Nouvelles Questions Féministes Vol. 35, No 1

Morales sexuelles

Lépinard, Eléonore, Praz Anne-Françoise, Roca i Escoda, Marta,

2016, 208 pages, 32 chf, 25 €, ISBN:978-2-88901-119-3

Ce numéro traite des luttes féministes autour des reconfigurations d’une « morale sexuelle contemporaine » qui s’efforce, au-delà des normes religieuses traditionnelles, de définir les comportements convenables, acceptables, légitimes, valorisés, ou au contraire répréhensibles ou stigmatisés. À travers des objets divers comme la contraception, la prostitution, la SlutWalk, le consentement des patientes en gynécologie, la régulation des naissances dans le mariage catholique, ce numéro analyse comment les divers discours féministes proposent des normes sexuelles alternatives pour réguler les sexualités. Les études de cas abordent des mobilisations anciennes et nouvelles, intra et extra-européennes.

Format Imprimé - 32,00 CHF

Table des matières

Édito

  • Luttes féministes autour de la morale sexuelle (Marta Roca i Escoda, Anne-Françoise Praz et Eléonore Lépinard)

Grand angle

  • Sexualité et respectabilité des femmes: la SlutWalk et autres (re)configurations morales, éthiques et politiques (Élisabeth Mercier)   
  • Luttes féministes autour du consentement. Héritages et impensés des mobilisations contemporaines sur la gynécologie (Lucile Quéré)
  • Débats sur la contraception et l’autonomie sexuelle chez les féministes japonaises (Christine Lévy)
  • « Courtisanes et femmes honnêtes ». Prostitution et mariage dans les discours féministes francophones (1883-1906) (Christine Machiels)
  • Par-delà le bien et le mal, la morale sexuelle en question chez les femmes catholiques (Magali Della Sudda)

Champ libre

  • Les Françaises « voilées » dans l’espace public: entre quête de visibilité et stratégies d’invisibilisation (Fatiha Ajbli)
  • Excellence et égalité. Les paradoxes de l’égalité des chances à l’école (Nicole Mosconi)
  • Post-scriptum de l’article « La banalité du mâle. Louis Althusser a tué sa conjointe… » (Francis Dupuis-Déri)

Parcours

  • Les Guilaine Enoc, militante du MLAC à Aix et à Lyon dans les années 1970-1980. En quête d’autonomie (entretien réalisé par Lucile Ruault)

Comptes rendus

  • Annik Houel, Rivalités féminines au travail. L’influence de la relation mère-fille (Edmée Ollagnier) 
  • Camille Froidevaux-Metterie, La Révolution du féminin (Michel Kail)
  • Rina Nissim, Une sorcière des temps modernes. Le self-help et le mouvement femmes et santé (Geneviève Cresson)
  • Cynthia Cockburn, Des femmes contre le militarisme et la guerre (Angeliki Drongiti)
  • Léo Thiers-Vidal, Rupture anarchiste et trahison pro-féministe; Alban Jacquemart, Les hommes dans les mouvements féministes. Socio-histoire d’un engagement improbable (Sylvie Tissot)
  • Yves Bonnardel, La domination adulte. L’oppression des mineurs (Charlotte Debest)

Collectifs

  • La Fondation Agnodice. Pour une société plus juste à l’égard des personnes transgenres (Denise Médico et Erika Volkmar)
  • timult, l’écriture en chantier

