De l’enfant utile à l’enfant précieux. Filles et garçons dans les cantons de Vaud et Fribourg (1860-1930)

Praz Anne-Françoise,

2005, 656 pages, 34 €, ISBN:2-940146-54-3

Entre 1860 et 1930, l’Europe traverse une révolution silencieuse mais décisive, celle du statut de l’enfant: l’enfant utile, force de travail et source de revenu pour la famille, s’efface devant l’enfant précieux, qu’il faut éduquer et instruire. C’est le résultat des exigences accrues en matière de formation, mais aussi de la généralisation du contrôle des naissances. L’originalité de cette recherche consiste à intégrer la dimension du genre, jusqu’ici négligée. Autour d’un enjeu devenu crucial, l’investissement dans l’instruction, de nouveaux discours et de nouvelles pratiques reconstruisent les partages entre les sexes. Des partages encore prégnants aujourd’hui, d’où l’intérêt de comprendre leur genèse.

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Description

Entre 1860 et 1930, l’Europe traverse une révolution silencieuse mais décisive, celle du statut de l’enfant: l’enfant utile, force de travail et source de revenu pour la famille, s’efface devant l’enfant précieux, qu’il faut éduquer et instruire. C’est le résultat des exigences accrues en matière de formation, mais aussi de la généralisation du contrôle des naissances. 

Comment cette révolution s’est-elle déroulée en Suisse romande? L’analyse comparée des cantons de Vaud et de Fribourg démontre l’importance du contexte religieux et politique, qu’il s’agisse des discours sur l’enfant et la vie conjugale, mais aussi des politiques scolaires, des stratégies familiales pour résister ou s’adapter à ces nouvelles contraintes.

L’originalité de cette recherche consiste à intégrer la dimension du genre, jusqu’ici négligée. Cette révolution du statut de l’enfant est en effet traversée par la reconstruction des rôles sociaux de sexe et des rapports de pouvoir qui y sont liés. Cet axe d’analyse éclaire d’un jour inédit les décalages entre régions protestantes et catholiques dans l’adoption du contrôle des naissances. Autour d’un enjeu devenu crucial, l’investissement dans l’instruction, de nouveaux discours et de nouvelles pratiques reconstruisent les partages entre les sexes. Des partages encore prégnants aujourd’hui, d’où l’intérêt de comprendre leur genèse.

Presse

Vers 1870, la plupart des provinces suisses connaissent encore une fécondité dite « naturelle », où le nombre d’enfants déjà nés ne modifie pas la décision des couples d’avoir ou non un enfant supplémentaire. Quelques décennies plus tard, un nombre croissant de couples décident de ne pas avoir d’enfant supplémentaire au-delà d’un certain nombre, alors que l’épouse est encore féconde. Cet arrêt de la précréation prend le pas sur d’autres stratégies de contrôle social de la fécondité: la Suisse entame sa transition de fécondité. C’est ce contexte qui sert de cadre à l’analyse d’Anne-Françoise Praz. Après avoir exposé les différentes théories relatives à l’explication de la transition de la fécondité, elle retient de celles-ci qu’elles opposent deux visions de l’enfant, l’une traditionnelle, l’autre moderne, qui sont au coeur de la modification des comportements familiaux. Dans la première vision, traditionnelle, les enfants sont « utiles », économiquement parlant, à  leurs parents. Dans la seconde, qui est celle des élites politiques, médicales, pédagogiques, les enfants sont un bien pour eux-mêmes, un bien « précieux ». D’où l’insistance sur l’instruction nécessaire des enfants, leur santé, leur bien-être. C’est à cette dernière vision que l’auteur s’intéresse. Elle part du postulat que celle-ci constitue une contrainte pour les parents qui interfère avec leur stratégies et leurs perceptions propres de leur progéniture. Son livre s’intéresse donc aux modes de diffusion de cette nouvelle vision de l’enfant auprès des familles, à sa concrétisation dans des institutions, à la façon dont le conflit avec la vision traditionnelle s’est résolu. L’étude se fonde sur l’analyse comparative de deux cantons, Vaud et Fribourg, dont les contextes religieux, socio-économiques et démographiques différents sont minutieusement analysés. Anne-Françoise Praz s’intéresse aux mutations du statut de l’enfant dans une perspective de genre. Cette approche se révèle fort féconde. Au niveau macrosocial, l’auteur montre comment les changements économiques modifient différemment la fonction économique des filles et des garçons. Par ailleurs, les élites porteuses d’une nouvelle vision de l’enfant redéfinissent les rôles sociaux des sexes, ce qui aboutit à une différenciation de sa mise en oeuvre. Mais l’auteur ne se contente pas d’une analyse au niveau macrosocial: un échantillon conséquent de familles des cantons de Vaud et Fribourg lui permet d’observer les conséquences de cette redéfinition des fonctions et des rôles de l’enfant sur les filles et les garçons.

