1968… Des années d’espoirs

Regards sur la Ligue marxiste révolutionnaire / Parti socialiste

Heinen, Jacqueline,

2018, 327 pages, 28 EUR, ISBN:978-2-88901-144-5

« 1968… des années d’espoirs » résulte d’une enquête menée en Suisse auprès d’ancien·ne·s membres la Ligue marxiste révolutionnaire (LMR), qui prit ensuite le nom de Parti socialiste ouvrier (PSO). Quelque cent dix personnes, femmes et hommes, issues des trois régions linguistiques du pays ont répondu de façon souvent fort détaillée aux questions qui leur étaient posées.

Format Imprimé - 35,00 CHF

Description

1968… des années d’espoirs résulte d’une enquête menée en Suisse auprès d’ancien·ne·s membres la Ligue marxiste révolutionnaire (LMR), qui prit ensuite le nom de Parti socialiste ouvrier (PSO). Quelque cent dix personnes, femmes et hommes, issues des trois régions linguistiques du pays ont répondu de façon souvent fort détaillée aux questions qui leur étaient posées.

Tout en s’appuyant sur l’abondante littérature qui, en Suisse comme à l’étranger, s’est intéressée aux mouvements sociaux des « années 1968 », ce livre entend privilégier le récit des témoins. Recueillir leur parole, laisser des traces, faire oeuvre de mémoire collective: tel est l’objectif de la démarche initiale. Avec un regard parfois très critique, mais en soulignant le plus souvent tout ce que cette expérience leur a apporté, les unes et les autres s’expriment librement sur leur engagement d’alors et la façon dont il a marqué le cours ultérieur de leur existence – que ce soit sur les plans politique, social, professionnel ou privé.

Table des matières

 

Introduction 

1. Diversité des trajectoires 

2. Contre l’autoritarisme et les injustices autour de soi 

3. Partout dans le monde: non aux politiques de domination!

4. Les sphères du militantisme 

5. Coût à payer: hyperactivisme, sanctions et dogmatisme 

6. Le privé est politique… 

7. Le féminisme dans tous ses états…  

8. Quels cadres de réflexion?

9. Et après, qu’est-il advenu? 

Conclusion 

Listes des témoins 

Liste des sigles 

Bibliographie 

Presse

Des militants trotskystes se mettent à nu

Dans le livre 1968… des années d’espoirs, Jacqueline Heinen et 110 autres anciens membres de la Ligue marxiste révolutionnaire témoignent de leurs années de militance.

C’est avec une grande sincérité qu’une centaine d’anciens militants de la Ligue marxiste révolutionnaire (LMR) témoignent de leur parcours, de leurs espoirs, de leur engagement, de leurs erreurs aussi dans le livre 1968… des années d’espoirs. Autant de témoignages dont Jacqueline Heinen, l’une des leurs, a formé un puzzle éclairant sur ces années de militance.

Pour mémoire, c’est en 1969 que la LMR est créée par des dissidents du Parti ouvrier populaire (POP) vaudois. Rapidement, le mouvement fonde un journal, La Brèche, s’étend au niveau national et adhère à la IVe Internationale. Ses engagements vont de sa participation aux grèves ouvrières, à la solidarité avec les immigrés italiens, espagnols, portugais, son implication dans le mouvement féministe, ses actions contre la xénophobie et pour la diminution du temps de travail. Internationalistes, ses militants s’engagent contre le franquisme, le salazarisme, l’intervention militaire américaine au Vietnam et en solidarité avec les mouvements révolutionnaires latino-américains. En 1980, forte d’un millier de membres, la LMR est rebaptisée Parti socialiste ouvrier (PSO). Elle sera dissoute officiellement en 1989. Bon nombre de ses membres ont continué de militer dans des syndicats ou d’autres organisations et associations. Sociologue, Jacqueline Heinen a été membre du Comité central et du Bureau politique de la LMR, puis membre de la direction de la IVe Internationale à Paris. C’est avec ses yeux pétillants et sa grande chaleur humaine qu’elle nous reçoit dans son nid genevois, entre deux voyages où elle continue à assumer des activités d’ordre académique en tant que professeure émérite de sociologie de l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. 

