Grandeurs et misères de la presse politique

Le match Gazette de Lausanne - Journal de Genève

Clavien, Alain,

2010, 325 pages,   25 €, ISBN:978-2-940146-99-4

2010, 325 pages,  31 chf,  25 €, ISBN 978-2-940146-99-4

Format Imprimé - 31,00 CHF

Description

La Gazette de Lausanne (1898-1991) et Le Journal de Genève (1826-1998) ont été des quotidiens parmi les plus fameux de Suisse, appartenant tous deux dès la fin du XIXe siècle au club select des journaux dits « de référence », tissant entre eux une relation étrange faite à la fois de connivence et de concurrence. Ils ont défendu au coude à coude un même idéal politique libéral-conservateur et ont plaidé pour la sauvegarde d’une presse politique de qualité, jugée nécessaire au débat démocratique. Mais ils se sont aussi violemment combattus l’un l’autre pour s’imposer sur un marché saturé, de plus en plus dominé par la presse d’information.

Basé sur une riche documentation inédite, neuf dans son approche comparatiste, ce livre part de cet affrontement pour raconter comment la presse politique, seule légitime au tournant du XXe siècle, doit peu à peu céder sa place à une presse politiquement neutre, dite bientôt « d’information », qui s’impose d’abord économiquement, par la force de ses tirages, puis moralement, en faisant admettre que l’information est la mission première du journalisme, plus importante que le commentaire et le positionnement politique.

Presse

Dans la revue Traverse

À travers l’évolution des deux « étoiles » aujourd’hui éteintes de la presse libérale conservatrice romande, c’est tout un univers qui est dévoilé en un récit rythmé et adroitement tressé. Il faut dire que le « match » centenaire (1880-1990) qui a opposé la Gazette de Lausanne et le Journal de Genève s’est disputé en plusieurs parties imbriquées, certains joueurs passant d’un terrain à l’autre au gré d’échelles et de règles économiques et journalistiques changeantes. Au-dessus des décideurs (rédaction, conseil d’administration, parti libéral) règnent un grand arbitre et son adjoint, le lectorat et les annonceurs, dont la sanction ne manque jamais de tomber. Le marché est une donnée omniprésente, qui tend parfois à occulter le duel entre les deux quotidiens, à mesure que progresse leur ennemie commune, la presse d’information dite « neutre » apparue à la fin du XIXe siècle.

Le jeu est tantôt mené par la Gazette, tantôt par le Journal qui, de bout en bout, oscillent entre deux options: soutenir la lutte politique au niveau local pour répondre aux vœux du conseil d’administration ou laisser ce terrain à d’autres titres pour embrasser un horizon plus large. Si la Gazette aspire à dominer l’espace romand, le Journal entend se profiler comme quotidien sérieux d’audience internationale. Pour satisfaire ces ambitions, deux grandes rubriques, littéraire et internationale, donnent le ton. Il s’avère toutefois difficile d’exceller simultanément dans l’une et l’autre. Lorsque, dans les années 1870, le Journal s’impose jusqu’en France par le sérieux du bulletin international de Marc Debrit, la Gazette n’a pas encore la réputation littéraire qu’elle n’acquerra qu’à partir de 1890. Elle participera alors à la structuration du champ littéraire romand grâce à une équipe de jeunes critiques qui feront sa renommée (Paul Seippel, Philippe Godet, Philippe Monnier, Gaspard Vallette). Symétriquement, ce n’est qu’en débauchant certains des meilleurs rédacteurs d’Édouard Secretan que le Journal entreprend de rattraper sa rivale sur le plan littéraire dans les années 1900. Alors que La Gazette, quotidien romand le plus réputé, a gagné son pari de conquérir un lectorat hors du canton de Vaud, le Journal a perdu de son lustre international. Si ce dernier a réussi à enrayer la baisse des abonnements observée à partir de 1885, il n’en connaît pas moins des difficultés financières.

