Publier des essais : un angle mort des politiques de soutien au livre
Alors que les ouvrages universitaires, la littérature ou la bande dessinée bénéficient de dispositifs de financement bien identifiés, les essais – intellectuels, critiques ou sensibles – peinent à trouver leur place. L’expérience des éditions Antipodes le montre : publier des essais relève aujourd’hui du défi, faute de soutiens adaptés.
Dans le paysage éditorial suisse, les conditions de financement varient fortement d’un genre à l’autre. Les ouvrages universitaires peuvent s’appuyer sur un écosystème solide : Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS), universités, fonds internes, sociétés académiques. La légitimité institutionnelle qui accompagne ces publications ouvre l’accès à des aides substantielles.
La situation est comparable pour les livres à forte composante littéraire – romans, récits, poésie – et la bande-dessinée. Ils s’inscrivent dans des catégories reconnues par les politiques culturelles, avec leurs propres programmes de soutien, leurs concours et leurs réseaux de valorisation.
Mais dès lors qu’il s’agit de publier des essais, l’équation se complique. Ni pleinement académiques ni rattachés à un label littéraire clair, les essais occupent un entre-deux qui échappe aux dispositifs existants. Ils interrogent, dérangent parfois, ou s’engagent sur des terrains idéologiques perçus comme sensibles – autant d’éléments susceptibles de refroidir des financeurs déjà peu enclins à soutenir ce genre aux frontières floues.
Les éditions Antipodes en ont fait l’expérience avec plusieurs titres récents. Dans Faire face, Gilles Labarthe propose non pas un essai introspectif, mais un recueil d’entretiens avec des intellectuel-le-s et des spécialistes en sciences humaines, sociales et politique. L’ouvrage sert de porte d’entrée accessible à des champs de recherche parfois complexes et offre une véritable contribution de vulgarisation, permettant d’établir un dialogue vivant entre le monde académique et un public plus large. À ce titre, il n’entre dans aucune catégorie de soutien clairement établie.
Autre cas de figure avec D’un loup à l’autre, de Camille Krafft, une enquête fouillée sur les dynamiques de prédation, de peur et de cohabitation autour du loup en Suisse romande. Bien que profondément ancré dans un travail d’enquête journalistique rigoureux, le livre ne bénéficie pas des soutiens destinés au journalisme, puisqu’ils ciblent avant tout les médias et non les éditeurs. Malgré l’importance du sujet et l’intérêt du public, sa publication a nécessité un effort de financement considérable.
Dernier exemple avec La décroissance, chemins faisant, un essai ouvertement militant qui interroge nos modes de vie, nos imaginaires économiques et les futurs possibles face aux impasses de la croissance infinie. Par sa volonté d’explorer des pistes alternatives et d’alimenter un débat de société, il se situe à la croisée de l’analyse politique, de la réflexion écologique et du manifeste engagé – un positionnement qui, lui aussi, échappe aux cadres de soutien habituels.
Ces trois livres illustrent à quel point des démarches très différentes – un recueil d’entretiens de sciences sociales, une enquête journalistique approfondie et un essai militant – se retrouvent réunies sous le même label « essai ». Et à quel point ce label, faute de dispositifs adéquats, reste mal reconnu et mal soutenu. Il s’agit pourtant de livres qui questionnent nos certitudes et ouvrent des espaces de réflexion indispensables. Leur fragilisation n’affecte donc pas seulement les éditeurs : elle appauvrit l’espace public tout entier.
Il est sans doute temps de penser un dispositif de soutien plus clair pour ce genre essentiel qu’est l’essai. Sans cela, les éditeurs indépendants continueront à porter seuls le risque d’une production pourtant indispensable.