Comment est né ce livre?

Jacqueline Heinen: jusqu’ici les traces étaient ténues sur la LMR, hormis un mémoire du chercheur Benoît Challand, et plus encore sur le vécu des militants. L’idée de ce recueil de témoignages est venue de Jean-Michel Dolivo et d’Olivier Pavillon, deux anciens membres de la LMR, autour desquels s’est agrégé un petit groupe, dont Clive Loertscher, qui a entrepris de contacter les protagonistes. En tant que sociologue, je me suis retrouvée à compiler tous ces témoignages. Je ne pensais pas que ce travail allait être aussi complexe. Sur 600 personnes retrouvées, 110 ont répondu. Je ne m’attendais pas à autant de retours et, de surcroît, aussi riches et détaillés. Bien sûr, l’un des biais est que les très mécontents n’ont sûrement pas répondu. Reste que l’autocritique est présente, notamment sur le sectarisme et nombre d’orientations de l’organisation, ainsi que sur le comportement de certains dirigeants.

Ce qui ressort des nombreux témoignages, c’est qu’il existait un espoir fou de renverser le système…

Oui, même si beaucoup étaient dubitatifs quant à une possible révolution en Suisse, on y croyait pour le Chili, le Portugal, l’Espagne… Il y a eu beaucoup d’attentes et autant d’espoirs déçus. Mais on pouvait rêver. C’est ce rêve de renversement qui nous faisait nous engager énormément. C’était un espoir partagé de changement radical et global qui faisait qu’on se donnait corps et âme. L’écho de la LMR-PSO a été important, même si ses membres n’ont pas dépassé le millier dans les meilleurs moments, à quoi s’ajoutait une proportion plus ou moins équivalente de sympathisants.

Comment avez-vous vécu Mai 68?

J’avais 28 ans. Donc, pour ma part, j’étais adulte mais j’avais connu l’époque des écoles non mixtes, des filles interdites de pantalon et de mariages célébrés très jeunes. Les mouvements de rébellion qui sont nés durant les années 1960 et par la suite ont ouvert de nouvelles perspectives politiques. On ne peut donc pas réduire 1968 à une année, ou à une explosion sur le plan des moeurs uniquement. Ce moment a ouvert des changements progressifs avant et après, dans divers domaines, notamment celui des syndicats qui ont commencé à changer à cette époque. Jusque-là tout tournait autour de la paix du travail. Face au nationalisme et à la xénophobie ambiants, les Italiens et les Espagnols ont engagé des batailles que les groupes d’extrême gauche, et notamment la LMR, ont appuyées. D’autres mouvements sont nés, ceux des antinucléaires, des comités de soldats ou des civilistes, le féminisme bien sûr…

Dans la foulée est née également la LMR…

Oui, en Suisse romande d’abord en 1969, puis au niveau national. Avec des différences, puisque les Romands étaient un peu plus âgés, parfois déjà insérés professionnellement ou à l’université. Alors qu’en Suisse alémanique, les membres étaient plus jeunes et davantage marqués par le mouvement antinucléaire. La LMR ne formait donc pas un tout homogène, puisque chaque région avait ses références: la France, l’Allemagne ou l’Italie.

Il y avait quelques hippies égarés dans ses rangs, mais pas vraiment d’espace pour cette expérience ni même pour l’anarchisme. Le caractère sérieux de la Ligue – le refus de l’usage de drogues notamment – pouvait rebuter plus d’un jeune ou d’un étudiant.

Les témoignages parlent notamment de sectarisme, quel était-il?

Il y avait de multiples groupes de gauche et d’extrême gauche à l’époque. Et tous avaient des difficultés à s’ouvrir aux autres. Chacun – les maoïstes, les spontanéistes, les POCH… – défendait son pré carré. Et je crains que cela n’ait guère changé aujourd’hui. Reste que la LMR est le seul groupe à s’être étendu à l’ensemble du pays.

Vous-même, pourquoi vous êtes-vous engagée à la LMR?

