Travail féminin: retour à l’ordre!

L’offensive contre le travail des femmes durant la crise économi

Schoeni, Céline,

2012, 626 pages, 37 €, ISBN:978-2-88901-055-4

La crise économique des années 1930 s’accompagne d’une véritable offensive contre l’activité professionnelle féminine dans les services publics. Cet ouvrage propose une histoire croisée de cette offensive en Suisse et en France, en y intégrant la dimension internationale de la campagne contre l’emploi féminin. Cette approche permet de revisiter l’histoire politique, sociale, culturelle, économique et financière de cette période sous l’angle du genre et de renouveler un cadre d’analyse en histoire du travail et des féminismes.

Format Imprimé - 47,00 CHF

Description

La crise économique des années 1930 s’accompagne d’une véritable offensive contre l’activité professionnelle féminine dans les services publics.

Dans l’ensemble des pays industrialisés, le travail des femmes fonctionnaires devient un enjeu économique, politique, social, familial et moral. La généralisation du chômage suscite d’âpres discussions sur la répartition des postes de travail et les femmes fonctionnaires endossent le rôle de bouc émissaire. Les gouvernements et les autorités publiques des pays industrialisés plébiscitent, selon des modalités diverses, la « solution » d’une réglementation restrictive du travail des salariées des services publics.

Ce livre traite d’un épisode méconnu de l’histoire de la « ségrégation ordinaire » entre les sexes dans le monde du travail. Il montre que les nouvelles distinctions entre « travail masculin » et « travail féminin », intervenues dans les emplois publics durant les années 1930, ne reflètent pas des faits naturels mais qu’elles constituent l’aboutissement d’un long processus de différenciation engageant une multitude d’actrices et d’acteurs sociaux.

L’ouvrage propose une analyse croisée de l’offensive contre l’activité des salariées de la fonction publique en Suisse et en France, en y intégrant la dimension internationale de la campagne contre l’emploi féminin.

Cette approche permet de revisiter l’histoire politique, sociale, culturelle, économique et financière de cette période sous l’angle du genre et de renouveler un cadre d’analyse en histoire du travail et des féminismes.

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Table des matières

I. Le travail des femmes fonctionnaires, un « problème » international

  • Jalons de l’offensive internationale contre le travail féminin dans les emplois publics (1930-1938)
  • Le BIT et le droit au travail des femmes fonctionnaires
  • Les associations féministes internationales et la lutte pour le droit au travail des femmes

II. L’offensive contre le travail des femmes fonctionnaires en Suisse

  • Les signes avant-coureurs d’une remise en cause généralisée du droit au travail des femmes fonctionnaires (1927-1931)
  • Crise économique et travail féminin: la polémique sur les « doubles salaires » (1932-1934)
  • Restrictions budgétaires et division sexuelle du travail (1935-1937)

III. L’offensive contre le travail des femmes fonctionnaires en France

  • Émergence du « problème » du travail féminin (1931-1932)
  • La crise ou haro sur le travail des femmes fonctionnaires (1933-1936)
  • L’expérience du Front populaire: respect du travail féminin? (1936-1938)

