Nouvelles Questions Féministes Vol. 35, No 2

Féminismes dans les pays arabes

Delphy, Christine, Jasser, Ghaïss, Lalami, Feriel, Mahfoudh, Amel,

2016, 168 pages, 32 chf, 25 €, ISBN:978-2-88901-127-8

Ce numéro examine de plus près certaines mobilisations actuelles dans les pays arabes, en particulier en Égypte et au Liban, et montre que si les révolutions ont ouvert des espaces de liberté et de parole, les rapports de genre sont encore fortement inégalitaires et excluent les femmes des lieux de pouvoir.

Format Imprimé - 32,00 CHF

Description

Au Machrek (Proche-Orient) comme au Maghreb, les femmes sont des actrices incontournables des mouvements de contestation et des luttes pour la démocratie. En 2011, Tunisiennes, Égyptiennes, Libyennes, Syriennes et Yéménites ont investi massivement les révolutions arabes, elles ont manifesté et mobilisé les réseaux sociaux pour dénoncer et alerter l’opinion publique nationale et internationale sur leurs conditions de vie. Mais ces mouvements de femmes ne sont pas inédits, les femmes arabes n’ont pas attendu les révolutions pour s’imposer dans le champ contestataire et politique. C’est ce que montre le texte de Sandrine Mansour qui ouvre le Grand angle: au cours du XXe siècle, les femmes dans les pays arabes n’ont cessé de lutter contre les puissances coloniales et les régimes des états indépendants contrôlés par une classe politique majoritairement masculine. Plusieurs témoignages dans la rubrique Parcours, notamment de Syriennes, rendent aussi compte des multiples formes de résistances politiques et féministes que développent les femmes des pays arabes.

Centré sur la continuité des luttes féministes dans ces pays, le numéro examine de plus près certaines mobilisations actuelles, en particulier en Égypte (Dina Beblawi) et au Liban (Marie-Noëlle Abi Yaghi). Ces textes montrent que si les révolutions ont ouvert des espaces de liberté et de parole, les rapports de genre sont encore fortement inégalitaires et excluent les femmes des lieux de pouvoir. Ces difficultés ne sont pas spécifiques aux femmes arabes, elles renvoient au contraire à une question partagée entre les mouvements ici (en Europe, en Occident) et là-bas (dans les pays arabes): quelle place est donnée aux femmes et à la cause féministe dans les luttes politiques? Ou pourquoi la question de la domination masculine est-elle exclue du champ conceptuel politique?

Table des matières

Édito

  • Les luttes des femmes arabes contre le patriarcat, les pouvoirs tyranniques, l’islamisme, le colonialisme et le néocolonialisme (Ghaïss Jasser, Amel Mahfoudh, Feriel Lalami et Christine Delphy)

  Grand angle

  • La naissance des mouvements de femmes au Levant (Sandrine Mansour)
  • L’invisibilisation du féminisme dans la lutte révolutionnaire de la gauche radicale égyptienne (Dina Beblawi)
  • Militer par « projets ». Fragmentation et reproduction de l’espace contestataire féministe au Liban (Marie-Noëlle Abi Yaghi)

Parcours

  • Nahed Badawia, militante syrienne. « Pas de démocratie en Syrie sans que les femmes soient totalement libérées » (entretien réalisé et traduit par Ghaïss Jasser)
  • Nadia Chaabane, militante féministe tunisienne. Un engagement transnational pour les droits des femmes et la justice sociale (entretien réalisé par Amel Mahfoudh)
  • Hala Alabdalla, cinéaste syrienne. « Quand je vois les femmes syriennes, je fais confiance à notre Révolution » (entretien réalisé par Ghaïss Jasser)
  • Fatou Sarr, sociologue féministe. Parcours de la loi sur la parité au Sénégal (entretien réalisé par Farinaz Fassa et Marta Roca i Escoda)

Actualité

  • Regardez cette photo. Regardez-la bien (Silvia Ricci Lempen)