À cette époque, les deux quotidiens de l’élite méprisent la presse « pour les concierges » qui fait la part belle aux faits divers et aux annonces. Cette dernière n’en constitue pas moins une menace à laquelle il faudra réagir encore. D’autant que cette presse concurrente, mobile et à l’affût, va progressivement étoffer son contenu rédactionnel. Les contre-attaques sont parfois coûteuses en plus d’être inopérantes, ainsi que l’illustre l’échec du quotidien Le Soir, réplique du Journal à la création de la Tribune de Genève en 1879.

L’auteur se plaît à souligner les parallèles autant que les symétries de parcours éditoriaux sur lesquels, de surcroît, semble s’obstiner l’ironie de l’histoire: ainsi, les deux guerres mondiales profitent-elles à tous les journaux suisses, en particulier au Journal de Genève qui était au bord de la faillite à l’orée de chaque conflit. Ses lecteurs français sous Vichy (tout comme, avant eux, ceux du Second Empire) le perçoivent comme un organe de gauche modéré, quand, dans les faits, à l’instar de la Gazette, un pétainisme bon teint le caractérise. La concurrence entre les deux quotidiens n’empêche nullement une grande connivence politique observable sur la durée. C’est qu’ils sont aimantés, malgré une relative émancipation à l’égard du parti libéral, par un anticommunisme magnétique. Les mouvements de cette « boussole » idéologique révèlent toutefois de notables oscillations. Pendant l’entre-deux-guerres, l’anticommunisme « équilibré » d’un William Martin dans la rubrique internationale du Journal n’a absolument rien de commun avec celui, primaire, d’un Pierre Grellet dans la rubrique nationale d’une Gazette provincialisée, très droitière et teintée d’antiparlementarisme. Dans les années 1960, la Gazette de Pierre Béguin réussit pourtant à s’extirper de cette pesanteur. Rajeunie, audacieuse et insolente (du moins dans son supplément littéraire), elle constitue – et c’est une révélation – une sorte d’avant-poste d’un non-conformisme que l’historiographie avait jusque-là retenu comme un phénomène originaire de Suisse alémanique (Diggelmann, Frisch, Walter).

Au niveau matériel, des tendances fortes sont également dégagées, avec la question des salaires (plus élevés au Journal qu’à la Gazette) et de l’imprimerie (une force du Journal, une faiblesse de la Gazette). La Gazette n’a pas pris les bons virages au bon moment. Mal inspirée par un conseil d’administration frileux, elle s’est lié les poings avec une imprimerie dont elle n’était pas propriétaire et dont elle a fini par être la débitrice. À l’inverse, les bénéfices de l’imprimerie du Journal comblent les déficits. Mais la bouée de sauvetage se mue bientôt en oreiller de paresse. L’immobilisme et les erreurs d’appréciation s’avèreront les pires ennemis de la presse politique. Entre les logiques et intérêts du parti, des conseils d’administration et des rédactions, les décalages sont manifestes et bien souvent néfastes à la prospérité des quotidiens. Au tournant des années 1960, le numéro d’équilibrisme financier de la Gazette entre Publicitas et l’Imprimerie centrale lausannoise fournira un prétexte aux administrateurs pour asservir le quotidien aux besoins du parti libéral vaudois et fomenter une conspiration contre Pierre Béguin, poussé à la démission. Mauvais calcul encore. Les goûts du lectorat ont évolué, les revendications et la contestation ne passent plus exclusivement par les partis politiques et la perte de terrain est irrémédiable. Le Journal, de son côté, semble tenir le couteau par le manche, mais n’en subira pas moins la désaffection du public et la concurrence de titres locaux montants. Le récit des tentations et tentatives de rapprochement entre les deux journaux, du sabordage de la Gazette et de la péripétie du Nouveau Quotidien, donne à la fusion de ce dernier avec le Journal en 1998 un caractère – une illusion? – d’inévitabilité. Ironie encore, dans la posture du produit de cette fusion: après s’être présenté comme un titre radicalement nouveau, Le Temps revendique désormais l’héritage de la Gazette et du Journal.

