l’inspecteur de la Police fédérale Max Ulrich, qui avait transmis des renseignements aux services français, fut condamné à deux ans et demi de prison – une peine relativement légère – au terme d’un procès à huis clos.

Au niveau politique, le Conseil fédéral rédigea un rapport dans lequel l’inspecteur Ulrich était désigné principal responsable et René Dubois partiellement responsable de la transmission de ces renseignements. Ce rapport, qui insistait sur le fait qu’aucun autre fonctionnaire de la Confédération n’était impliqué, fut accepté par tous les membres du Parlement, à l’exception des quatre élus communistes.

L’affaire Dubois eut cependant une conséquence politique directe. A la suite du scandale, le Conseil fédéral assouplit sa position face au FLN, ce qui permit à la Suisse de jouer un rôle décisif dans les accords d’Evian, qui marquèrent la fin de la guerre d’Algérie.

Un «fusible» plus qu’un traître

L’affaire fut donc rapidement étouffée, jusqu’à pratiquement disparaître des mémoires. Elle a finalement refait surface au début du 21e siècle, avec l’ouverture des archives. Une thèse universitaire a déjà été consacrée au sujet, mais reste confinée aux milieux académiques. La BD qui vient de paraître aux éditions AntipodesLien externe pourrait relancer l’intérêt du grand public pour le sujet.

Mais il reste une question au terme de sa lecture. René Dubois, innocent ou coupable? Historien en ancien journaliste, Éric Burnand penche plutôt pour la première option. «Il a peut-être échangé des informations un peu au-delà de ce qui était autorisé, mais il n’était pas coupable. Il fut davantage un fusible qu’un traître.»

Article d’Olivier Pauchard pour Swissinfo, 1er mai 2023

 


« L’affaire Dubois », un scandale suisse en BD

«Berne, nid d’espions» raconte les dessous d’un scandale méconnu qui a ébranlé la Suisse des années 1950. Espionnage, trahisons et liaisons dangereuses sont au cœur de cette bande dessinée.

L’affaire Dubois réunit tous les ingrédients du polar noir ou des films d’espionnage. Agents secrets, complots et trahisons côtoient cigares, chapeaux feutrés et costumes sombres. Le tout en plein cœur de la Berne fédérale.
«Cette histoire est digne d’un roman de John le Carré>, décrit Eric Burnand. historien et scénariste qui rêvait depuis des années de raconter cet épisode méconnu de l’histoire suisse. «Ce scandale a ébranlé le pays et pourtant, il a été complète-ment oublié,, souligne l’ancien journaliste de la RTS, étonné.
Le tragique parcours du Neuchâtelois René Dubois constitue le fil rouge de sa nouvelle bande dessinée, «Berne, nid d’espion». Fils d’un horloger loclois, il est devenu procureur général de la Confédération en 1955, à la surprise de tous. Rapidement, le socialiste se re-trouve embourbé dans un en-grenage de fuites d’informations livrées aux services de renseignements français, sur fond de guerre d’Algérie.

Atmosphère énigmatique en noir et blanc
Après avoir cosigné «Le Siècle d’Emma, et «Le Siècle de Jeanne » avec Fanny Vaucher, Eric Burnand a cette fois collaboré avec le dessinateur Matthieu Berthod, séduit par l’atmosphère énigmatique du récit. «Cet univers inspiré du roman noir m’a particulièrement attiré. j’ai adapté mon style pour coller au mieux à cette ambiance pluvieuse et mystérieuse, avec ces hommes en costumes qui fument sans arrêt des cigarettes,, raconte le graphiste installé à Genève. «L’utilisation de l’encre de chine diluée à l’eau m’a permis de jouer avec la lumière et les contrastes, pour obtenir des effets dramatiques inspirés des vieux films noirs de l’époque, complète-t-il.
Reste que les histoires d’espionnage sont rarement simples à raconter, d’autant plus quand elles se doivent de coller à la réalité. Eric Burnand s’est donc plongé depuis cinq ans dans les archives de l’affaire, déclassifiées depuis les années 2000, pour décortiquer le déroulement des faits. «La recherche historique m’a pris beaucoup de temps », sou-ligne-t-il. «j’ai consulté les archives du tribunal fédéral et des tribunaux français, les dé-positions des témoins, les fiches d’un lanceur d’alerte et même interrogé un journaliste de 99 ans qui a connu Dubois».
L’historien vaudois s’est aussi appuyé sur des articles de presse et la thèse de doctorat de Damien Carron, consacrée au rôle de la Suisse durant la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962).