Si les enfants deviennent moins « utiles » et plus « précieux » au cours des années 1860-1930, c’est surtout en raison des nouvelles obligations scolaires. Ces nouvelles contraintes institutionnelles introduisent une modification significative du rapport « coûts-bénéfices » des enfants: la main-d’oeuvre potentielle est désormais confisquée. L’école obligatoire s’oppose en effet à la fonction économique de l’enfant. Dans l’agriculture et l’élevage, dans les activités domestiques, l’enfant constitue une main-d’oeuvre d’un apport non négligeable. Les besoins de main-d’oeuvre des familles selon les contraintes économiques locales sont analysés. Or les nouvelles exigences scolaires entravent la fonction économique des enfants des classes populaires et paysannes. En décidant du contenu et de l’importance de cet investissement, l’état s’arroge une partie de leur temps et de leurs capacités, désormais indisponibles pour le travail familial, et entre en conflit avec les familles. C’est pourquoi l’auteur consacre une analyse approfondie  à la mise en place des obligations scolaires, aux tensions qu’elles soulèvent et à la manière dont les conflits entre école et famille ont été résolus. C’est surtout autour de la question des modalités de la fréquentation scolaire que se cristallise le conflit entre les familles et les autorités. Anne-Françoise Praz étudie les discours tenus par les autorités sur le suivi scolaire et étudie la mise en place d’institutions de contrôle. Pour soutenir la nécessité de l’obligation scolaire, les élites développent un discours sur les droits de l’enfant qui vise à délégitimer la vision traditionnelle de celui-ci. Il est destiné en priorité aux professionnels qui ont partie liée avec l’Etat-les enseignants, les inspecteurs-, qui disposent désormais d’arguments à opposer aux familles récalcitrantes.

Anne-Françoise Praz étudie également les modalités concrètes de la lutte contre l’absentéisme scolaire qui s’enclenche de de manière différente selon les cantons et selons les sexes. Elle montre que dans les deux cantons la discrimination des filles sur le plan scolaire (leur frŽquentation est moins assidue) est utilisée comme instrument de résolution des conflits entre familles et Etat. Les garçons apparaissent de ce fait plus « précieux » que les filles, quant à elles plus « utiles » au foyer. Aux sources de cette discrimination, se trouvent deux séries de causes. D’une part, la fonction économique des filles pour les familles et les opportunités de travail du marché local n’imposent pas l’instruction féminine. D’autre part, les représentations qui minimisent le rôle de l’instruction pour les filles entraînent un déficit des exigences à leur égard. Ces deux faits se cumulent parfois, notamment dans le canton de Fribourg, où la discrimination des filles est particulièrement accusée et se révèle plus durable.

Si Anne-Françoise Praz s’est intéressée à la qualité des enfants, la dernière partie de son livre est consacrée à l’étude des motivations économiques et institutionnelles incitant les familles à limiter le nombre de leurs enfants. L’auteur postule que la limitation de la quantité est rendue nécessaire par l’investissement accru dans la qualité des enfants. Elle repère tout spécialement les facteurs politiques et religieux qui agissent sur le processus de la transition de fécondité en intervenant sur les possibilités de réduire le nombre des enfants. Dans un premier temps, elle s’intéresse aux outils à disposition des élites qui leur permettent de prendre conscience des phénomènes démographiques tels que la baisse de la fécondité et la mortalité infantile. Ces élites sont en effet tributaires des savoirs statistiques que l’auteur analyse précisément. Ceux-ci leur permettent de saisir notamment la baisse de la fécondité maritale. Qu’elles s’en plaignent ou qu’elles la soutiennent, les élites réagissent en intervenant à deux niveaux pour augmenter le « coût de l’enfant ». Après avoir imposé l’obligation scolaire, elles restreignent l’accès à la contraception en contrôlant son acceptation morale. Anne-Françoise Praz examine notamment le discours religieux et médical sur le contrôle des naissances et l’accessibilité aux moyens de contraception. Elle montre en particulier que la hiérarchie catholique reconnaît progressivement les problèmes économiques des familles: il n’y a plus lieu de faire l’éloge des familles nombreuses. Mais cette reconnaissance ne débouche pas pour autant sur un assouplissement des prescriptions en matière de limitation des naissances. Au contraire, les interdits sont réaffirmés avec davantage de force.