Conclusion

Annexes disponibles sur www.antipodes.ch

Presse

Dans la revue Genre & Histoire

Travail féminin: retour à l’ordre! est un gros ouvrage, la publication de la thèse d’histoire de Céline Schoeni articulée dans une comparaison franco-suisse a priori improbable. Reste que ces deux pays ont, entre les deux guerres, des taux d’activité féminins élevés (un très gros tiers de la population active est composé de femmes) et que les femmes n’y ont le droit ni de vote, ni d’éligibilité. Là comme ailleurs, les associations féministes de toutes obédiences (confessionnelles, laïques, professionnelles) et les syndicats corporatistes féminins (comme le Groupement des femmes fonctionnaires de la CGT en France) sont actifs pour la défense des droits au travail et arrimés à des liens internationaux dont le Bureau international du Travail (BIT) de Genève est un des pivots dès les lendemains de la Première Guerre mondiale.
C. Schoeni a privilégié l’étude du temps court (1927-1938), soit la crise économique des années 1930 et ses prémisses, observé d’abord dans un contexte transnational avec le BIT et les associations féministes (première partie), puis en Suisse (deuxième partie) et en France (troisième partie), une option qui lui permet de contourner la difficulté comparative puisque les deux pays ont des institutions fort différentes: les politiques suisses se déroulent dans un contexte fédéral aux échelons multiples et où cantons et communes ont loisir d’agir de manière différenciée, quand les politiques françaises sont jacobines et unifiées.
C’est un des intérêts de l’ouvrage que de mettre d’une part l’accent sur le rôle du BIT, de ses enquêtes et de ses rapports dans la mise en perspective des diverses politiques nationales, et, d’autre part, sur celui des associations féministes pour la défense de la place des femmes sur le marché du travail et notamment les fonctionnaires, objets de la recherche. À Genève s’élaborent des normes, des résolutions et des conventions, qui peuvent d’ailleurs n’être que des principes ou des vœux pieux en matière d’égalité des sexes. Est bien mise en valeur ici la circulation internationale des idées féministes (en particulier avec l’International Council of Women / Conseil international des Femmes et l’Open Door international), le plus souvent articulée dans une prégnance de la vision d’une complémentarité des sexes, mais aussi la vitalité du mouvement de défense de la place des femmes sur le marché du travail, en particulier dans un secteur tertiaire en incessante expansion. Au-delà des frontières des États, on voit aussi comment la question de la place des femmes dans la société est affaire de contexte économique et social bien plus que d’habitus nationaux.
Dans l’ensemble de l’ouvrage, la recherche est une mine de renseignements pour l’analyse des discours contrastés — tant féministes que misogynes — sur la place des femmes dans les sociétés occidentales dans les années 1930, durant cette décennie où se concrétisent les avancées féminines dans les métiers très qualifiés, avancées dues en particulier à leur place renforcée dans les études supérieures et donc les professions auxquelles ces dernières conduisent. Il y a là en particulier les métiers d’autorité dans la fonction publique, accessibles sur concours, avec des diplômes universitaires et généralement ouverts aux femmes aux lendemains de la Première Guerre mondiale. La progression féminine y est suffisamment rapide pour que la grande crise économique autorise la mise en place de mesures destinées à enrayer cette avancée bien sûr pensée comme menaçante pour l’ordre économique, mais surtout pour l’ordre social où domine la hiérarchie entre les sexes. Le premier registre de mesures est celui des quotas, qui peuvent être limitatifs (par exemple 20% des postes réservés aux femmes) ou simplement s’énoncer en parité (le nombre de reçues est limité à 50%). En ces temps de crise économique et de chômage important, l’argument avancé relève de la protection du travail des hommes et spécialement ceux qui sont chargés de famille. C’est là la première réaction pour enrayer la montée des femmes dans les postes d’autorité de la fonction publique.
L’autre registre d’attaque contre les femmes s’inscrit dans les politiques déflationnistes et les économies budgétaires des années 1930: on assiste à la suppression de certains avantages, par exemple la suppression de la prime de résidence aux épouses de fonctionnaires ou la suppression de la pension de réversion aux veuves de fonctionnaires. En Suisse a lieu une offensive contre le recrutement d’institutrices mariées. Parallèlement s’organisent les premières politiques familiales d’importance, avec le déploiement en France d’allocations familiales doublées par des allocations pour les mères au foyer.
Pour l’analyse de ces entraves faites aux femmes fonctionnaires, on peut sans doute reprocher à cet intéressant et volumineux ouvrage de s’inscrire dans un temps historiographique quelque peu doloriste et de surcroît très attaché aux discours misogynes. Sans doute aurait-il fallu marquer plus fermement que les quotas mis en place pour les recrutements (dont d’ailleurs on voit mal les répercussions concrètes) ne touchent qu’une petite minorité de femmes très diplômées en France et que, par ailleurs, les embauches les plus importantes se font dans des métiers de toute manière réservés aux femmes: « demoiselles » des téléphones, dames des chèques postaux, dactylographes et secrétaires… De même, les suppressions de primes de résidence touchent seulement les épouses, quand le vocabulaire employé au fil du texte reste trop généralisateur en employant très systématiquement l’expression de « femmes fonctionnaires ». Bien sûr  — et même si le retour à l’ordre n’aura guère lieu — cela ne minore en rien les attaques menées contre les salariées de la fonction publique par des hommes politiques de gauche comme de droite, ni ne cache comment, en France, les politiques menées par Vichy s’inscriront dans la continuité de celles de la IIIe République. Pour encore de nombreuses décennies, les sociétés occidentales resteront mues par la peur des conséquences sociales générées par l’égalité entre les hommes et les femmes et tout spécialement sur le marché du travail.