Un vrai imbroglio politique
Une fois les informations récoltées, il restait ensuite à les mettre en récit. Une gageure, au vu du nombre de personnages différents impliqués et de la complexité de l’organisation des institutions helvétiques de l’époque.
« Notre principal défi était de réussir à rendre l’affaire lisible, intelligible et fluide,, raconte Eric Burnand, qui a dû s’y re-prendre plusieurs fois avant d’aboutir au scénario définitif «La première version s’est révélée trop complexe pour pou-voir être traduite en bande dessinée », se souvient Matthieu Berthod. «Comme l’histoire est déjà un imbroglio nébuleux, il a fallu l’épurer pour ne garder que l’essentiel.»
Après plusieurs allers-retours, les deux auteurs choisissent de raconter toute l’affaire à travers les yeux et les sentiments de René Dubois.

Résonance avec l’actualité
Le récit se construit ainsi au-tour de deux trames parallèles: l’une « au présent », sur fond noir, qui se concentre sur les derniers instants du procureur général avant sa mort le 23 mars 1957, l’autre ,au passé», sur fond blanc, qui recompose les différents épisodes ayant mené à ce jour fatidique. «Pour faciliter la lecture, chaque temporalité est traitée avec un style graphique spécifique,, explique Matthieu Berthod, qui s’est inspiré d’anciennes photographies pour représenter avec justesse les vêtements, accessoires, meubles et véhicules d’époque. Pour les deux auteurs, ce dossier sombre de l’histoire suisse ne renseigne pas seulement sur le passé du pays, mais fait aussi écho à l’actualité. «Aujourd’hui, comme à l’époque de l’affaire, les tensions inter-nationales font vaciller la neutralité helvétique, le pays attire de nombreux espions – notamment russes – et plusieurs affaires rappellent à quel point la position de procureur fédéral reste délicate,, cite en exemple Eric Burnand. Cette bande dessinée vient aussi éclaircir certaines zones d’ombre de ce scandale oublié, notamment concernant l’implication de la ClA, l’origine des fuites dans la presse et le rôle de la diplomate Elisabeth de Miribel.

Liaison amoureuse?
L’attachée culturelle à !’Ambassade de France entretenait par ailleurs un rapport ambigu avec René Dubois, qui lui rendait régulièrement visite. «Tout ce que je sais, c’est qu’une femme les a vus ensemble à plusieurs reprises, au domicile d’Elisabeth de Miribel, déclare Eric Burnand, sans pouvoir qualifier la nature exacte de leur relation, faute de preuves. Sur ce point, la bande dessinée se contente de suggérer une potentielle liaison. Aux lecteurs et lectrices, ensuite, d’en tirer la conclusion qui satisfait au mieux leur imagination.

Article de Lena Würgler, Le Nouvelliste, Arcinfo et La Côte, 2 mai 2023


Reportage de Céline Argento avec Matthieu Berthod et Éric Burnand sur Léman Bleu TV, 03.05.23 >> voir le passage

 


Le destin tragique d’un Loclois

PUBLICATION DE LA BD « BERNE, NID D’ESPIONS. L’AFFAIRE DUBOIS 1955-1957 »

C’est une affaire d’espionnage digne d’un roman de John Le Carré. Fin des années 50, la guerre froide, l’indépendance de l’Algérie, les intrigues des services secrets. Au cœur de ce polar, le procureur de la Confédération René Dubois. C’est un enfant du Locle. Il va se brûler les ailes dans cette histoire qui le dépasse. Le 23 mars 1957, il se donne la mort avec son arme d’officier. Il a 48 ans. C’est la trame du roman graphique « Berne, nid d’espions. L’affaire Dubois » qui vient de sortir aux Editions Antipodes. La Suisse espionnait l’ambassade d’Egypte et livrait les informations aux services secrets français, la neutralité suisse était déjà sur la sellette ! On en sait plus aujourd’hui sur ce scandale d’Etat, longtemps étouffé, grâce aux archives récemment déclassifiées. Les dessins sont signés Matthieu Berthod, le scénario Eric Burnand, l’ancien journaliste de la RTS reconverti auteur de BD historiques à succès. Nous l’avons rencontré pour Le Ô.

– Quels étaient les liens entre René Dubois et sa ville du Locle ?
– On sait qu’il y revenait souvent. La ville l’a aidé quand il était au chômage dans les années 30. Il a également reçu un soutien officiel au moment de postuler à Berne. La lettre de recommandation évoquait sa situation financière difficile.