J’avais vécu dans les pays de l’Est pendant trois ans, sans rien comprendre à ce que j’avais sous les yeux, choquée de ne pas y trouver le type de société égalitaire que j’espérais, mais au contraire, l’autoritarisme du système bureaucratique, l’antisémitisme en Pologne, la surveillance policière et, surtout, la répression du Printemps de Prague. Je me suis mise à lire Lénine, Marx. Mais ce sont principalement les écrits de l’économiste Ernest Mandel sur cette partie de l’Europe qui m’ont éclairée. Du coup, j’ai lu Trotsky et la LMR m’a apporté des réponses dans le cadre de ses formations, notamment sur la marche du monde, la guerre du Vietnam, le traitement des travailleurs immigrés. J’ai appris à observer le fonctionnement des institutions aussi. Mandel a beaucoup contribué à notre formation sur le plan économique. C’était très riche, même s’il s’est beaucoup trompé dans ses pronostics sur les révolutions à venir et si les analyses de la IVe Internationale étaient loin de prendre la mesure de l’évolution du monde industriel et du développement du tertiaire…

Comment avez-vous vécu ces années de militance dans votre quotidien?

On passait beaucoup de temps à distribuer des tracts devant les usines, en pensant pouvoir recruter les ouvriers. Certains nous aimaient bien, mais ne nous ont pas rejoints pour autant… J’étais alors dramaturge au Théâtre de Vidy, dans une troupe où tout le monde avait le même salaire et qui créait des pièces jugées subversives. J’ai été ensuite enseignante au collège Calvin à Genève. La LMR m’ayant donné une grille de lecture du monde différente, j’étais critique de la hiérarchie et je portais une attention plus grande aux élèves défavorisés. Je me suis engagée au syndicat VPOD-SSP et dans un groupe intersyndical de femmes (FTMH et SSP), avant d’être catapultée dirigeante de la commission femmes de la IVe Internationale à Paris, où j’ai par ailleurs appris le métier de journaliste à Rouge, l’organe de la Ligue communiste révolutionnaire (section française de la IVe). Cela m’a amenée à beaucoup voyager, aspirée par le désir de rencontrer et de soutenir des camarades en lutte. C’était passionnant, mais on votait sur des choses absurdes, comme le recours ou non à la violence armée dans les luttes des pays d’Amérique latine…

A l’époque, je me suis formée comme tourneur-fraiseur, bien décidée à aller travailler en usine (ce que je n’ai pas fait car je fus envoyée en Pologne pour couvrir le mouvement de Solidarnosc en 1980-1981). Avec le recul, je me dis qu’on aurait dû savoir que ce métier n’avait pas d’avenir. Et que cette prolétarisation était illusoire, absurde et sans issue. Reste qu’à titre personnel, cette expérience a été très enrichissante. J’ai beaucoup appris au contact des ouvriers qui nous encadraient. Et cela m’a beaucoup aidée ensuite, lors de mes reportages dans les usines polonaises en grève.

Comment s’est passée la dissolution de la LMR à la fin des années 1980?

En Suisse alémanique, une jonction s’est opérée avec les Verts. En Suisse romande, solidaritéS a été créée. Beaucoup des exmembres de la LMR-PSO ont continué à s’engager syndicalement, politiquement ou dans des associations. Leur parcours est souvent aussi peu linéaire que le mien. Si, pour ma part, je n’ai pas connu de retombées négatives professionnellement, nombre de camarades ont vécu des licenciements ou des refus d’embauche à cause de leur engagement. Je suis devenue sociologue à 50 ans et j’ai suivi une carrière académique en France. Mes convictions restent à gauche, mais une gauche qu’à l’époque j’aurais qualifiée de réformiste! En 1986, j’ai claqué la porte de la IVe Internationale, à la suite d’un conflit très difficile. J’ai vécu cet épisode comme un reflet des méthodes propres à la bureaucratie communiste dénoncée par Trotsky. Et cela a signifié pour moi la fin de mon engagement politique.

Un souvenir particulier qui vous vient de ces années de militance?