Sylvie Schweitzer, Genre & Histoire, No. 14, printemps 2014, compte rendu mis en ligne le 16 octobre 2014

 

Dans la revue Clio. Femmes, Genre, Histoire

Issu d’une thèse soutenue à l’université de Lausanne, le livre de C. Schoeni est un ouvrage dense traitant d’une question en apparence limitée, mais qui s’insère dans la longue histoire de la division sexuelle du travail: celle des femmes fonctionnaires – institutrices ou autres employées des autorités publiques – lors de la crise des années 1930. L’auteur s’est concentré sur la Suisse et la France comme cas d’études. Le titre, qui suggère une synthèse plus vaste, aurait peut-être pu indiquer plus clairement qu’il s’agit surtout de cette catégorie spécifique de femmes, et uniquement dans ces deux pays. Il est vrai qu’au centre de l’analyse se trouve le Bureau International du Travail (BIT), sis à Genève, qui opère sur la scène internationale.

Ces réserves sur le titre mises de côté, on peut saluer un ouvrage très solidement construit et clairement balisé. Son destin est sans doute d’être consulté plus souvent que lu, mais on s’y retrouve facilement. La première partie (3 chapitres) prend la forme d’un tour d’horizon sur: « le problème » du travail féminin, concept accepté par la plupart des commentateurs de l’époque; sur les travaux du BIT, d’où émerge la personnalité très influente de Marguerite Thibert, responsable du travail « des femmes et des enfants »; et sur les associations féministes internationales, qui luttent, en ordre dispersé d’ailleurs, pour que les femmes (surtout les fonctionnaires/employées) aient droit au travail, lors d’une conjoncture difficile où l’on murmure qu’elles usurpent le travail des hommes.

La deuxième partie examine dans le détail l’offensive contre le travail des femmes fonctionnaires en Suisse, dans un contexte fédéral qui laisse de la place aux solutions diverses. La troisième partie répète l’exercice pour la France des années 1930, faisant ressortir de grandes différences avec la Suisse (plus grande instabilité sociale et politique, contraste entre l’approche du gouvernement Laval et celle du Front Populaire, statut national des fonctionnaires), mais aussi une certaine convergence sur le fond de la question. L’étude repose sur un nombre immense de sources manuscrites ou d’époque, dépouillées dans les archives du BIT et ailleurs, et sur la presse féminine/féministe.

Qu’apporte cette thèse de nouveau aux analyses existantes de ces catégories de femmes dans l’entre-deux-guerres? Pour la France, nous avons entre autres celles de Linda L. Clark, Delphine Gardey, Laura Lee Downs, Anne-Marie Sohn, Guy Thuillier, Sylvie Zerner, ainsi que beaucoup de synthèses. La littérature sur la Suisse est sans doute moins connue à l’étranger, mais la bibliographie exhaustive citée par C. Schoeni démontre la richesse des publications des vingt ou dix dernières années, notamment celles de Brigitte Studer. Pour beaucoup de lecteurs/lectrices hors de la Suisse, ce livre offre donc précisément une rare occasion de voir plus clair dans l’histoire des femmes suisses. Un point fort du livre est de confronter les expériences suisse et française (le transnational), et de les situer dans un même contexte (international).