– Quel écho a eu sa mort dans la région ?
– Beaucoup d’émotion. La FAN a publié une photo en une. On ne parlait pas de scandale mais de la disparition de l’enfant du pays, devenu un des plus hauts magistrats de la Confédération. Quant à l’Impartial, il a davantage cherché à connaître les dessous de l’affaire, le rôle des services secrets.

– Quel genre de personnage était Dubois ?
– Plutôt fort en gueule, fumeur, il ne crachait pas dans son verre. Un militaire choqué raconte l’avoir vu dans une assemblée d’attachés militaires « faire le comique » ! Il correspondait à l’image du Welche dans un Département largement suisse allemand. Mais c’était un homme courageux. Il a enquêté sur tous les scandales
d’après-guerre, notamment au sein de l’armée, ce qui lui a valu de solides inimitiés.

– Comment Dubois a-t-il atterri à la tête du ministère public de la Confédération ?
– Dubois était socialiste. Sa nomination est à comprendre dans une stratégie visant à faire revenir les socialistes au Conseil fédéral, ce qui se produira en 1959 avec le début de la formule magique.

– Aujourd’hui une telle affaire tiendrait la presse en haleine pendant longtemps. A l’époque on en a peu parlé ?
– Le suicide du procureur a fait la une de la plupart des journaux mais l’intérêt, c’est vrai, est vite retombé. La presse étrangère en a beaucoup parlé. Une enquête du Sunday Times a fait grand bruit. Elle révélait que Dubois aurait agi avec l’aval du Conseil fédéral, mettant en cause Max Petitpierre. Imaginez, le ministre des Affaires étrangères accusé de violation de la neutralité ! Branle-bas de com-bat au département politique, qui s’est empressé d’envoyer des notes à toutes les ambassades pour démentir.

– Est-ce qu’on connaît les raisons qui ont poussé Dubois au suicide ?
– Comme l’a écrit un journal, c’était « un naïf dans la jungle des services secrets » ! Mettre une ambassade sur écoute était légal, échanger des informations avec les services étrangers était admis. A-t-il outrepassé ses pouvoirs ?En pleine guerre froide, les tensions étaient extrêmes. Dubois n’était sans doute pas préparé à jouer dans la cour des grands. Il s’est retrouvé coincé. Lui-même se disait victime de chantage.

– Désormais vous le connaissez bien. C’était un personnage attachant ?
– Oui. Je me suis pris de sympathie alors que j’étais parti avec l’idée qu’il était coupable. Mais il n’a pas livré de secret d’Etat. Je le vois plutôt comme un fusible, dont la mort a arrangé bien du monde.

Article et interview de Patrick Fischer, L’Ô – Journal de La Chaux de Fonds, 5 mai 2023

 


Quand la France espionnait la Suisse

Une passionnante enquête revient en BD sur l’affaire Dubois qui avait poussé le procureur général de la Confédération au suicide en 1957.

À l’heure où la planète bruisse de conflits et où les services secrets sont toujours plus présents, «Berne, nid d’espions» replonge au milieu des années 1950 pour une sombre affaire d’espionnage qui a poussé le procureur général de la Confédération au suicide.
Nommé en 1955, René Dubois était également chef du contre-espionnage. Et c’est à ce jeu-là qu’il avait été approché par les services secrets français, sur fond d’indépendance algérienne. Sa naïveté et des manœuvres souterraines vont précipiter sa perte.

L’affaire était restée enterrée dans les archives pendant quarante ans, voire cinquante pour la partie du Tribunal fédéral. Mais elle a toujours passionné le journaliste Eric Burnand, ancien producteur de «Temps présent». «J’en avais entendu parler et j’ai tout de suite été fasciné. Mais je n’avais pas le temps de m’y plonger à l’époque.» Depuis son départ de la RTS, le journaliste a ressuscité sa vocation d’historien amateur pour la conjuguer à sa passion de la bande dessinée.

Trop d’infos

Après ses albums historiques, «Le siècle d’Emma» et «Le siècle de Jeanne», dessinés par Fanny Vaucher, il a approché Matthieu Berthod pour mettre en cases l’affaire Dubois. Le Genevois d’adoption n’a pas tout de suite adhéré au scénario. «C’était une écriture de journaliste, dense, complexe, avec plein de personnages, impossible à mettre en BD.» Les deux compères réécrivent l’histoire, la simplifient, dans un jeu de ping-pong créatif.