J’en ai beaucoup trop! Disons, peut-être le premier moment où les femmes se sont rassemblées spontanément entre elles. Cela a été le début de mon féminisme conscient. Un moment important a été aussi ma rencontre avec Jean Ziegler lors de la campagne électorale au Conseil d’Etat genevois en 1973 – j’étais la première femme, en Suisse, à présenter sa candidature à une instance politique exécutive. Il m’a ouvert les yeux sur notre sectarisme.

Aujourd’hui, comment voyez-vous le militantisme?

Je suis extrêmement pessimiste face au poids du libéralisme à tout va et des diverses formes de nationalisme à l’échelle mondiale, face aux retours en arrière sur nombre de sujets, comme l’avortement, par exemple. Mais il faut continuer à lutter, à sa propre échelle. Personnellement, je suis bénévole auprès des sans-papiers pour constituer leur dossier de demande de régularisation dans le cadre du programme Papyrus et membre de la Marche mondiale des femmes à Genève. J’ai participé récemment à un atelier sur Mai 68 dans le cadre de l’Université de solidaritéS et j’ai trouvé revigorant ce rassemblement de jeunes militants, même si je ne partage pas leurs points de vue sur beaucoup de sujets.

Cinquante ans après Mai 68, y a-t-il encore des choses à en dire?

Pendant longtemps en France, on n’a parlé que des événements survenus à Paris et de quelques-uns de ses représentants médiatisés. Or, depuis l’anniversaire des 40 ans et, surtout depuis cette année, on découvre un Mai 68 plus contrasté, notamment par la mise en lumière des autres régions. Le panorama s’enrichit. Le temps qui passe offre d’autres perspectives. Je crois qu’il y a dix ans, je n’aurais pas encore été prête à faire ce livre sur la LMR-PSO. Même si beaucoup d’entre nous ont quitté l’organisation sur un désaccord ou une déception, nous avons aujourd’hui le recul nécessaire pour nous rendre compte de ce qu’elle nous a apporté. Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Pour les archives de l’Aéhmo, pour les jeunes militants, les historiens, ces 1000 pages de témoignages représentent un matériel important.

Aline Andrey, L’Événement syndical, No 22, 30 mai 2018.

 

Sur le site Belga.be

Le « joli » mois de mai 1968 est gravé dans les mémoires avec ses nombreux mouvements de contestation, notamment en Europe occidentale touchée par la crise et l’augmentation inquiétante du volume du chômage. Les éditions Antipodes (Lausanne) publient, un demi-siècle plus tard, un ouvrage réunissant 110 témoignages, recueillis par Jacqueline Heinen, de membres de la Ligue marxiste révolutionnaire (LMR) qui deviendra, par la suite, le Parti socialiste ouvrier (PSO).

Ces témoins, issus des trois régions linguistique de la Confédération helvétique, évoquent leurs origines, leur vécu au cours de ces années mouvementées, mais aussi  leur parcours ultérieur. On constate qu’ils ont joué le jeu de la vérité en répondant aux questions de manière souvent détaillée et il y a ici des histoires de vies, avec, bien entendu aussi, leurs impasses et leurs silences discrets, voire parfois gênés, mais qui s’inscrivent pleinement dans l’Histoire.

Tout en s’appuyant sur l’abondante littérature qui, en Suisse comme à l’étranger, s’est penchée sur les mouvements sociaux qui se sont développés au cours des « années 1968 », l’auteure, qui est professeure émérite de Sociologie  de l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines et qui a été elle-même militante de la LRM, entend toutefois privilégier le récit des témoins.

Pour elle, il s’agissait de recueillir les paroles, de laisser des traces et de faire, avant tout, oeuvre de mémoire collective. On peut relever que, tout en exerçant parfois un regard critique sur leur action, les témoins soulignent le plus souvent tout ce que cette expérience  leur a apporté par la suite, que ce soit sur les plans politique, social et professionnel, mais aussi dans le domaine privé.