En deuxième lieu, C. Schoeni met en lumière non seulement les mécanismes du BIT et son histoire d’intervention, mais aussi le rôle encore assez mal connu des associations internationales de femmes (dont le degré de « féminisme » varie beaucoup) dans les années 1930. On suit de très près les querelles entre les féministes dites « protectionnistes », soutenues à Genève, qui s’occupent des conditions du travail des femmes, et les « égalitaires » qui luttent pour le droit au travail sans entraves. Une des révélations du livre, d’ailleurs, est le rôle joué par l’Open Door International, égalitaire et minoritaire, fondé par l’Écossaise Chrystal Macmillan, qui combat sans merci les positions jugées trop faibles du BIT, et de la formidable Marguerite Thibert – les deux parties étant de bonne foi, mais divisées sur les solutions préconisées. (Il faut dire qu’un index beaucoup plus élargi aurait permis aux lecteurs/lectrices de mieux cerner les activités des Les citoyens depensent autant que possible, sans aucun doute, sur des slot machines de poker. douzaines d’associations citées.)

Sur le fond de la question, l’apport de la thèse de Céline Schoeni repose dans son analyse fine non seulement des conséquences pratiques de mesures prises par les autorités publiques, mais aussi d’un discours  généralisé, déstabilisant pour l’emploi féminin en général et surtout dans le secteur tertiaire. Comme elle l’observe, même au plus fort de la crise, les femmes continuent souvent d’occuper des emplois de fonctionnaires. Plutôt que de les en chasser, il s’agit souvent de précariser leurs conditions de travail et de mettre en question la légitimité de leur travail hors de la maison. Elles se trouvent au centre de plusieurs discours – sur l’économie, sur la famille, et sur la qualification. Que ce soient les institutrices mariées, ciblées en Suisse, ou les femmes fonctionnaires qualifiées, visibilisées en France par les décrets Laval, elles sont l’objet de multiples « compromis » qui tendent à renforcer « une norme sociale », « le modèle de l’homme pourvoyeur de la famille » (p.559). À ce propos l’auteur aurait pu citer le cas célèbre de Suzanne Borel, fonctionnaire très qualifiée au quai d’Orsay, mais privée de poste consulaire, car n’ayant pas de citoyenneté.

Pendant l’entre-deux-guerres, vu ce qui se passait ailleurs, la France et la Suisse n’étaient pas des pays où le travail des femmes avait à se confronter aux mesures les plus dures. Mais ni les discours des années 1930, ni les réalités sur le terrain n’ont entièrement disparu, observe Céline Schoeni, puisque le BIT annonçait en 2009 que l’impact de la crise actuelle « risque d’être plus néfaste pour les femmes que pour les hommes » (p.560).

Siân Reynolds, Clio. Femmes, Genre, Histoire, no. 38/2013, pp. 327-329

Redéfinition de la division sexuée du travail dans les services publics

Brigitte Studer et Françoise Thébaud commencent ainsi leur préface « Au début du XXe siècle, la légitimité du travail des femmes est difficilement contestable publiquement dans les pays occidentaux, où les jeunes filles sont en général plus diplômées que les jeunes hommes et où les contestations féministes des dernières décennies ont promu les valeurs d’égalité. Mais qui n’a pas entendu ou lu, en ces temps de crise économique, des petites phrases assassines instillant le doute ou accusant les femmes de mettre les hommes au chômage et de déstabiliser la famille? ». La thèse, dont est issu ce livre, de Céline Schoeni « nous plonge au cœur de cette décennie d’avant-guerre marquée également par de fortes difficultés économiques ».

Les préfacières soulignent les apports de la comparaison helveto-française et différents points au centre du livre: la gestion genrée du personnel de la fonction publique, le découragement du travail salarié des femmes, l’impossible accès à certains postes qualifiés, les réponses des mouvements féministes, les rôles du BIT ou de l’Open Door et de ses sections nationales, etc…

Une courte mais très incitative invitation à lire attentivement ce livre.