En narrateur omniscient, l’auteur déplace la focale avec une aisance déconcertante en ménageant des suspens et des pointes d’humour. Il semble ne jamais perdre de vue les aspects économiques, techniques, politiques, culturels et humains. On appréciera l’à-propos des pointages réguliers sur les tirages, l’état des rotatives, les autres médias ou encore les rentrées publicitaires, ainsi que l’éclairage apporté par leur mise en perspective dans des panoramas de la presse en Suisse et en France. Plus encore, le lecteur goûtera une histoire incarnée, attentive aux facteurs générationnels, relationnels et sociologiques. L’évocation des figures marquantes des deux quotidiens (Édouard Secrétan, William Martin, René Payot, Pierre Béguin, etc.), enrichie du recours occasionnel aux portraits croisés, réserve les pages les plus savoureuses. Pas de « temps mort » dans cette étude de longue haleine qui dépasse avantageusement tant l’optique monographique que celle du récit parallèle. Elle illustre, au niveau romand, un changement de paradigme majeur qu’est la progressive perte d’audience des quotidiens partisans et la domination de la presse d’information neutre, grande gagnante d’un match disputé à l’échelle européenne. Victoire provisoire, rapidement dépassée, tout n’étant jamais que partie remise.

Stéphanie Roulin, Traverse, 2012/2, pp. 205-207

Dans la Revue historique vaudoise

C’est à travers l’image d’une compétition sportive, d’un match, qu’Alain Clavien caractérise les rapports ambivalents des deux principaux journaux suisses romands dès la fin du XIXe siècle: le Journal de Genève et la Gazette de Lausanne. Relations faites à la fois de proximité journalistique et de concurrence, pour préserver des parts de marché qui se font progressivement plus rares. À chaque étape, donc, la nécessité de se repositionner face à son rival et d’adopter des stratégies de différenciation. Alain Clavien reconstitue cette histoire en parallèle en plongeant dans les archives des deux organes et nous livre une étude particulièrement stimulante, riche d’une approche multidimensionnelle. Il met en évidence l’interdépendance de facteurs très divers, mais tous décisifs, dans la conduite des journaux: facteurs internes, liés aux personnalités, à la ligne rédactionnelle, au public, aux stratégies commerciales, aux investissements opérés; facteurs externes, selon le contexte local et international, mais aussi, et c’est ce que l’ouvrage met nettement en lumière, en fonction du contexte médiatique soumis à de grands bouleversements durant le siècle étudié. La presse politique, alors dominante, se fait en effet progressivement devancer par une nouvelle venue, la presse d’information, dite « neutre », plus accessible et qui se généralise tout au long du XXe siècle pour triompher dès les années 1960. À travers l’histoire des deux quotidiens, l’auteur propose donc une réflexion plus générale sur le rôle des journaux politiques dans un contexte médiatique en mutation. Il renouvelle ainsi l’approche classique de la presse, en privilégiant, comme il le dit, une perspective globalisante, afin « de rajeunir une histoire de la presse trop souvent fermée sur l’étude monographique érudite, et de la raccrocher à une histoire culturelle des médias » (p.14).

L’ouvrage, composé de neuf chapitres, suit les périodes caractéristiques de ce match. Nés à un quart de siècle d’écart, en 1798 pour la Gazette de Lausanne, dans le sillon de la Révolution vaudoise, et en 1826 pour le Journal de Genève, les deux journaux passent aux mains du parti libéral-conservateur dès les années 1850. À la même période, ils se muent en quotidiens et entrent dans une logique plus grande de rentabilité qui les met bientôt en concurrence. Comme le montre l’auteur, la parution quotidienne s’accompagne en effet d’investissements coûteux, pour l’impression notamment, et d’une professionnalisation du métier de journaliste. La diversification des contenus est aussi inévitable, car « le rythme quotidien exige des informations renouvelées et ne peut se contenter du ressassement d’un discours politicien partisan local » (p.19). Dans ce contexte, les deux journaux doivent s’assurer un lectorat plus large et lorgnent hors des frontières cantonales. Dans les années 1870, ils se constituent en sociétés anonymes, augmentent leur capital, agrandissent leur format et leur équipe journalistique. Ils se détachent surtout de leur affiliation au Parti libéral cantonal, même s’ils continuent à en servir l’idéologie et restent officieusement proches des acteurs politiques locaux. D’organes partisans, ils deviennent ainsi une « presse d’opinion libérale », au profil très similaire et donc fortement concurrentiel.

