Arrêts déplacés (Prix Rilke 2006)

Popescu, Marius Daniel,

2004, 139 pages, 19 €, ISBN:2-940146-48-9

L’objectif poétique de Marius Popescu consiste à faire entendre, à faire voir. On part à la découverte sensorielle des objets qui nous passent sous la main, sans discrimination, et de là, on s’envole vers des univers plus intérieurs. On ne fait plus de différence entre une parole banale et une parole significative, entre un personnage insipide et un personnage pittoresque, entre un événement futile et un événement dramatique. Tout geste, toute parole, toute incidence de la vie contiennent bien une infinité de données, alors pourquoi sélectionner, pourquoi hiérarchiser?

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Description

L’objectif poétique de Marius Popescu consiste à faire entendre, à faire voir. On part à la découverte sensorielle des objets qui nous passent sous la main, sans discrimination, et de là, on s’envole vers des univers plus intérieurs. On ne fait plus de différence entre une parole banale et une parole significative, entre un personnage insipide et un personnage pittoresque, entre un événement futile et un événement dramatique. Tout geste, toute parole, toute incidence de la vie contiennent bien une infinité de données, alors pourquoi sélectionner, pourquoi hiérarchiser?

Marius Daniel Popescu vit en Suisse depuis 1990. Il travaille à Lausanne comme chauffeur de trolleybus et publie son propre journal, Le Persil. Il est également l’auteur de La symphonie du loup.

Presse

Sur le blog de François Bon, à propos du prix Walser remis pour La symphonie du loup, paru chez José Corti

Le tiers-livre

 

La drôle de machine à écrire de M. D. Popescu

Chauffeur de trolleybus à Lausanne, le rédacteur du journal Le Persil publie sans doute le premier recueil au monde financé par les Transports publics.

Marius Daniel Popescu en est persuadé: la poésie est partout. C’est une question de regard. Cet ingénieur forestier, venu de Roumanie en 1990, s’applique à la débusquer dans les moindres éléments qui font la vie de tous les jours: tickets de caisse, instantanés, choses vues ou entendues. Et comme il conduit les lourds trolleybus lausannois du haut en bas de la ville, il en voit et en entend beaucoup.

Il recueille ces lambeaux, les décante en poèmes. D’être ainsi étalées, jetées sur la page, ces bribes de vie acquièrent un statut d’images, elles en évoquent d’autres, racontent des histoires. Un livre, épuisé aujourd’hui, avait réuni ses premiers textes sous le titre 4×4, poèmes tout-terrains. Le deuxième est aussi placé sous le signe du déplacement, intermittent cette fois: Arrêts déplacés, pour cause de travaux, comme ceux des bus. L’ouvrage a été publié grâce à un subside des Transports publics lausannois, un exemple original de sponsoring de poésie!

Au printemps dernier, Marius Daniel Popescu a lancé Le Persil, un journal dont il est le seul rédacteur (lire LT du 27.08.2004). Le troisième numéro vient de paraître. On y retrouve « le goût de la cuisine des mots de chaque jour », qui est « parole et silence ». Cette publication est à la fois le laboratoire et le banc d’essai des livres: dans Arrêts déplacés, les lecteurs du Persil se sentiront chez eux. Ils reconnaîtront les « Petits grains », ces haïkus du quotidien; les scènes de famille; les longs poèmes narratifs nés des tournées du chauffeur de bus; les jeux typographiques.

Jamais de jugement ou de prise de position: des constats, parfois des souvenirs d’enfance, des réminiscences du pays qui se glissent dans la vie d’ici comme elle va. Dans Le Persil, Popescu s’adresse au lecteur, comme il le fait souvent: « Je parle de vous/et/ vous parlez de moi,/sans qu’on se demande la permission,/on est de drôles/de machines à écrire. » Lui, en tout cas, est un drôle d’enregistreur du quotidien. A peine, parfois, un dérapage vers l’absurde ou l’étrange, telle l’histoire de ce « Tueur de livres » qui a peur du pouvoir du langage et qui ne brûle « que les livres qui [le] brûlent ». Et qui s’en explique: « C’est ma manière de juger les mots, c’est ma façon de voter. »

Le Temps, 20 janvier 2005

Marius Popescu grappille les pépites du quotidien

Avec Arrêts déplacés, son deuxième recueil, le poète donne aux choses les plus simples une irradiante aura.