Comptes rendus

  • Madawi Al-Rasheed, A most masculine State. Gender, politics, and religion in Saudi Arabia (Amel Mahfoudh)
  • Norma Marcos, Le désespoir voilé. Femmes et féministes de Palestine (Ghaïss Jasser)
  • Ann Laura Stoler, La chaire de l’empire. Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime colonial (Nathalia Gerodetti et Agathe Besnard)
  • Catherine Achin et Laure Bereni (dir.), Dictionnaire genre & science politique (Salima Amari)
  • Le Collectif Onze, Au tribunal des couples. Enquête sur des affaires familiales (Claudia Regina Nichnig)
  • Feminist Studies. Special issue on food and ecology (Nathalia Gerodetti et Agathe Besnard)
  • Eleonora Selvi, Maria Antonietta Macciocchi. L’intellettuale eretica (Sabine Valici-Bosio) 

Collectifs

  • Nasawiya: un collectif féministe libanais (Paola Salwan Daher)
  • L’association LWU (The Libyan Women Union) ou comment lutter malgré le chaos politique (Samira Massoudi et Eman Derbi)

Hommage

  • Fatima Mernissi (1940-2015): la lutte pour un féminisme sans tutelle (Dorra Mahfoudh Draoui)

Notices biographiques
Résumés

Presse

Préserver les acquis et développer les droits des femmes

Égyptiennes, Libyennes, Palestiniennes, Irakiennes, Syriennes et Yéménites… Comme le rappellent Ghaïss Jasser, Amel Mahfoudh, Feriel Lalami et Christine Delphy, « Aux cours du XXe siècle, elles ont participé aux luttes d’indépendance, à l’opposition aux régimes autoritaires, à la construction de la démocratie partout où cela a été possible et, finalement, à l’intégration de ‘la question femmes’ dans les agendas politiques ». Les auteures soulignent que la lutte féministe dans les pays arabes, comme dans le reste du monde, fait pleinement partie de la lutte politique. J’ajoute que toute lutte politique n’incluant pas les femmes et le féminisme ne peut-être que parcellaire et de ce fait incapable de poser l’émancipation de toutes et tous. Les auteures ajoutent qu’il convient de « comprendre comment les logiques patriarcales marginalisent, voire excluent les femmes de l’espace public et politique ».

Luttes féministes et luttes anti-coloniales, émergence des mouvements de femmes et imbrication avec les mouvements nationalistes, « Mobilisées pour l’indépendance de leurs pays, elles avancent dans le même temps les questions de la suppression du voile, de l’éducation des filles, du droit de vote des femmes et de changer les lois du mariage et du divorce », solidarités entre femmes des différentes régions, rencontres internationales, défense de la Palestine…

Instrumentalisation de la cause des femmes par les régimes totalitaires prétendument laïcs, port du foulard comme signe d’opposition au régime… » L’islamisme aussi instrumentalise la cause des femmes en dénigrant et en rejetant les quelques droits acquis concernant en particulier le travail et la famille ». Sans oublier dans les versions les plus rigoristes et/ou réactionnaires la transformation de « leur statut personnel en huis clos », les discours sur l’ordre moral « dont les premières victimes sont les femmes et leurs libertés »…

Comme le soulignent Ghaïss Jasser, Amel Mahfoudh, Feriel Lalami et Christine Delphy « les régimes autoritaires et l’islamisme constituent un double infernal ».

Pouvoir des organismes internationaux et des bailleurs de fonds, transformation des associations féministes en ONG sociales, processus de dépolitisation rampant, professionnalisation et ONGisation, suppression des espaces non-mixtes et indépendants. Les auteures insistent sur les logiques patriarcales dans les espaces de luttes mixtes, « En hiérarchisant les engagements, la cause des femmes est exclue de cet objectif politique et devient un but secondaire dont on s’occupera plus tard ». Une ritournelle bien connue… qui implique de ne pas prendre en compte les « contradictions de sexe » ou des « intérêts antagoniques » des hommes et des femmes, « l’oppression spécifique des femmes est invisibilisée »…

Dans ce numéro sont, entre autres, abordés: la place donnée aux femmes et à la cause féministe dans les luttes politiques; la question de la domination masculine exclue du « champ conceptuel du politique »; l’idéologie de la complémentarité contre l’égalité; les explications sociale et politique des violences exercées contre les femmes loin de tout naturalisme, « Les agresseurs ne sont pas travaillés par des ‘pulsions animales’, ils savent très bien ce qu’ils font: ils barrent la route à toute participation des femmes aux débats politiques et, a fortiori, à toute inscription des ‘questions femmes’ à l’agenda politique, révolutionnaire ou non… »

Je n’aborde que certaines analyses et éléments choisis subjectivement.