Entre 1880 et jusqu’au premier conflit mondial, la Gazette de Lausanne prend l’avantage. Elle peut compter sur la personnalité d’Édouard Secrétan qui lui impulse le dynamisme nécessaire pour s’imposer comme le journal de référence romand. Secrétan s’écarte des luttes politiques locales et, inversement, augmente la rubrique internationale. Fait nouveau en Suisse romande, il introduit la signature des articles, aux noms prestigieux. Il étoffe aussi la partie littéraire et engage de jeunes collaborateurs, Philippe Monnier et Gaspard Vallette, futures plumes influentes de la critique romande. Il touche en cela un public bourgeois cultivé, stimulé par l’émulation des lettres romandes en cette fin de siècle. Face à ce succès, son concurrent fait pâle figure, avec un Marc Debrit qui s’enfonce dans l’immobilisme et voit les ventes chuter, notamment outre-Jura. C’est grâce à la guerre, paradoxalement, que le Journal remontera la pente, avec un débouché inespéré auprès du lectorat français. De 10 000 avant le conflit, les tirages montent à 60 000 en 1916! Lausanne suit cette envolée, mais dans une proportion moindre. Sur le plan rédactionnel, par contre, les deux journaux s’affrontent: si la Gazette affiche une francophilie passionnée, le Journal choisit un ton plus modéré, au début du conflit pour le moins.

La retombée en sera d’autant plus flagrante, puisque, dès les lendemains de la guerre, crise économique oblige, les deux organes se retrouvent dans une position fragile. La lutte s’estompe pourtant car leurs stratégies diffèrent: repli sur la région pour Lausanne, ouverture sur l’Europe pour Genève, avec l’installation de la SDN en 1920, « cristallisation de deux imaginaires urbains différents », selon Alain Clavien (p.99). Deux hommes diamétralement opposés se font face: Georges Rigassi, à Lausanne, à la ligne rigoureusement conservatrice, tandis que William Martin, à Genève, rêve paix internationale et libéralisme éclairé. La force de ses analyses et son allant en font vite un rédacteur couru, mais dès les années 1930, alors que les tensions politiques augmentent et que l’aura de la SDN décroît, Martin est en position affaiblie. Il se fait pousser dehors par ses administrateurs, qui repositionnent le journal plus à droite.

Après la Seconde Guerre mondiale qui, une fois n’est pas coutume, apporte son lot de lecteurs, un des faits les plus marquants dans cette histoire concurrentielle est certainement la nomination de Pierre Béguin à la tête de la Gazette de Lausanne. Le rédacteur redonne au quotidien son aura perdue depuis longtemps. Libéral, certes, mais ouvert à certaines causes sociales, ce qui fera tousser plus d’un administrateur (qui le pousseront dehors en 1965), Béguin modernise le journal pour en faire le « foyer de pensée non conformiste en Suisse romande » (p.213). Ce sera surtout la création de la Gazette littéraire avec son animateur Franck Jotterand, qui façonnera un lieu de rencontre dans ces années d’émulation culturelle. À l’autre bout du lac, au contraire, la frilosité règne, la rédaction peinant à s’émanciper des cadres anciens jusqu’à la fin des années 1960 pour le moins.

Les années 1960-1970 sont toutefois celles d’un changement médiatique capital. Talonné depuis près d’un siècle par la presse d’information, le journalisme d’opinion se fait cette fois-ci court-circuiter. Le public a changé, la jeune génération de journalistes aussi, préférant l’enquête aux luttes partisanes. La radio et la télévision se généralisent également, alors que les titres d’information, ancrés dans un tissu plus populaire, explosent. Dans ce contexte, le Journal et la Gazette perdent en crédibilité tant financière, notamment pour les courtiers d’annonces, que symbolique. Face à cette situation, la menace de leur disparition plane. La suite est connue: officiellement ils s’associent en 1976, même si en réalité le Journal de Genève domine, la Gazette devenant un alibi pour le public vaudois. En 1991, le Journal reste seul en lice face à un nouveau venu, le Nouveau Quotidien, avec lequel il fusionne en 1998 pour devenir Le Temps.