«Je suis un gros lecteur de polars et de livres d’espionnage, explique le dessinateur. J’adore le Britannique Eric Ambler, dont les héros sont toujours un peu des pauvres types dépassés par les événements. Quand j’ai vu le personnage de René Dubois, j’ai su que c’était à travers lui qu’on pouvait raconter l’histoire.» Un type qui s’est fait tout seul, arrivé à un poste prestigieux mais dans un milieu bourgeois qui le regarde de haut. Un chef du contre-espionnage qui a peu de moyens, dans un petit pays, obligé de coopérer avec des services étrangers malgré la neutralité. Un type dépassé par les événements, malgré son honnêteté.

Les ingrédients d’un thriller

Oui, dans l’histoire de Burnand et Berthod, on croise le SDECE français, la CIA qui s’y oppose, des écoutes téléphoniques, des jeux de séduction, des jalousies entre contre-espionnage civil et militaire, des politiciens. Un petit espionnage entre amis, donc, jusqu’à ce qu’il soit révélé au grand jour, sans doute par des manœuvres américaines. Les révélations ont choqué le monde entier, obligeant le Conseil fédéral à effectuer un immense travail diplomatique pour retrouver la confiance de ses partenaires.

Tout cela est fort bien raconté, sur un dessin en lavis noir et blanc comme les aime Berthod. «À force de me promener à Berne, j’y ai vu ces murs gris-vert un peu partout.» Il les a donc intégrés dans une impression bichromie qui donne au décor cette teinte un peu triste ou inquiétante.
L’album est très lisible, bien rythmé à travers ses quatre chapitres et quelques fiches rappelant ici ou là les parcours des principaux protagonistes. 152 pages qui se lisent sans efforts, même si toutes les réponses ne sont pas données malgré le travail de recherche d’Eric Burnand ou d’autres historiens. L’auteur a ajouté à la fin un dossier d’une trentaine de pages qui remet l’histoire dans son contexte pour ceux qui voudraient encore en savoir plus.

Article de David Moginier, La Tribune de Genève, 5 mai 2023


Quand le procureur fédéral se tirait une balle dans la bouche

Eric Burnand et Matthieu Berthod reviennent sur le suicide de René Dubois, éclaboussé par un scandale politique en 1957. Une affaire étrangement oubliée.

Le 23 mars 1957, le procureur fédéral de la Confédération, René Dubois, se tire une balle dans la tête. Premier socialiste à ce poste, celui qui dirigeait le contre-espionnage suisse s’était retrouvé mêlé à un scandale d’écoutes téléphoniques et de divulgation à la France d’informations concernant les mouvements indépendantistes algériens ainsi que sur les activités américaines en Afrique du Nord. Le Conseil fédéral était mal pris et la mort de Dubois, finalement, arrangeait bien les choses. Le coupable s’était désigné tout seul, fin de l’affaire, pas besoin de creuser plus. Et l’affaire tomba rapidement dans les oubliettes de l’histoire.

Mais aujourd’hui, l’ancien journaliste de la RTS, Eric Burnand, qui a déjà signé les scénarios des BD «Le siècle de…», rouvre le dossier. Et il nous conte cette rocambolesque affaire, mise en scène par le dessinateur Matthieu Berthod. Un polar qui ressemble à un bon vieux film d’espionnage américain, sauf que tout se passe en Suisse. Et que tout est vrai.

Journal posthume d’un conseiller fédéral

Cette histoire, Eric Burnand, rencontré ce week-end à BDFIL, en a entendu parler la première fois lorsqu’il travaillait à «L’Hebdo» et que le journal préparait un dossier sur les Accords d’Évian qui, en 1962, ont mis fin à la guerre d’Algérie. «Charles-Henri Favrod (le photographe et journaliste suisse qui a facilité ces accords) nous a alors parlé de l’affaire René Dubois, disant qu’on ne pouvait comprendre la position de la Suisse sans la connaître. C’est vrai qu’elle a créé une énorme tension à l’époque et ce que j’en ai lu alors était déjà passionnant. Je m’étais dit qu’il faudrait la raconter un jour».
Il faut dire qu’à l’époque, le journal intime du conseiller fédéral Markus Feldmann, qui était le chef direct de Dubois, n’était pas encore connu. Il n’a été publié qu’en 2001 et son contenu a révélé que les événements qui ont poussé le procureur au suicide étaient bien plus complexes que les conclusions que l’on en avait tiré. Alors, Eric Burnand avait de quoi replonger dans cette affaire en d’en faire une BD. Il a proposé le scénario au Valaisan Matthieu Berthod. «J’avais lu son adaptation de Ramuz, «L’homme perdu dans le brouillard» et je trouvais que son noir et blanc rugueux conviendrait bien à cette histoire».