On peut tirer, par ailleurs, quelques conclusions plus générales: la génération rebelle, même dans une Suisse plutôt peu contestataire,ouvrira les portes à un monde nouveau  mais qui ne sera pas celui dont elle avait rêvé. Néanmoins, tout au long de ces pages, le lecteur est « confronté » à la colère des témoins face à ce qu’ils interprétaient comme le souci de préserver avant tout des intérêts d’ordre économique, voire nationaliste.

Par ailleurs, la plupart d’entre eux ont conservé l’énergie de se battre pour un monde meilleur mais, si les échecs en ont découragé certains, d’autres ont reconsidéré la voie empruntée, en se focalisant cette fois sur des objectifs différents ou plus facilement atteignables à leurs yeux. La plupart persistent dans leur rejet des injustices comme des inégalités sociales et continuent à agir, comme ils le peuvent, pour, au minimum, les atténuer.

Et pour répondre à eux qui ironisent à propos des « errements » et autres « détours » enregistrés, Jacqueline Heinen rappelle les mots de Wassyla Tamzali à propos de son propre combat au sein de la révolution algérienne: « C’est facile de dire aujourd’hui que les enfants de l’an 1 de l’Algérie se trompaient, que nous nous fourvoyions. Mais qu’elle était belle notre erreur! ». Comme Paris est à nouveau, en quelque sorte et toutes proportions gardées, au coeur de mouvements sociaux, certains se sont demandés si l’on n’était pas reparti pour un autre tour de piste, avec le risque éventuellement de s’engager dans la direction inverse.

Force est de constater que si le mouvement s’est poursuivi pendant les années 1970  avec les « actions » liées à une gauche radicale néo-marxiste, au néo-féminisme, à l’écologisme et à l’antimilitarisme, l’avènement de la crise économique, en 1973-74,  avait sonné le déclin de l’élan politique et culturel qui marqua les « années 1968 » pendant presque une décennie. Il y aura-t-il une nouvelle étincelle pour rallumer la flamme?

José Vanderveeren, Belga, 1er jun 2018.

 

Retour sur le parcours des anciens trotskistes

Regards sur la Ligue marxiste révolutionnaire/Parti socialiste ouvrier (LMR/PSO). D’une enquête menée en Suisse auprès de l’ancien parti trotskiste affilié à la Quatrième internationale, la sociologue Jacqueline Heinen a tiré un ouvrage sur ces « années d’espoirs », pour paraphraser le titre de l’ouvrage tout juste sorti de presses.

Fruit aussi d’un colloque organisé l’an dernier à Lausanne, l’ouvrage se base sur des fiches détaillées remplies par quelque 110 personnes ayant milité au sein de la LMR, sur le demi-millier de membres dont la trace a pu être retrouvée. Le parti a compté jusqu’à 1000 membres au moment de son implantation maximale au début des années 1980.

Le but de la démarche est double: étudier une Suisse révolutionnaire mal connue. Et laisser une trace pour les historiens, car ces fiches constituent un matériau de première main et accessible via le site de l’Association pour l’étude de l’histoire du mouvement ouvrier (Aehmo).

L’ouvrage de Jacqueline Heinen étudie les trajectoires très diverses de ces militants, les raisons de leur engagement, et de leur désengagement pour certains, même si la plupart sont restés solidement ancrés à gauche. Avec des différences marquées entre les régions linguistiques. En Suisse alémanique, les militants étaient plus jeunes et donc davantage en prise avec les nouveaux mouvements sociaux: ils se sont politisés sur le nucléaire, l’antimilitarisme et les questions sociétales. On constate une ouverture plus marquée vers d’autres mouvements de gauche. En Suisse romande, les militances plus anciennes rendront davantage difficiles les reconversions professionnelles et l’évolution des formes d’engagement. La présence plus marquée d’un Parti du travail pèsera également sur le contenu du positionnement idéologique.

Relevons également que sur l’échantillon, vingt-trois personnes ont par la suite exercé un mandat politique, élues dans un délibératif ou un exécutif commun, un législatif cantonal, voire au niveau fédéral. On les retrouve assez logiquement au PS, chez les Verts et à Solidarités qui est parfois vu comme une continuation de la LMR/PSO en raison des luttes internationalistes que le mouvement relaie et du positionnement à gauche des deux premières formations. Reste que ce parti est vu par ceux qui l’ont rejoint comme plus ouvert, différent, car ne se revendiquant pas d’un projet marxiste révolutionnaire international.