Au terme de ce parcours, le lecteur reste séduit par une analyse à la fois limpide et complexe, où l’auteur rend compte de la multiplicité des stratégies éditoriales, variant selon les époques, les nécessités commerciales et les rédactions qui, plus ou moins audacieuses face aux intérêts de leurs administrateurs, peuvent surtout intervenir dans les rubriques culturelle et internationale. Le tout dans un contexte en mutation économique, sociale et, finalement, médiatique.

Carine Corajoud, Revue historique vaudoise, 119/2011, pp.334-335

Dans la revue Choisir

Grandeurs et misères de la presse politique raconte les vies parallèles de la Gazette de Lausanne et du Journal de Genève. L’historien Alain Clavien, de l’Université de Fribourg, s’est immergé dans les archives des deux titres. La recherche est ample et exhaustive, les citations et les extraits bien choisis, mis en scène dans un récit vivant. Le match Gazette de LausanneJournal de Genève a duré près de deux siècles. Alain Clavien dégage parfaitement les lignes de forces de l’affrontement. Elles doivent tout à une lutte de prestige. Elles ne tiennent en rien à l’idéologie. Dès leur création, la Gazette et le Journal affichent tous deux un libéralisme conservateur. Ils partagent des relations peu commodes, parfois conflictuelles, avec le Parti libéral de leur canton. Ils en expriment la ligne tout en se défendant d’en être les porte-voix. Ils sont exposés aux humeurs de leurs conseils d’administration. Ils ont peine à se dégager des soucis financiers.

La Gazette et le Journal ne renient jamais l’idéal d’une presse d’opinion de qualité. Chacun pour soi, même si les transfuges ne sont pas rares entre les rédactions. Malgré la coexistence qui s’établit entre-deux-guerres – un « partage du monde » entre une Gazette privilégiant l’actualité vaudoise et suisse et un Journal porté à suivre la vie des organisations internationales et les affaires du monde -, un véritable rapprochement ne trouvera jamais de terrain favorable. Sinon lorsqu’il sera trop tard. Après l’absorption de la Gazette par le Journal, les deux titres couleront ensemble.

Le paysage médiatique a profondément évolué. La radio et la télévision sont devenues des acteurs de poids, la presse d’information – souvent moquée autrefois pour sa molle neutralite – occupe désormais le terrain de la presse écrite. Le marché publicitaire, plus puissant que jamais, détermine la destinée des journaux.

Daniel Cornu, Choisir, no. 621, septembre 2011, pp.41-42

Dans la revue Vingtième Siècle. Revue d’histoire

L’ouvrage d’Alain Clavien, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Fribourg (Suisse), retrace la vie de deux quotidiens francophones qui ont fait les heures de gloire de la presse suisse, à savoir la Gazette de Lausanne (1798-1991) et le Journal de Genève (1826-1998). Forgés dans les luttes politiques du 19e siècle, les deux titres d’obédience libéral-conservatrice ont eu des ambitions et une réputation qui dépassent largement la Suisse romande malgré un ancrage local évident. Fusionnés sous le nom unique de Journal de Genève en 1991 avant de disparaître sept ans plus tard, les deux journaux ont évolué côte à côte dans une relation empreinte de complicité et de rivalité constantes.

Tout en soulignant un certain mimétisme entre les deux journaux, l’auteur montre comment ils se profilent régulièrement au cours de leur histoire pour survivre et se distinguer sur un marché réduit. Ainsi, loin de se cantonner à l’information locale et nationale, ils se font l’écho de la politique internationale: c’est particulièrement vrai pour le Journal de Genève dans les années 1920 et 1930, observateur privilégié de la Société des nations grâce notamment au rédacteur de la rubrique internationale William Martin, fin connaisseur du milieu esdénien. De plus, le Journal comme la Gazette ont toujours tenté de courtiser un lectorat français pour qui ils représentent une référence indépendante des vicissitudes politiques françaises du 19e siècle et de la première moitié du 20e siècle. Les deux guerres mondiales sont d’ailleurs l’occasion d’augmenter le tirage des deux journaux pour des Français soucieux de s’émanciper d’une presse hexagonale censurée ou de la propagande.