Dans l’amical, préambule à ce nouveau recueil de Marius Daniel Popescu, René-Luc Thévoz prétend que la démarche du Roumain établi à Lausanne « n’est pas de la littérature », ce qu’on admettra à la rigueur dans la mesure où cette écriture est toute de simplicité apparente, mais risque de confiner l’auteur, conducteur de bus atypique et auteur du journal Le persil dans les marges du pittoresque. Plus judicieux, le préfacier précise ensuite que « l’objectif poétique de Marius Popescu consiste à faire entendre, à faire voir ». Et d’ajouter qu' »on part à la découverte sensorielle des objets qui nous passent sous la main, sans discrimination, et de là, on s’envole vers des univers plus intérieurs ».

Collage et intersections

De fait, c’est à partir des « événements » les plus anodins en apparence, que le poète, employé aux transports lausannois, compose ce collage de sensations et d’émotions dont le premier mérite est de rendre aux mots leur densité première, comme par le truchement d’un rituel. Telles des « cellules » poétiques, une suite de petits grains (d’un à onze) cristallisent des instants simultanés, du plus simple (« toutes/les femmes/sont/ belles ») à de plus complexes intersections, comme pour faire percevoir tout ce qui se trame à la même seconde, ici et partout.

De la chose vue à l’émotion, il suffit parfois d’un lien de mémoire comme celui qui associe, « événement rare dans ces contrées », ce chien noir et sans laisse errant en ville et l' »un des passages de ta grand-mère parmi une foule d’hommes qui buvaient des bières debout »…

Les oiseaux du verbe

Arrivé en Suisse en 1990, Marius Daniel Popescu pratique notre langue avec une étonnante maîtrise, alternance de limpidité et de baroquisme inventif, en usant (et parfois en abusant) de procédés formels ou typographiques rappelant les expériences lettristes. Pourtant le noyau vif de cette poésie doit moins aux « trucs » qu’à la perception fraîche (« quand/la pluie, sursaute autour de toi/comme une gitane ») et à l’accueil, de « cela simplement qui est », selon l’expression d’un Cingria, restituant la présence des proches (les enfants, la compagne ou les amis), de telle vieille dame assise à la gare de Lyon, de tel moribond étendu sous un drap blanc au pied d’un immeuble, de toutes ces vies qui se croisent (« de plus en plus de gens qui parlent seuls »), et l’on oscille du minimal haïku aux plus amples coulées de « La sept « ou du « Tueur de livres », dans une atmosphère d’intimité collective, si l’on ose dire, rappelant un peu la poésie d’un Raymond Carver (Travail manuel ou Big-bang en sont de bons exemples) ou les icônes profanes d’un Charles Bukowski.

Parfois insuffisamment transposée, la matière poétique de ces Arrêts déplacés n’en est pas moins habitée et frémissante, fraternelle en son regard et généreusement accessible à tout un chacun, comme l’était celle d’un Prévert. D’ailleurs « les paroles dorment sous les gouttes d’eau comme des moineaux », écrit Marius Daniel Popescu, dont les pépites du verbe étincellent dans le tout-venant des jours.

J.-L. K., 24 Heures, 15 février 2005.

Transports en commun poétiques

Une fois n’est pas coutume: commençons par la fin. Il y a la table des matières, à elle seule tout un poème; des titres en embuscade (« Bibelot en embuscade » comme le formule l’un d’entre eux), « petits grains » (autre titre dispersé çà et là) semés comme des énigmes et renvoyant à des textes aux allures de quotidien, de vie laborieuse, de vie de la rue, de vie familiale. Juste avant la table, il y a « Le tueur de livres », nouvelle-poème dans laquelle un lecteur impitoyable, qui expose dans son appartement les dépouilles de ses victimes, proclame que « n’importe qui peut comprendre qu’un livre peut brûler les gens ».