Naissance des mouvements femmes, combat contre les tutelles des puissances occidentales et les inégalités hommes-femmes dans « des sociétés levantines où l’homme a une place déterminante et dominante », fin de l’empire ottoman, colonialisme (France et Grande-Bretagne), renaissance de la littérature arabe – la Nahda -, libération des femmes et libération nationale, religion et traditions culturelles, éducation des femmes, question palestinienne, l’histoire écrite par les hommes pour les hommes, le mur des Lamentations…

Sandrine Mansour souligne l’ouvrage de Nazira Zein Eddine La jeune filles et les cheikhs, les liens entre anticolonialisme et antiféminisme ou anticolonialisme et « tradition », « Ce n’est pas sûrement pas ce chiffon de voile qui sera la force pouvant s’opposer à la ruine de la nation et à la colonisation du pays », voile et droit de vote, « L’asservissement de la femme ne peut donner une nation libre et la femme est un pilier aussi important que l’homme dans la famille comme pour la nation », égalité et recherche du « bien commun ».

Les revendications sur le droit de vote, le mariage, le voile, la place des femmes dans la société, contre « l’étroite surveillance », la Ligue sociale démocratique féminine (Liban), la manifestation à Damas (mai 1944) « pour réclamer le dévoilement de la femme musulmane », l’Union des dames arabes (Damas), l’Union féminine arabe (Liban), émancipation et allégeance au mari, le Congrès féministe du Caire(décembre 1944), la place particulière de la Palestine…

L’histoire des femmes, les luttes pour les droits, les conséquences actuelles de la période mandataire…

J’ai notamment été intéressé par l’article de Dina Beblawi sur l’invisibilisation du féminisme dans la lutte révolutionnaire de la gauche radicale égyptienne, la révolution comme « processus généralement asexué », la dénégation « de l’oppression spécifique des femmes et des rapports sociaux de sexe ». Je souligne les paragraphes sur les luttes contre les violences sexuelles comprises comme « protection » des femmes, « aucun des discours analysés n’envisage un éventuel mouvement non mixte et autonome contre les violences sexuelles », les pratiques ambivalentes affaiblissant le potentiel émancipateur des résistances, l’essentialisation d’une « supposée différence physique insurmontable », le parallèle fait entre protection et agression…

Féministe, révolutionnaire, compromis, contradictions, modes d’action… Reste qu’à juste titre, Dina Beblawi souligne la dépolitisation de l’oppression des femmes dans le « traitement » des violences qui s’exercent sur elles, l’oubli de l’aspect structurel de ces violences, du système de domination, de la division sexuelle du travail, de l’invisibilisation de « la sphère privée et de la famille (sur ces points, lire par exemple le récent ouvrage de Jules Falquet: Pax neoliberalia: « La violence n’est pas une entité transcendante possédant un sens et des effets universels et atemporels »), sans oublier « la domination exercée au sein même de l’organisation interne du travail militant » et les discours donnant à voir un sujet politique pensé uniquement au masculin…

Espace contestataire au Liban, expressions et luttes LGBTIQ, ONGisation, reproduction des rapports de domination au sein des organisations, « Le fonctionnement genré des groupes militants favorise les hommes et valorise les rôles qui leur sont dévolus, consacrant l’idée d’une hiérarchie entre les sexes qui se calque sur les logiques récurrentes structurant la société libanaise »…

Sur le sexe du militantisme, voir par exemple, sous la direction d’Olivier Fillieule et Patricia Roux: Le sexe du militantisme: « Le neutre n’existe pas ».

Les autres articles traitent de la Syrie, « Pas de démocratie en Syrie sans que les femmes soient totalement libérées », de la Tunisie et de l’engagement « transnational » pour les droits des femmes et la justice social, du cinéma en Syrie, l’Association Soura Houria, de la loi sur la parité au Sénégal, d’un collectif féministe libanais « Nasawiya », d’une association en Libye « The Libyan Women Union »…

Je souligne le cours texte de Silvia Ricci Lempen: Regardez cette photo. Regardez-la bien. Le nu féminin dans les musée et une invitation à interroger ces « yeux ouverts ».

Un ensemble d’analyses loin des essentialisations des femmes ou des rapports à l’islam. Des inscriptions historiques et situées des combats des femmes pour l’égalité et leurs difficultés à faire reconnaître leurs luttes politiques.

Didier Epsztajn, Entre les lignes entre les mots, 6 décembre 2016