Globalement, relève Jacqueline Heinen à propos de ces militant-e-s, « la plupart persistent dans leur rejet des injustices comme des inégalités sociales, et bon nombre continuent à agir, à leur propre façon, pour contribuer, au minimum, à les atténuer ». PBH/SKN

 

Philippe Bach, Le Courrier, 18 mai 2018.

Commémoration

La Ligue marxiste révolutionnaire par les témoignages

Un livre et une base de données permettent désormais de comprendre le cheminement des personnes engagées dans la Ligue marxiste révolutionnaire suisse (LMR). Cinquante ans après mai 1968, ces deux recueils nous offrent la possibilité de découvrir de manière approfondie qui furent celles et ceux qui s’engagèrent, leurs motivations et le regard qu’ils portent aujourd’hui sur leur expérience. En Suisse, la LMR, devenue ensuite le Parti socialiste ouvrier (PSO), fut une des organisations politiques marquantes nées à la suite des « événements ». « La génération rebelle de 1968 ouvrit les portes à un monde nouveau, mais qui ne fut pas celui qu’elle avait rêvé ». La citation résume bien la perspective. Un collectif issu de cette organisation a lancé en 2015 un questionnaire auprès d’environ 600 personnes ayant milité dans la LMR/PSO. Cent-dix protagonistes de toute la Suisse ont répondu et dit leurs origines, leur vécu de la phase mouvementée que furent ces années et leurs parcours ultérieurs. Ces témoignages, souvent très personnels, représentent près de 1200 pages. Ils sont accessibles en ligne sur le site internet l’AEHMO (Association pour l’étude de l’histoire du mouvement ouvrier). Cent soixante documents iconographiques, audio et vidéo complètent ce fonds. Autant d’histoires de vie, avec leurs impasses et leurs silences, qui s’inscrivent dans l’histoire tout court. Un livre en rend compte avec finesse et intelligence. Fruit d’un véritable travail de broderie tissé à partir de ces témoignages, le livre de Jacqueline Heinen, qui fut l’une des rares femmes responsables nationales de la LMR, permet de mieux comprendre de quoi furent faites ces « années d’espoir ». En mêlant rappels historiques, mises en contexte et nombreuses citations des 110 récits, l’auteure rend très vivant le bouillonnement personnel, politique et social que furent les années 1970. Une lecture passionnante aussi bien pour les personnes qui ont vécu cette période que pour celles qui ne l’ont pas connue. Certainement, cet ouvrage fera référence pour les études futures sur le sujet, d’autant plus qu’une bibliographie fouillée accompagne le livre.

Clive Loertscher, Passé simple, No 35, mai 2018 p. 30

 

L’art de la maille et du petit point pour tricoter la mémoire

Une promenade dans les souvenirs, les analyses, les engagements et les questionnement de 111 militant·es.

Il est important de prendre en compte l’histoire et le contexte. Opposition à la guerre d’Algérie puis à la guerre du Vietnam, soutien à la révolution cubaine et aux guérillas sud-américaines, défi à l’autorité parentale, cultures alternatives, propagande pour la contraception et le droit à l’avortement, soutien aux luttes pour les droits civiques auxEtat-Unis, suivi des mobilisations étudiantes en Europe, manifestation contre l’écrasement du « Printemps de Prague » par l’armée soviétique, etc…

Le contexte fédéraliste suisse, cinéma et théâtre, concerts rock, Frauenbefreiungsbewegung (FBB), un courant politique, Ligue marxiste révolutionnaire (LMR) – Revolutionärre marxistiche Liga (RML) en allemand – puis Parti socialiste ouvrier/SoczialistischeArbeiterpartei (PSO/SAP). « L’idée directrice du livre est de privilégier le récit des intéressée·e·s sur l’expérience qui fut la leur, et sur la façon dont elle a marqué le cours ultérieur de leur existence – tant en termes d’engagement, qu’aux plans social, professionnel ou privé. »