À travers les aspects techniques et les questions financières propres au fonctionnement des deux journaux, mais aussi au prisme du choix des rédacteurs et de leurs lignes éditoriales, Alain Clavien nous livre ici une étude très détaillée et documentée, écrite avec un style bien nuancé. On regrettera peut-être la structuration des chapitres autour du « match » entre la Gazette et le Journal, certes annoncée par le sous-titre de l’ouvrage, organisation qui laisse plus difficilement transparaître les différentes étapes marquant la vie de ces journaux. Elle centre l’attention sur leur rivalité séculaire, alors que le propos du livre est finalement d’expliquer l’évolution de la presse suisse-romande, en lien avec l’apparition de journaux politiquement « neutres » et des nouveaux vecteurs d’information. En effet, l’apparition d’une presse dite d’information et l’arrivée de ces nouveaux médias, radio et télévision, qui modifient le comportement des lecteurs concurrencent sérieusement les deux journaux « de référence » perpétuant jusqu’au bout l’idéal d’un journalisme de qualité et d’une presse assumant les opinions de sa famille politique. C’est ce changement de paradigme, opéré au cours du 20e siècle, que démontre brillamment l’auteur à la lumière de ces deux titres qui ont résonné bien au-delà des frontières helvétiques.

Gregory Meyer, Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2011/3 n° 111, p.223-224

Dans la revue juive

Attention à la posture du procureur!

Les documents inédits qu’il produit dans son maître livre sur le « match » entre la Gazette de Lausanne (1898-1991) et le Journal de Genève (1826-1998), induisent un regard sévère. Mais le professeur Alain Clavien incite aussi à la nuance. Notamment sur le « grand » René Payat et la commission dite Bergier. Entretien.

Si le titre de son livre évoque d’abord Vigny et Balzac, ce n’est pas du seul côté des Servitude et grandeur militaires ou des Splendeur et misère des courtisanes que le professeur d’histoire contemporaine de l’Université de Fribourg entraîne ses lecteurs. Car, à travers ses passionnantes exploration et analyse des riches comme parfois moins reluisantes heures de la presse d’opinion suisse, Alain Clavien accomplit un tour de force. Qui consiste à rendre on ne peut plus présent un passé souvent décrété révolu et à plonger le lecteur dans l’intimité des cuisines où se concocte, aujourd’hui encore, « l’opinion ». Qu’ils soient d’ordre factuel, idéologique, économique ou sociologique, les fils qu’il établit « tressent », à partir de documents souvent inédits, une aussi sérieuse que vivante fresque de la « chose politique » romande, voire confédérale. Fatalement, est-on tenté de dire, à travers l’évolution de la presse libérale et conservatrice sur presque deux siècles, il est aussi question des Juifs en Suisse. Il a accepté d’évoquer cet aspect spécifique et ne constituant pas, de loin, l’unique sujet de son livre.

revue juive: A lire votre analyse des rapports de cousinage et de rivalité entre la Gazette de Lausanne et le Journal de Genève, on a l’impression que, comme sur bien d’autres thèmes, l’approche des questions touchant à la vie juive a souvent et considérablement varié, notamment entre l’affaire Dreyfus, l’entre-deux-guerres et la période 1939-45.

Professeur Alain Clavien: C’est en 1898, avec le procès de Zola que le Journal et la Gazette entrent véritablement dans l’Affaire Dreyfus et y consacrent beaucoup d’encre. La majorité de la presse suisse romande est rapidement plutôt dreyfusarde, avec une différence toutefois entre les gens pensant que Dreyfus est innocent et ceux, plus prudents, estimant que le procès a été inéquitable et qu’il doit être refait, mais sans préjuger du résultat. Seuls quelques journaux catholiques comme La Liberté et Le Courrier défendent alors des positions antidreyfusardes et antisémites, mais sur un ton nettement moins violent qu’en France. On n’utilise pas d’expression violente du genre « mort au youpin jaune ». Au passage, on peut remarquer le large accueil fait parl a Gazette aux articles du colonel Picquart, l’un des premiers à avoir soupçonné le trucage des preuves au procès intenté à Dreyfus.

Dans une de vos précédentes études, vous parliez d' »antisémitisme abstrait ». Dans celle-ci, vous citez l’historien Jacques Picard qui utilise le qualificatif « discret ». Comment s’explique alors le changement, parfois même la virulence exprimée pendant l’entre-deux-guerres?