Marius Daniel Popescu est, nous dit-on, chauffeur de trolleybus; profession rassurante, qui nous suggère qu’il ne brûlera ni ses lecteurs ni ses livres. Ses Arrêts déplacés, apparemment sortis tout chauds de ses observations, proposent de modestes scènes du théâtre intime et social, quelques images du passé (la grand-mère), beaucoup d’images du présent (le foyer, et surtout les gens qui montent dans le bus et en descendent, qui parlent et se dévoilent, ou qui demeurent dans le mutisme de leurs gestes). La vie est là: pas d’autobiographie dans ces poèmes, pas d’états d’âme de l’exilé venu de l’Est (si tant est que l’origine de l’auteur corresponde à ce que suggère la consonance de son nom), mais une biographie plurielle, visuelle et auditive, sensible et sentimentale, tendre et cruelle.

Certains textes sont des miniatures, décomposant la banalité des actes humains pour en extraire l’essence poétique, relatant en quelques phrases tel petit fait, telle conversation de coin de rue, telle confidence d’entre deux arrêts, tel rêve aussi qui vient colorer le réel citadin de visions oniriques et d’humour léger. D’autres utilisent le blanc de la page, en des figurations où le verbe s’associe au graphisme abstrait pour remplir l’espace, entre horizontalité et verticalité. Ailleurs encore, les mots se bousculent en collages, en listes, en inventaires compacts.

Je, tu, il, elle, tout se conjugue dans ces exercices de style pour faire accéder le lecteur à l’authentique métaphore, celle qui transporte littéralement et littérairement dans le secret des mots, secret qui, sous de discrètes notations et de simples constats, se cache au cœur de la poésie. « A la tombée du rideau », laissons l’auteur nous saluer :

« aujourd’hui tu dis au revoir aux lieux et aux gens,

tu dis au revoir au lac, à l’embarcadère et aux canards ;

tu démarres en avant, aujourd’hui tu oublies et tu gardes

une ligne de bus où le billet coûtait deux francs quarante

et la pluie était joyeuse et chaude et très marrante. »

Jean-Pierre Longre, Sitartmag, Février 2005.

 

Chez Marius, la poésie s’installe partout. A commencer dans le bus qu’il conduit en professionnel mais qui est devenu aussi son observatoire préféré de la vie, celle des gens d’ici et d’ailleurs au quotidien. Ingénieur forestier de formation, Marius Popescu est arrivé en Suisse le 11, août 1990. Une année après, jour pour jour, il entrait comme conducteur aux tl: « Je n’ai jamais rêvé d’immigrer. C’est le destin qui m’a conduit ici ». A l’époque, ajoute-t-il, je dirigeais un hebdomadaire d’opinion politique La Réplique tiré à 30 000 exemplaires. L’équipe rédactionnelle comprenait alors 9 personnes. Cette publication a depuis lors disparu. En fait, elle n’a pas survécu à Marius…

Mais diable par quel chemin est-il venu en Helvétie? « C’est simple: cherchez la femme! Un jour, de par mes fonctions, on m’a contacté pour accueillir un groupe d’universitaires suisses. La suite, c’est simple. Je suis tombé amoureux de l’une des visiteuses qui est devenue ma femme… » Marius Popescu est un poète dans l’âme. Et rien, ni personne ne peut le détourner de cette quête des mots. Pas même la langue de Voltaire dont il a tôt fait d’en apprivoiser toutes les subtilités. Après avoir travaillé une année comme bûcheron, histoire peut-être de se familiariser avec la langue de bois, de suivre pendant deux ans des cours de sociologie à l’Université de Genève et le voilà parachuté au volant d’un bus lausannois. Conducteur de bus aux tl est devenu son métier avec ses contraintes, ses satisfactions. Un travail de routine? Jamais. Au contraire, son environnement professionnel lui apporte le pain quotidien de son inspiration littéraire. Il va se nourrir du vécu au fil des lignes. En regardant et en écoutant ces hommes, ces femmes, ces enfants qu’il croise sur le chemin du transport public. « Le bus, dit-il est un observatoire privilégié. C’est le fil conducteur de mon imagination poétique ».