Pour étayer sa démonstration, Anne-Françoise Praz multiplie les sources et les méthodes d’analyse. Elle recourt par exemple à l’event history analysis, à l’histoire orale, à l’étude de corpus de textes clairement identifiés. L’auteur restitue sa démarche depuis la définition des théories et concepts utilisés et la présentation des sources, jusqu’à l’exposé des résultats et de leurs limites. Son approche « genrée » des fonctions de l’enfant, tiraillé entre stratégies familiales et contraintes institutionnelles, nous semble particulièrement nouvelle dans l’analyse de la transition de fécondité. Parce qu’elle est originale et féconde, cette analyse appelle des développements. Que se passe-t-il ailleurs, notamment lorsque existe un décalage entre la baisse de la fécondité et l’imposition de l’obligation scolaire ? Comment sont résolus les conflits familles/Etat?

Le livre d’Anne-FrançoisePraz ouvre de nouvelles pistes de recherches, répond à un certain nombre d’interrogations et en appelle d’autres: sans mauvais jeu de mots, il m’apparaît de ce fait autant « utile » que  « précieus ». Bref, c’est une vraie thèse qui convainc.

          Virginie De Luca, Annales de démographie historique 2007 /n°7 (« Reproduction différentielle et dynamiques sociales »), pp. 221-223.

 

La révolution silencieuse de la dénatalité 

On connaît la formule fameuse du fabuliste: « selon que vous serez puissant ou misérable ». En histoire, désormais, complétons-la par « selon que vous serez fille ou garçon ». Les études genre proposent en effet, dans le sillage universitaire du féminisme politique des années septante, une relecture des phénomènes sociaux en raison des rapports de pouvoir entre mâles et femelles. L’historienne Anne-Françoise Praz, maître assistante à l’Université de Genève, s’est penchée, dans sa thèse en histoire contemporaine, sur la révolution silencieuse qui a modifié en profondeur le statut des enfants européens entre 1860 et 1930. Durant cette période du triomphe industriel, l’enfant a progressivement cessé d’être utile pour devenir de plus en plus précieux. Ce constat interroge plusieurs domaines de l’histoire, de la sphère économique au rôle de l’Etat et de l’Eglise en passant par les rapports plus ou moins égalitaires au sein du couple. Il est n’est guère contestable que sous l’Ancien Régime, dans une économie à dominante rurale, les enfants contribuaient, par leur force de travail, à la survie de leur famille. Au XIXe siècle, le travail salarié et l’introduction progressive de la scolarité obligatoire ont totalement changé la donne. Une progéniture qu’il faut instruire et éduquer devient un facteur de prestige social mais aussi une charge plus lourde. S’est donc posé le choix du nombre d’enfants désirés, en un mot, une perspective de qualité l’a emporté sur la quantité. Pour affiner son étude, Anne-Françoise Praz a comparé quatre villages au tournant du XXe siècle: Broc et Chavornay, d’une part, Portalban-Delley et Chevroux d’autre part. Les premières agglomérations ont toutes deux accueilli une grande chocolaterie tandis que les deux dernières ont continué leur subsistance faite d’agriculture et de pêche lacustre. Or, dans chaque groupe, le poids institutionnel de l’Etat et de la religion a joué en sens opposé. Dans le canton de Vaud, l’élan progressiste du radicalisme a favorisé l’instruction des filles et mieux structuré légalement les programmes scolaires tout en atténuant fortement le rôle moralisateur des pasteurs « mômiers ». A Fribourg, le pouvoir conservateur, allié au clergé catholique, a fait triompher une vision figée du rôle de la femme et souvent autoriser des dérogations à la scolarité obligatoire des filles pour seconder leur mère au sein du foyer. En matière de morale sexuelle, pourtant, l’Eglise catholique, malgré son retour à la tradition, est restée plutôt silencieuse sur la contraception alors qu’en pays protestant, on considérait que ce domaine très « privé » était l’apanage de l’homme. De discipline sociale en choix individuels, la dénatalité européenne ne marque pas seulement la primauté des sentiments affectifs entre parents et enfants, elle indique aussi qu’il faut reconsidérer les stratégies des individus au sein d’une famille et cesser de penser que cette cellule de base est neutre: l’inégalité des chances entre frères et sœurs ou les conflits entre le père et la mère témoignent des rapports de pouvoir entre hommes et femmes, hier comme aujourd’hui. A cet égard, la Suisse ne brille toujours pas par ses avancées sociales et cette étude approfondie nous aide à le comprendre. 