Les années 1930 et la crise économique. Pour certain.e.s « les femmes envahissent les écoles et les administrations publiques, volant ainsi les postes bien rémunérés ». Pour Céline Schoeni, l’offensive remettant en cause le droit au travail des femmes fonctionnaires est, entre autres, « une réponse à la crainte diffuse d’une indifférenciation sexuée dans le monde du travail et de ses conséquences potentielles sur la sphère privée ». Elle ajoute « En soi, la volonté d’indépendance et d’autonomie des femmes inquiète. Elle est amplifiée, fantasmée, et engendre une crainte disparate à la perspective d’une généralisation de la présence de femmes à l’université, du développement d’organisations professionnelles non mixtes et non rattachées aux structures syndicales dominées par les hommes, ou encore face à l’idée que les femmes puissent avorter légalement, voter, conduire, voler, se déplacer à vélo ou faire du sport en pantalon ».

Dans son introduction, l’auteure présente son travail: « L’isolement d’un épisode historique, celui de l’offensive contre le droit au travail des femmes fonctionnaires durant les années 1930, permet de décortiquer finement les rouages et les dynamiques de la ségrégation à l’œuvre dans le salariat ». Elle nous rappelle la nécessaire sexuation de l’histoire: « La sexuation de l’histoire, soit la prise en compte des rapports entre les sexes dans et par le récit historique, l’éclairage novateur de l’histoire d’une nation sur l’autre, ainsi que la prise en considération de l’internationalisation de certaines pratiques – législatives comme féministes -, permettent en effet de renouveler un cadre d’analyse et de proposer de nouvelles pistes de recherche ».

Sous le prisme de l’activité salariée, Céline Schoeni analysera les (re)configurations des rapports entre les sexes, les « incidences » en Suisse et en France de cette offensive contre le travail des femmes fonctionnaires et les mobilisations féministes pour défendre le droit au travail des femmes. Je souligne le gouffre entre ce livre et les histoires contées par bien des historiens, y compris se référant au mouvement ouvrier…

L’auteure souligne aussi, dans son introduction, que la division sexuelle du travail, « à la fois enjeu et expression des rapports de pouvoir sexués, n’est pas un phénomène historiquement figé ». C’est en effet dans chaque configuration que doit-être abordée cette division pour en aborder les reformulations et les continuités, « L’analyse croisée de l’offensive contre le travail des femmes en Suisse et en France montre ainsi que le rapport entre les sexes dans l’emploi est une relation sociale construite sans cesse remodelée, dont les modalités sont façonnées par un contexte historique et national spécifique ». Au vingtième siècle, les femmes quittent le travail, reconnu ou non, dans l’agriculture pour des emplois de plus en plus nombreux dans le secteur tertiaire. A très juste titre, l’auteure signale, que ce n’est pas seulement dans les pays à régime fasciste que le droit au travail des salariées de la fonction publique a été attaqué, « La catégorisation par pays tend à occulter l’existence de logiques transnationales et biaise ainsi la compréhension de la structuration sexuée du marché du travail ». Sous prétexte, d’une liaison naturalisée entre mariage et reproduction, c’est bien « l’établissement d’une hiérarchie sexuée du droit à l’emploi » qui prédomine.

Pour les français.e.s, je signale le chapitre sur l’expérience du Front populaire, bien loin des (ré)écritures sur-valorisantes des réalités bien plus contrastées, l’histoire écrite au masculin, ne pouvant rendre compte de l’ensemble des relations sociales.

Par l’analyse détaillée des modalités diversifiées des offensives contre le droit au travail des femmes fonctionnaires et des réponses politiques, syndicales et féministes, grâce aux comparaisons entre situation suisse et française et les mises en perspectives historiques, le livre de Céline Schoeni est d’un apport considérable. « Révélant les rapports de pouvoir sexués qui structurent le monde du travail salarié comme la sphère privée, les injonctions quant à la nécessité d’établir de nouveaux marqueurs sexués entre les salarié.e.s se cristallisent sur des catégories féminines du salariat fluctuant dans le temps, car la concurrence – réelle ou fantasmée – entre les sexes est fonction d’évolutions et de transformations socioéconomiques globales ».