Hors du cercle de son travail, Marius est père de deux enfants. Son épouse n’est autre que la fille du célèbre photographe Marcel Imsand, elle-même artiste-peintre… Autrement dit, une famille qui cultive l’art des mots et des images. Popescu raconte avec des mots simples le vécu des gens dans la vie de tous les jours. Il est donc un témoin de notre temps. Mais sa prose va au-delà de la narration textuelle. Elle invite le lecteur à faire une incursion dans l’intimité de la pensée du poète. A chacun ensuite de choisir sa fenêtre préférée pour ouvrir son coin de rêve. Arrêts déplacés: un titre paradoxal. « Dans la réalité, la vie est une suite d’arrêts déplacés qui avancent dans le bon sens » note l’auteur qui a déjà publié 5 ouvrages en Roumanie et un en français. En préparation aussi, un livre patronné par Pro Helvetia.

Quelle relation entre la littérature et la gastronomie? L’art de cultiver le goût de la cuisine des mots selon Marius Popescu. Et voilà encore une autre facette de cet homme de lettres qui en pince pour le persil. Pourquoi cet ingrédient? « Cela donne aux mots un petit goût délicieux en plus ». Rien d’autre. Et inutile de se prendre la tête pour comprendre les raisons qui ont amené Marius à baptiser son journal Le Persil. Toutes les six semaines, le poète donne rendez-vous à ses lecteurs. Il en est à la fois éditeur, journaliste et administrateur. Les textes sont envoyés en Roumanie où le périodique est mis en page et imprimé avant d’être acheminé vers la Suisse en car…Et si l’on demande au poète la définition du bonheur, sa réponse nous renvoie à notre propre miroir: « Je ne peux pas donner une définition du bonheur pour les autres. Il n’y a que les politiciens qui savent le faire… ».

Marius Popescu regarde sa montre: je reprends mon service dans cinq minutes. Je fais la ligne 7. Allez, bonne route, ami poète !

Klaus Schaefer, Banc public, mars 2005

 
Originaire de l’Olténie (sud de la Roumanie), Marius Daniel Popescu, chauffeur dans les transports publics dans une ville suisse romande, est l’unique rédacteur du journal Le Persil. Né en 1963, cet autodidacte capte les mots pour les associer et jouer avec, pour porter et déporter leurs sens. Les très courts textes (souvent moins d’une page) qu’il publie dans Arrêts déplacés sont l’expression d’une résistance face à un monde qui croit pouvoir tout réduire à l’économie. Cette démarche est celle d’un homme pour qui « le langage est poétique par essence » et qui a choisi pour seul sujet la vie, dans ses plis et ses replis les plus quotidiens, c’est-à-dire aussi les plus secrets. Déplacements, conduite, couple, objets… Chaque mot ouvre une fenêtre sur le monde: « et, si demain il pleut, dans la cuisine, nous pourrons sortir de leur housse les cannes à pêche, mettre des dés de fromage dans les hameçons et les lancer dans le lavabo de zinc, attendre qu’il morde le soleil ». Telle page appelle telle autre, telle phrase répond à telle autre, les variations s’offrent, les éclats de mots s’attirent ou se repoussent selon les lectures et les moments. S’il n’y a du Prévert ni du Queneau chez M. D. Popescu, il y a néanmoins un amour des mots qui deviendrait rapidement contagieux.

Bulletin critique du livre en français no 670, mai 2005

 

Dans la poche… de mon sac à dos: Marius Daniel Popescu

A Lausanne, découvrir la poésie d’un chauffeur de bus d’origine roumaine à l’arrêt Figuier? Ses Arrêts déplacés poursuivent notre série estivale.