Presse

Puissance du collectif et prise en charge totale de nous-même

« Ce numéro se propose de mettre en évidence la contribution originale, décisive et parfois aussi ambiguë des luttes féministes à la reconfiguration d’une ‘morale sexuelle’ qui s’efforce, au-delà des normes religieuses traditionnelles, de définir les comportements acceptables, légitimés, valorisés ou au contraire répréhensibles ou stigmatisées. »
Dans leur éditorial, Marta Roca i Escoda, Anne-Françoise Praz et Eléonore Lépinard rappellent la convergences de luttes féministes vers l’objectif de « contester la construction structurelle, mais aussi normative de la séparation privé/public » et interrogent les « ressorts profonds des convergences et des divergences ». Elles développent autour de trois points: « Sexualité et domination masculine: une base commune de revendication », « Sexualité et identité sexuée: tension au sein du féminisme », « Sexualité et divisions des féministes: des divergences tactiques… et davantage? ».
Il me (je suis dubitatif sur le terme même de « morale(s) sexuelle(s) ») semble que certaines divergences sont liées aux contextes différenciés, aux imbrications distinctes (et à leurs perceptions) des rapports sociaux et aux tensions et contradictions internes à ceux-ci qu’il faut « habiter » et non « nier », à la temporalité (dont l’urgence) de certaines revendications, à l’oubli quelque fois de l’historicité des constructions sociales… Sans oublier qu’aucun groupe social ne peut se représenter (ou être représenté) comme uniforme (ce qui ne dit rien des processus d’unification possibles). Les choix démocratiques impliquent de faire vivre les dissensus, cela passe aussi par l’expression la plus vive des accords et des désaccords. Je partage donc la conclusion des auteures, « À travers les différents textes proposés, la morale sexuelle apparaît comme au coeur du projet féministe, et donc de ses divisions. Pour autant, le recul historique et l’analyse des débats sur la sexualité suggèrent que nous ne devrions pas chercher à résoudre ces tensions, mais plutôt reconnaître leur existence, car c’est à cette condition que les féministes peuvent prendre conscience des conséquences parfois non désirées de leurs revendications et de leurs actions pour « toutes » les femmes, et c’est également à cette condition que des alliances, et des changements radicaux, deviennent possibles. »

Cinq textes composent le « Grand angle ». Quelques éléments.

Élisabeth Mercier aborde la SlutWalk, les marches de nuits, le dénuement et les controverses entre militantes féministes sur ce sujet. Je ne suis pas convaincu par ces analyses en termes de « respectabilité » ou d’ »acceptabilité » et je regrette la banalisation des termes  » travail du sexe », « pro-sexe » ou « tenue sexy ».

Lucile Quéré aborde le consentement et la gynécologie, la politisation d’espaces traditionnellement considérés comme non politiques (ici, « à la porte du cabinet médical »), le droit des patient-e-s, les frontières entre espace public et science, le Women’s Health movement, les centres autogérés d’avortement, le mouvement de self help gynécologique ou auto-examen, la revendication « d’avoir les moyens de choisir en connaissance de cause »…

L’auteure analyse « l’émergence d’une mobilisation féministe sur le consentement médical », l’exemple des « touchers vaginaux » sous anesthésie générale, la notion de consentement issue de la loi de 2002 (« aucun acte médical ni aucun traitement ne peut-être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment »), les discours d’autorité sur la sexualité. Elle parle, entre autres, de l’utilisation de témoignages, de « publiciser les expérience privées », d’information et de savoirs profanes, de politisation du cabinet gynécologique.

En complément possible, un texte de Marilyn Baldeck: Violences sexuelles commises par des professionnels de santé: Hippocrate phallocrate?

Christine Levy présente des débats autour de la contraception et de l’autonomie des femmes au Japon, l’image de la pilule, le refus de la « déresponsabilisation » des hommes, le droit à l’avortement. Elle souligne les contextes historiques dont les politiques démographiques, les mobilisations contre la remise en cause de la loi sur l’avortement, les critiques sur la pilule, « il est question de rester soi-même, sans céder aux exigences masculines, et défendre son corps de femme contre les méfaits de la technologie moderne ». Comprendre des conceptions apparemment opposées nécessitent bien une contextualisation. Les effets de la « liberté » sexuelle, ont bien quelque chose à voir avec les inégalités sociales, dont celles de genre.

Christine Machiels revient sur des discours sur la prostitution et le mariage (1883-1906) dans une partie de l’espace francophone. Prostitution, mariage, sexualité conjugale, femmes honnêtes, contrôle de la sexualité, débats entre abolitionnistes et réglementaristes, double morale, interventionnisme public, surgissement de la parole des femmes sur la sexualité… Reste qu’il faudrait mettre en regard ces discours de féministes et les pratiques réelles des femmes dans les différentes couches sociales.