Christian Ciocca , Radio suisse romande, Espace 2, 30 mai 2005

 

Depuis longtemps, les historiens (Ariès, Flandrin … ) ont montré que le statut de l’enfant changeait selon les époques. Ils ont également montré, avec les sociologues et les démographes, que ces changements de statut étaient liés aux conditions économiques, aux normes et modèles familiaux ainsi qu’aux prescriptions institutionnelles (interdits religieux, scolarisation…). La fin du XIXe siècle et le début du XXe marquent un changement essentiel dans les rapports que les sociétés occidentales vont établir avec les enfants. La réduction de la fécondité commence à cette période et, corollairement, croît une attention plus soutenue au devenir des enfants tant sur les plans physique, que psychologique et éducatif. Anne-Françoise Praz, dans sa thèse d’histoire intitulé De l’enfant utile à l’enfant précieux : filles et garçons dans les cantons de Vaud et Fribourg, 1860-1930, a recherché comment s’est effectué ce changement dans deux cantons suisses, l’un protestant, l’autre catholique. Elle a, de plus, introduit une dimension qui n’est pratiquement jamais considérée  le genre. On parle toujours du statut de l’enfant, de manière générale. Or on sait combien les rôles féminins et masculins sont différenciés. Enfin, son échantillon n’est pas constitué de vastes populations mais d’habitants de quatre villages suisses où la spécificité de la culture politico-religieuse peut être prise en compte. Au XIXe siècle, cette population essentiellement agricole utilise traditionnellement les enfants comme main-d’œuvre. À partir de 1874, l’enseignement devient obligatoire et donne naissance à un premier conflit: le temps passé à l’école est du temps en moins pour les travaux des champs ou la garde des troupeaux. Un second conflit apparaît entre les débuts de la baisse de fécondité et les discours religieux, mais aussi étatiques. En effet, les premiers condamnent toutes les pratiques contraceptives quelles qu’elles soient et les seconds valorisent les familles nombreuses, signes de prospérité. Le déclin de la natalité est cependant inéluctable. Il est dû en partie aux changements économiques (passage de l’agriculture au salariat grâce au développement des entreprises) qui rendent avantageux un plus petit nombre d’enfants. L’amélioration du niveau de vie incite à planifier ressources et dépenses et encourage l’ascension sociale. La diminution du nombre d’enfants est aussi due à un moindre respect, voire une opposition, des interdits religieux relatifs à la contraception et à la sévérité de la politique scolaire (sanction des parents qui n’assurent pas une scolarité régulière à leur enfant nécessité de formation pour trouver un emploi). Plus précisément dans les quatre villages étudiés, l’auteur constate que ce sont les ouvriers et les familles protestantes qui ont une fécondité plus basse et plus précocement contrôlée. La scolarité est plus assurée dans les familles protestantes que dans les familles catholiques et d’autant moins dans ces dernières qu’il s’agit de filles, préférentiellement confinées au rôle de ménagère. Le remodelage du statut de l’enfant étudié dans cette recherche met en évidence à travers des analyses nombreuses et rigoureuses, comment de nouvelles pratiques sociales (baisse de la natalité, augmentation de la scolarisation) se diffusent de manière différenciée selon des critères économiques, moraux, religieux et liés au sexe.

Bulletin critique du livre en français, no 674, octobre 2005.