A repenser aux auteurs dont je vous ai entretenu dans cette petite série estivale, je me suis soudain rendu compte que l’objet central de mon titre, le compagnon de mes pérégrinations, le sac à dos pour tout dire, a conservé dans mon esprit la forme du sac de montagne, de ce sac bombé à armature dorsale et bordures renforcées de cuir dont les mousquetons latéraux permettaient d’accrocher gourdes, cordes ou piolets. Un de ces sacs qu’on ne trouve plus que dans les musées de village ou au fond des greniers. Il y a belle lurette que je ne l’utilise plus…

Mais, attendant mon trolley à l’arrêt Figuier des TL en compagnie de quelques jeunes portant leur uniforme de citadins mondialisés-nike, jeans, T-shirts et…sac à dos rectangulaires-je me disais qu’en somme on vieillit avec les objets de sa jeunesse, mon sac à dos à moi voguant entre une raclette au mayen et un livre de Frison-Roche…

Cela me fit penser que s’il fallait glisser un livre dans la poche du sac à dos rectangulaire d’un citadin mondialisé, si un titre s’imposait, c’était à coup sûr Arrêts déplacés de Daniel Popescu. Il s’agit de petites proses poétiques, narquoises, allègres, stupéfiantes, surréalistes, étranges, surprenantes, de courts textes à lire pendant les sauts de puces que nous faisons quotidiennement dans nos petites villes peu propices au contraire des mégapoles à la lecture de romans fleuves dans les transports publics.

Il s’impose d’autant plus que Popescu est poète et conducteur de bus aux TL. Son livre-cela doit être un cas unique dans les annales littéraires-est sponsorisé par les Transports publics de la région lausannoise! Popescu conduit, et quand il conduit, il observe la rue et les gens:

une dame âgée, à épinettes,
en bas de la gare, une fois que le cinq est arrêté,
s’éloigne de la devanture de la banque alternative
et se dirige vers la porte avant du trolleybus:
elle arrive devant la porte ouverte, elle se tient
de sa main gauche à la barre métallique intérieure,
elle met son pied droit sur la première marche,
elle ramène son pied gauche à côté du droit,
elle met le pied droit sur la deuxième marche,
ramène le gauche à côté, pose le pied droit
sur le plancher du véhicule, ramène le gauche
à côté du droit et s’adresse au conducteur:
« bonjour, monsieur! »

Ce n’est pas du Robbe-Grillet. C’est du Popescu et cela s’appelle « Vision binoculaire ».

Comme tout poète travailleur, l’auteur n’échappe pas au contact rude mais toujours chaleureux de ses camarades de volant comme en témoigne ce « Poème tombé en embuscade à la croisée »:

tu quittes l’arrêt pontet et passes dans le giratoire,
tu es sur le trente-trois, tu vas à l’epfl, tu sors du giratoire
et tu montes, tu as à ta droite les travaux, tu suis
un camion, tu vois la bâche du camion et ses roues,
tu roules derrière le camion jusqu’en haut, tu
entres dans un autre giratoire, tu sors de ce giratoire
et tout de suite, tu fais l’arrêt villard: tu vois le trente-trois
qui descend, tu vois l’autre bus qui s’arrête de l’autre
côté de la route, ton collègue fait l’arrêt villard
en allant vers mont-goulin, tu ouvres la fenêtre
du poste de conduite, tu sors la tête par la fenêtre, il sort la tête
par la fenêtre, les bus sont arrêtés aux arrêts villard
et tu l’entends dire, à haute voix, comme ça, d’une
fenêtre de conducteur de bus vers une autre fenêtre
de conducteur de bus:
« les femmes, elles m’emmerdent! »