Magali Della Sudda souligne le questionnement de la morale sexuelle chez des femmes catholiques. Loin d’une unanimité prêtée car non questionnée, de l’ »enfermement » des un-e-s dans la stricte sphère religieuse, l’auteure interroge « les conditions d’efficacité d’un discours régulateur de pratiques sexuelles et sur les possibilités de contestation intra-institutionnelles de ces normes sexuelles ». Catholicisme, continence et chasteté, procréation comme finalité première, morale rigoriste… » Le féminisme catholique questionne de l’intérieur la dimension patriarcale de l’Eglise ». Des femmes prennent la parole, donnent leur avis sur un texte du magistère, une encyclique, « réelle déception pour beaucoup de catholiques ». Des refus fondés sur les expériences de femmes, « expérience d’épouse et de mère », des lectures plus personnelles des textes…

L’auteure souligne certaines interventions, sur ce « devoir conjugal » très asymétrique « en raison de l’inégalité des sexes devant l’expression du désir », la contradiction « entre morale sexuelle fondée sur la continence et une naturalisation du désir masculin à laquelle renvoie cette notion de devoir conjugal », une sexualité conjugale marquée par la double morale, l’intervention d’un « intrus » (le pape) dans l’intimité… « La sécularisation de l’intime rend dicible, de manière subtile, une sexualité non contrainte par le devoir et qui ne soit pas dictée par les impératifs procréateurs ». Il s’agit ici de l’affirmation de la subjectivité des femmes, même si « l’affirmation d’un désir féminin reste quant à elle timide et liminale » et que domine « le primat de la conjugalité matrimoniale ».

En complément du dossier, j’indique le texte de Fatiha Ajbli sur les  » françaises voilées « , les questions de la visibilité, de l’invisibilisation, de l’hypervisibilité, d’occupation de l’espace public, « les différenciations racisées et sexuées des modes de fréquentation de l’espace public », les moyens pour échapper à l’assignation religieuse, les ajustements vestimentaires… Je note cependant l’extension de ces problématiques à « la plupart des salarié-e-s musulmanes », en doutant de la pertinence de cette nomination par ailleurs extensive, elle-même essentialisante…

Nicole Mosconi traite de l’excellente et de l’égalité des chances à l’école. L’égalité des chances n’est pas l’égalité, l’excellence est bien un moyen de distinguer/classer des meilleur-e-s des autres. L’affichage des perspectives de l’école publique masque bien les réalités des rapports sociaux.

En complément possible les ouvrages de Jean-Pierre Terrail, qui ne traite pas malheureusement pas des socialisations scolaires différenciées entre hommes et femmes (par exemple, Pour une école de l’exigence intellectuelle. Changer de paradigme pédagogique, un-enseignement-ambitieux-pour-toutes-et-tous/).

Je souligne le petit article de Francis Dupuis-Déri sur « un tueur de femme plutôt banal » prolongeant son article dans le précédent numéro de la revue, Nouvelles questions féministes: Imbrication des rapports de pouvoir, Coordination: Hélène Martin et Patricia Roux, Volume 34, N°1: 2015, Les luttes féministes sont traversées par des rapports de pouvoir.

J’ai aussi particulèrement apprécié l’entretien avec Guilaine Enoc, militante du MLAC à Aix et à Lyon dans les années 1970-1980 (le titre de la note est inspiré d’une de ses analyses) et le dernier texte de présentation de timult l’écriture en chantier.
Dans les comptes rendus, je souligne notamment les lectures de Sylvie Tissot d’un ouvrage de Léo Thiers-Vidal: Rupture anarchiste et trahison pro-féministe (en complément possible, ma lecture, Braquer la lampe sur ce que certains voudraient maintenir dans l’ombre), d’Angeliki Drongiti sur Cynthia Cockburn, Des femmes contre le militarisme et la guerre (en complément possible, ma lecture, Affinité socialement construite entre masculinité et militarisme), de Charlotte Debest sur Yves Bonnardel, La domination adulte. L’oppression des mineurs (en complément possible, ma lecture, Ce n’est qu’en ayant l’ambition de réaliser nos rêves qu’on peut prétendre leur donner une chance)

Didier Epsztajn, Entre les lignes entre les mots,10 juin 2016