 Didier Epsztajn, Entre les lignes entre les mots, 16 juillet 2013

La crise pèse sur le droit à l’emploi des femmes

La parution de Travail féminin: retour à l’ordre, aux Éditions Antipodes, vient rappeler combien le droit à l’emploi des femmes, pour évident qu’il nous paraisse aujourd’hui, peut faire l’objet de fortes offensives en période de récession économique. L’auteure du livre, Céline Schoeni, nous offre une magnifique analyse des mesures prises à l’encontre du travail salarié féminin dans le secteur public durant les années 1930 en Suisse et en France. Dans ces deux pays, ce sont les femmes fonctionnaires, mariées et hautement qualifiées, qui ont été au cœur de la croisade. En Suisse, la charge s’est surtout focalisée sur les institutrices mariées et les employées dans les administrations cantonales et communales. En France, c’est davantage le personnel féminin de l’administration centrale, dans les ministères, qui a été visé. Bien que l’analyse se concentre sur deux pays, l’ensemble des pays occidentalisés industrialisés connaît un processus similaire.

Comme le démontre avec force cette étude historique, c’est tout un dispositif – légal, normatif, pratique – de gestion sexuée du personnel de la fonction publique qui a été mis en place afin de décourager le travail salarié des femmes. Quelles sont les conséquences de la réglementation restrictive du travail féminin dans ce secteur d’activité? En premier lieu, l’offensive engendre la dégradation et la précarisation des conditions de travail des femmes fonctionnaires. Ces dernières se maintiennent sur le marché du travail, mais leur salaire est diminué. Ensuite, les campagnes contre le travail salarié féminin amorcent une dynamique de retrait des femmes du marché du travail. En Suisse, la part des femmes parmi la population active chute entre 1930 et 1940. Enfin, les mesures renforcent la division du travail et la hiérarchie entre les sexes. Aux hommes le travail productif, vecteur de richesse nationale, aux femmes l’éducation des enfants et le travail ménager non rémunéré. L’ensemble des discours qui sont tenus à cette époque encense les figures de l’homme pourvoyeur du revenu du ménage et de la femme au foyer. Cette conception des rôles fortement différenciés selon le sexe se retrouve dans la plupart des assurances sociales qui se mettent en place dans l’immédiat après-guerre. Est ainsi instituée la dépendance des femmes à l’égard des hommes pour celles qui sont mariées, à l’égard de l’État pour celles qui vivent seules et dont l’activité rémunérée ne leur permet pas de boucler leurs fins de mois.

D’aucuns penseront que le droit des femmes à l’emploi est pleinement acquis aujourd’hui et qu’un processus du même type que celui qui caractérise les années 1930 ne saurait ressurgir. Il n’en est rien. La récente crise économique confirme l’existence d’une dynamique similaire, selon le rapport établi en 2009 par le Bureau International du Travail, intitulé Tendances mondiales de l’emploi des femmes. Les turbulences économiques actuelles risquent bien d’exacerber les inégalités entre les femmes et les hommes dans l’univers du travail rémunéré. Certes, l’égalité en matière de droit à l’emploi est formellement acquise depuis les années 1980, mais l’égalité dans les faits demeure un défi majeur. Pour les femmes, le travail rémunéré n’est toujours pas envisagé ni perçu comme un droit acquis, mais comme un droit d’usage. Autrement dit, l’activité salariée féminine est encore souvent considérée comme éventuelle, subordonnée à d’autres tâches, l’éducation des enfants en particulier. En témoigne la fréquence de la notion de « choix » pour parler de l’emploi féminin. Ne dit-on pas des femmes qu’elles choisissent d’exercer une activité à temps partiel? Pour les hommes, il en va tout autrement. L’emploi est un droit acquis, ce qui se traduit concrètement, pour ces derniers, par l’obligation de vendre leur force sur le marché du travail. Et quand on parle du travail salarié masculin, rares sont les personnes qui utilisent la notion de « choix ».


Magdalena Rosende, Le Courrier, 26 juillet 2012