Des trajectoires, le « refus d’obéir passivement à des règles jugées ineptes », des voyages à l’étranger, ce qui ont contribué à « aiguiser leur regard sur leur environnement », l’imprégnation par les idées religieuses, les engagement dans les groupes religieux dont la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC), les parcours professionnels sinueux, les expériences limitées dans le temps de travail en usine, le travail pour payer des études, la répression subie…

Les injustices autour de soi, l’autoritarisme, le refus des rôles prescrits, une sexualité controlée ou interdite, « l’inflexibilité était de mise dans le domaine de la sexualité », la pédagogie scolaire jugée trop rigide, les attentes et les tâches spécifiques assignées aux filles, l’armée et ses rapports hyper-autoritaires, la xénophobie…

S’inscrire dans « un grand mouvement dépassant les frontières de son pays », la question du nucléaire, les analyses marxistes, les formations et l’ »aptitude ‘à réfléchir’, à ‘comprendre », l’appropriation d’une culture politique, historique et sociale, les lectures, « se plonger dans des pans inconnus de la littérature politique »… Je souligne l’insistance de beaucoup sur les processus de formation politique et la participation à une organisation internationale. La volonté de comprendre pour agir, incitera certain·es à plonger dans des lectures approfondies sur certaines thématiques. Il serait intéressant de mener des enquêtes sur ce qui fut réellement abordé et sur ce qui fut négligé.

Rares furent les courants politiques pensant « la révolution comme un processus planétaire » et sans subordination à un État existant. Leurs militant·es s’opposaient à l’impérialisme et au colonialisme, à tous les impérialismes y compris le leur, sans rien céder au stalinisme ou à ses variantes « maoïstes ». Et si les termes ou les caractérisations des régimes furent, à mes yeux inadéquates, « l’importance conférée à la critique de l’URSS dépassait la seule analyse théorique ». C’est par exemple, (voir le précédent de 1968 sur le printemps de Prague déjà évoqué) sur la Pologne, lors de la grève des ouvrier·es des chantiers de Gdansk et du développement du mouvement Solidarnosc, puis, contre le coup d’Etat dugénéral Jaruzelski de décembre 1981, que l’internationalisme des un·es se heurta de plein front au campisme d’autres… (Je ne parle pas ici du soutien de certain·es au régime génocidaire khmer rouge).

Les sphères du militantisme furent multiples, vers les jeunes scolarisé·es, les apprenti·es, les étudiant·es, les salarié·es et dans les organisation syndicales, sans oublier l’antimilitarisme et la revendication d’un service civique, « la critique de l’armée se combinait au refus du nucléaire », l’écologie, la solidarité internationale…

Je souligne les paragraphes sur la « cause féministe », les batailles pour que l’égalité des salaires soit menées par les organisations syndicales, la participation aux structures non-mixtes et d’abord pour les imposer, « En Suisse où le droit de vote ne fut concédé aux femmes qu’en 1971 (et, au niveau communal et cantonal partout qu’en 1991) et où les rapports entre les sexes restaient soumis à des conceptions très passéistes du couple et de l’éducation, comme on l’a vu, accusait un net retard dans divers domaines au regard des pays voisins », la longue bataille pour le droit à l’avortement…

Ces militant·es affichent aujourd’hui « un regard très critique sur les rythmes du militantisme », l’importance de la contribution financière au fonctionnement. « D’autant que l’engagement d’un certain nombre de membres fut à l’origine de difficultés, voire de sévères déboires en terme d’emploi, qui devaient peser sur leur avenir » (mesures de rétorsion, licenciements, surveillance policière, non-embauches, harcèlement, interdiction professionnelle). Iels soulignent aussi le sectarisme de certains groupes, le dogmatisme, les « relations » avec les courants maoïstes ou pro-soviétiques…