Ambiance à la Simenon

Bonne pioche puisque le dessinateur est un lecteur de polar, «Le Berne de ces années-là a une ambiance à la Simenon et les protagonistes de l’affaire ont des «gueules» incroyables. La «Schweizer Illustrierte» faisait aussi beaucoup de reportages photos à l’époque, donc la documentation ne manquait pas. Pour les allées et venues à Berne, je suis allé les faire moi-même en repérage». Il n’y a qu’une chose que Matthieu Berthod ne peut plus voir en peinture: «Le Palais fédéral, je l’ai dessiné sous toutes ses coutures et c’est un bâtiment complexe, je n’en peux plus».
Il figure notamment sur la belle couverture de la BD, avec un pont, symbole s’il en est des échanges d’espions avec d’ailleurs la silhouette de deux d’entre eux. Berthod, qui est également graphiste, a pu se charger de toute la conception du livre et c’est de la belle ouvrage.

Neutralité suisse en question

La BD, intitulée «Berne, nid d’espions», a une étonnante résonance avec notre époque puisque beaucoup ont crié à l’abandon de la sacro-sainte neutralité helvétique, les renseignements suisses ayant collaboré avec ceux de la France. «C’est un pur hasard, puisque j’ai commencé à travailler sur le scénario en 2018, soit bien avant l’invasion russe en Ukraine et les critiques sur la position suisse dans ce conflit, explique Eric Burnand. Mais durant les crises, la question de la neutralité suisse a toujours été délicate. Et après l’affaire Dubois, la Suisse est revenue à ses missions de bons offices».
Alors, Dubois, coupable, complice ou victime? «Le poste de procureur fédéral de la Confédération a toujours été difficile, on continue à le voir ces dernières années. Ce qui est certain, c’est que Dubois a certainement été trop naïf. Arrivé au sommet en arrivant de tout en bas, accumulant bon nombre d’inimitiés, notamment au sein de l’armée suisse sur laquelle il avait enquêté, il était dans un panier de crabes. Quelqu’un a dit: la seule preuve de culpabilité que l’on a contre lui, c’est son suicide».

Pas de famille pour le réhabiliter

Tout lui mettre sur les épaules semble en effet bien exagéré à la lecture de cette BD, mais sa sortie pourrait-elle être l’occasion d’une initiative pour sa réhabilitation? «Nous n’avons eu encore proposition allant dans ce sens, sourient les auteurs. Il faut dire qu’il n’a laissé aucune famille et que, clairement, l’affaire a été quasi enterrée avec lui. Il n’y aurait que Le Locle (NE), sa commune d’origine qui pourrait y voir un intérêt».
Trop fragile, trop seul, René Dubois a préféré la mort à la disgrâce. Une bonne manière de lui rendre justice est de connaître son histoire. Grâce à Eric Burnand et Matthieu Berthod, c’est aujourd’hui possible. La BD se termine d’ailleurs par un passionnant dossier historique qui nous explique notamment ce que sont devenus les autres protagonistes de cette troublante affaire.


Article de Michel Pralong, lematin.ch, 9 mai 2023

 


Berne, nid d’espions, un livre-BD historique passionnant !

L’affaire Dubois mit à mal la neutralité helvétique

En mars 1957, le suicide de René Dubois, procureur général, fut pour l’opinion publique un véritable coup de tonnerre, qui allait faire la « une » dans la presse suisse et internationale. Bien oubliée aujourd’hui, l’affaire Dubois reste présente à la mémoire des personnes de ma génération.

Dans un « roman graphique », à la jonction du livre et de la BD, le journaliste Eric Burnand et le dessinateur Matthieu Berthod racontent cette histoire à la manière d’un thriller palpitant, mais aussi en expliquant avec clarté ses soubassements politiques. En 1952, le socialiste neuchâtelois René Dubois est nommé procureur général de la Confédération. Contre l’avis de certains milieux, qui le qualifient d’« antimilitariste », ce qui est une absurdité, car l’homme est capitaine EMG… Il est vrai qu’il a enquêté sur une autre affaire, assez sordide, celle des frères Rieser (dont l’un était colonel), qui ont reçu des pots-de-vin de l’usine britannique produisant les chars de combat Centurion, acquis par l’armée suisse. Dubois est donc dans le collimateur de hauts gradés, dont le brigadier Charles Daniel, chef du Service de renseignement militaire, lequel intriguera pour faire tomber son « concurrent » du Ministère public fédéral. Quant à une certaine caste de la grande bourgeoisie, elle méprise Dubois à cause de ses origines ouvrières.