Marius Daniel Popescu, comme son nom l’indique, n’est natif ni du Gros-de-Vaud ni de la Gruyère. Parfois, au volant de son trolley, un coup de blues le saisit et il se paie un flash-back « dans la brocante de la mémoire »:

et cette vieille dame,
qui monte par la porte avant et s’approche de toi,
et te dit
« bonjour monsieur, quand même, me voilà, je fais partie de
votre chargement: des jeunes et des vieux, tous ceux qui n’ont
pas de voiture »

te fait penser à ta grand-mère,
quand elle lavait les linges dans une bassine en bois,
quand elle cuisinait la soupe de poule,
quand elle repassait ses robes,
quand elle fermait la porte de sa maison à clef,
quand elle réparait la barrière de sa maison,
quand elle sortait de l’eau au puit,
quand elle faisait du pain au feu de bois,
quand elle lavait ses tapis dans la rivière,
quand elle.

Popescu vient, dans sa mémoire, de donner un coup de chapeau à Prévert, mais je ne trahis pas un secret en disant que d’origine roumaine, il a baigné dans une littérature dont une des principales contributions aux lettres européennes est, avec Urmuz, le présurréealiste édité à L’Age d’Homme, un certain sens du bizarre, de l’étrange, de l’irréalisme, tel ce superbe « Plateau asymétrique »:

j’orange la pluie de ma langue tachée
par le dépôt de jus de carottes, de café soluble,
de grillade de volaille et de tabac,
les paroles dorment sous les gouttes d’eau
comme des moineaux: j’ai un continent d’oiseaux
dans ma bouche, tous secouent les ailes, de temps
en temps ça donne « suspendu y virgule os point
triage jeu masse huile espace carambar », je suis
le descendant de la pluie ménagère, celle qui évite
les gouttières, délinquantes météorologique elle
fait que mes lèvres s’ouvrent chaque fois comme
un œuf qui se casse pour que tu puisses faire une bonne « omelette orme barre droite musique tarif
basalte y lardons ».

Irréalisme qui peut devenir franchement hallucinatoire:

pendant qu’elle me parle, sa jambe gauche
dans la salle de bains, l’autre jambe
autour de mon cou, un gang de serpents
domestiqués vadrouille dans le lit où je vois
leurs éclaireurs descendre sur le paquet,
certains sont montés sur ma chaise et elle
me parle toujours comme une montagne
boisée qui saute dans toute la farine de la ville,
les draps du lit palpitent et se déchirent
en électrons,
elle fait venir, sur l’oreiller, la jambe de la salle de bains
puis commence à pratiquer du ski avec ses lèvres sur
mon front (…)

Pensant aussi à ceux qui ont des problèmes, comme les journalistes méchamment virés il y a trois ans de dimanche.ch dans une notule ironiquement intitulée « Fait divers »:

les cinq journalistes [licenciés] du journal dimanche.ch sont en train
de compter les jours de leurs trois derniers mois à passer
dans leur boîte à articles
et les abonnés du dimanche.ch lisent le journal dimanche.ch sans se soucier des journalistes du journal dimanche.ch

De même des milliers et des milliers de Lausannois et de voyageurs venus d’ailleurs se font trimballer à longueur d’année par un conducteur de trolley dont la tête déborde d’idées, de pensées, d’images, de mots, de phrases qui n’ont rien à voir avec les manettes qu’il doit adroitement utiliser pour amener son chargement à bon port et sa petite famille à la fin du mois.

Que chacun de ces voyageurs d’un instant glisse dans la poche de son sac à dos un exemplaire peu volumineux (200 gr pour 13,5 cm sur 20,5) et peut-être pourra-t-il mener à bien l’œuvre qui suinte par toutes les pores de sa condition d’employé des TL mais que les horaires, les fatigues et les tracas empêchent apparemment d’éclore.

Il y a bien longtemps, Lausanne a déjà vu déambuler dans ses rues poète-travailleur venu de Roumanie. Il s’appelait Panaït Istrati. Lui aussi avait été conquis par la langue française et en devint un maître.

Gérard Delaloye, Largeur.com, 10 août 2005