J’ai notamment été intéressé par le chapitre sur le privé est politique, la place restreinte des loisirs, les limites imposées aux relations sociales, le réquisitoire contre les moeurs imposés, les jugements moralisateurs, la question homosexuelle, la vie en communauté, les difficultés et les échecs, la question des enfants. Il y a là au moins un écart entre les prétentions et les réalisations…

Ce qui n’a pas manqué de resurgir sur les questions posées par la « lame de fond » du féminisme… le poids de la socialisation première, la notion centrale d’autonomie, la redéfinition des codes et des rôles, « faire la nique à la fois au passé et au présent », les rapports de domination et leurs perceptions, la non-mixité, le machisme dans l’organisation, l’oppression des femmes comme thème secondaire « dans les préoccupations de la direction », les violences, « les questions de violence, de harcèlements étaient certes reconnues comme des questions sociales importantes, mais considérées comme externes à la Ligue », le peu de crédit accordé aux femmes et à leurs paroles, la hiérarchie « non dite, implicite, assez subtile, surtout en ce qui concerne les grandes lignes politiques », les changements « à petits pas comptés » dans la division des tâches, les retombées en matière de « libération sexuelle »…

Sur ce sujet comme sur d’autres, un « camaïeu d’impressions et d’opinions souvent éloignées, voire contradictoires ». Un passé, certes partagé, mais dans certaines limites et une relative incapacité à tirer des leçons ensemble de l’articulation entre privé et politique…

D’autres sujets sont abordés, entre autres, le rattachement à la IVème internationale, les apports théoriques par-delà les continents, « les trois secteurs d’intervention de la révolution mondiale », la qualité de la formation, la question de la violence révolutionnaire – et celle des groupes minoritaires -, le pacifisme et l’objection de conscience, le caractère malaisé de l’action antimilitariste, le concept d’avant-garde et l’ »attente impatiente », le canevas théorique d’ensemble et le marxisme, une vision « très mécaniste des forces sociales », les débats et les réalités de la démocratie « à l’épreuve de l’autoritarisme », le paternalisme des « anciens », l’écrasement par la parole de certains, la brutalité des interventions…

Des traces, des départs pleins d’amertume, des « je ne regrette rien », des collaborations et de la camaraderie, « pour moi, cette période ne fut pas une simple note de bas de page, elle a contribué à mon essor et à mon émancipation, elle a engendré une meilleure compréhension et une attitude plus nuancée dans ma façon de défendre mes intérêts tant professionnels que privés », la portée internationale de convictions politiques, des outils « pour penser, comprendre et tenter d’agir, pas une doxa ni un catéchisme », des expériences… à transmettre.

« Aux personnes tentées d’ironiser en évoquant les détours et les errements nécessaires qu’il aura fallu pour en arriver là, on rétorquera en rappelant les mots de Wassyla Tamzali sur son combat au sein de la révolution algérienne :

C’est facile de dire maintenant que les enfants de l’an I de l’Algérie se trompaient, que nous nous fourvoyions. Mais comme elle était belle, notre erreur!

Laisser des traces… « 

Les interrogations sont nombreuses. Reste cependant un silence sur l’expression « trotskiste » inventée par les staliniens. Certes, contrairement aux pratiques maoïstes et stalinien·nes, il n’y eu pas de déification des analyses de Leon Trotski. Mais la construction identitaire » a eu cependant un prix, d’autant que certain·nes furent de véritables talmudistes et utilisèrent des textes comme des arguments d’autorité dans des débats. Sans oublier que « trotskiste » recouvre des analyses et des pratiques difficilement regroupables dans une même catégorie.

Si nous avons bien gagner le droit de recommencer, « nous » ne sommes pas dispensé·es d’analyses approfondies sur ce que « nous » n’avons pas, ou pas voulu – saisir radicalement…

Une belle « Chronique d’une époque marquée au sceau de la mémoire ou le reflet de visions singulières », où chacun·e pourra (re)trouver matière à réflexion sur les engagements, les impasses, les erreurs mais aussi les solidarités et le fil de l’espérance.

Le titre de cette note est inspiré d’une phrase des « Remerciements » préalables de l’auteure.

Didier Epsztajn, Entre les lignes entre les mots, 30 mai 2018.