Or, René Dubois va vite tomber sous la coupe d’un personnage plus que trouble, le colonel Marcel Mercier, un « barbouze », membre du SDECE (Service de documentation extérieure et de contre espionnage) français. Il invite le haut fonctionnaire helvétique à Paris et lui fait découvrir un train de vie luxueux qu’il n’a jamais connu. Mais si Dubois était probablement un naïf, ce n’était en aucun cas un « vendu ». Anticommuniste viscéral, ce socialiste, idéologiquement proche de Guy Mollet, est persuadé que l’URSS et le colonel Nasser sont les commanditaires de la guerre de libération algérienne. Le gouvernement français en est en tout cas convaincu et se lance en 1956, avec la Grande-Bretagne, dans la désastreuse opération militaire de Suez, invoquant pour raison, ou comme prétexte, la nationalisation du canal par l’Egypte. De surcroît (seule petite lacune dans l’ouvrage), les auteurs omettent de dire que le président égyptien, qui a accueilli d’anciens nazis, est alors considéré en Occident comme un antisémite voulant la destruction de l’Etat d’Israël, quelques années après la Shoah. Tout cela mène René Dubois à ordonner ou cautionner les écoutes téléphoniques, par le Ministère public fédéral, des conversations entre l’ambassade d’Egypte et des membres du Front de libération nationale algérienne. Le conseiller fédéral agrarien Markus Feldmann était-il lui-même derrière cela ? On ne le saura probablement jamais. Mais ne révélons pas tout ici. Les lectrices et lecteurs du livre découvriront d’autres personnages, tels que l’inspecteur Max Ulrich, responsable direct des écoutes, ou encore Elisabeth de Miribel, attachée de presse à l’ambassade de France qui, elle, est plutôt favorable à la lutte des Algériens pour l’indépendance. Avec à la clef une possible histoire sentimentale. Et n’oublions pas le rôle des Etats-Unis (notamment de la CIA), qui ont des contacts avec le FLN, car le Sahara sent bon le pétrole…
Les lectrices et lecteurs de l’ouvrage vont donc être plongés dans un véritable panier de crabes ! Outre l’aspect thriller, Eric Burnand a fait un solide travail d’historien. Des pages en encarts, ainsi que la partie « Les dessous de l’affaire Dubois », permettent de bien comprendre cette histoire assez complexe et embrouillée. Elles constituent aussi une saine réflexion sur ce que Burnand nomme « l’hypocrisie de la neutralité helvétique ». Collaborer, en pleine guerre d’Algérie, avec le SDECE français, ce n’était pas innocent… Le livre entre dans la psychologie des personnages, notamment celle de René Dubois, qui est présenté, sinon avec sympathie, du moins avec une certaine empathie. Avec finesse et entre les lignes sont donc suggérés aussi ses problèmes d’alcool. Il est surtout montré comme un candide piégé par Mercier, et le « fusible » qu’il fallait faire sauter pour occulter d’autres responsabilités politiques.

Les dessins en noir-blanc de Matthieu Berthod, inspirés par le roman noir américain, concourent pour une large part à la réussite que constitue ce roman graphique, qui met donc en lumière une affaire oubliée sinon occultée et, au-delà de ses péripéties, les ambiguïtés de notre « neutralité ».

Article de Pierre Jeanneret dans Le Courrier de l’AVIVO Vaud et dans la Voix Populaire, 17 mai 2023

Liens audio et vidéo

Vidéo interview des auteurs dans RADIO FRANCE
par Brieuc Benec’h – jeudi 15 juin 2023


Reportage de Céline Argento avec Matthieu Berthod et Éric Burnand sur Léman Bleu TV, 03.05.23 >> voir le passage


Éric Burnand au micro de David Berger dans La Matinale, Play RTS, 27.04.23 >> écouter l’émission


Sortie en France le 25 mai 2023

Rencontre Livres en dialogue – présentation de la BD
>> le 24 mai 2023 de 18h30 à 20h30
Organisée par la Maison des Sciences de l’Homme à Paris
Modération de Frédéric Potet, journaliste BD du journal Le Monde
>> détails ici


© FMSH / Maison des Sciences de l’Homme à Paris