Ce qui change entre le début du XXe siècle et la Grande Guerre » c’est surtout la peur du bolchevisme et du communisme. Avant 1914, il y a bien une minorité trouvant trop nombreux les étrangers en Suisse. Mais son écho est assez limité. Et même certains libéraux envisagent la naturalisation facilitée avec de meilleures possibilités d’assimilation pour les étrangers. Après 1918, la présence en Suisse de nombreux pacifistes, réfugiés ou déserteurs, souvent proches du socialisme va inquiéter, notamment des politiciens de droite défendant l’idée que ne doivent entrer en Suisse que des gens « assimilables ». Sur ce point les deux journaux ont eu une ligne à peu près semblable mais, s’ils réprouvaient généralement l’antisémitisme en tant que tel, ils vont prendre un net virage à droite dans les années vingt et sous le « gouvernement Nicole ».

Virage qui s’accentue en 1939-1945?

Au début comme d’ailleurs la majeure partie de l’opinion romande, les deux journaux sont clairement pétainistes. Positions idéologiques renforcées par le fait qu’ils vont vendre beaucoup d’exemplaires en France, quitte à fabriquer des éditions édulcorées pour ne pas déplaire à la censure. Le virage intervient en 1942, un cheminement loin d’être unique. Ce qui n’empêchera pas de sourdes luttes entre les courants incarnés par les plumes françaises accueillies, dans le Journal comme dans la Gazette.

En plus des textes cités, comme celui dans lequel il s’en prend à un « métèque » partisan de la SDN (Société des Nations), vous n’êtes pas très tendre avec le « grand » René Payot du Journal de Genève

Ce qui est intéressant avec lui, c’est d’une part la fracture entre les textes de l’éditorialiste longtemps pétainiste et la réputation du journaliste de radio chargé dès 1941 du bulletin incarnant la voix officielle de la Suisse. En France ou Belgique occupées, le simple fait d’apprendre que les Allemands subissaient un revers était perçu comme un acte de résistance. Payot s’est ainsi acquis une réputation de résistant, alors qu’il suffit de feuilleter le Journal de Genève pour voir que ce n’était pas tout à fait le cas. Il y a même des gens ayant affirmé avoir eu connaissance de l’Appel du 18 Juin grâce à l’émission de Payot, ce qui constitue un véritable phénomène de reconstruction mémorielle!

D’autres ont été moins épargnés par les règlements de comptes après 1945.

A la Gazette, attaqué par des papistes comme Muret qui le cite abondamment, le rédacteur en chef Rigassi devra démissionner. Mais, à l’inverse, les plumes socialistes genevoises ayant célébré l’accord germano-soviétique seront bien mal à l’aise d’être citées par le Journal de Genève.

Sur l’accueil des Juifs cherchant à se réfugier, vous citez, notamment, l’article de Pierre Grellet dénonçant en 1942 dans la Gazette les collectes des oeœuvres d’entraide juives. D’une manière plus générale, quelle a été l’attitude de la presse suisse et des deux journaux que vous avez de si près étudiés?

Le cas Grellet est particulièrement intéressant car il a suscité une vive réaction du président de la Communauté israélite de Lausanne à un moment où tout pouvait l’inciter à adopter un profil bas. Mais, dans l’ensemble, les deux journaux soutenaient Berne et sa politique d’asile restreint. A savoir que trop d’étrangers signifierait une déstabilisation mais sans jamais demander de mesures discriminatoires contre les Juifs de Suisse. En fait ils estiment qu’il vaut mieux ne pas laisser entrer trop de Juifs opposés à l’Allemagne nazie et surtout pris par leur anticommunisme, ils n’avaient pas vraiment été « fâchés » de voir l’Allemagne attaquer l’URSS. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’ils aient été pronazis, pas plus du reste qu’un penseur comme Gonzague de Reynold.

On est de nouveau dans l’antisémitisme « abstrait » ou « discret »?

On est surtout dans un argument retors et pervers consistant à dire: « Fermons notre porte aux réfugiés juifs de l’Est, notamment, c’est pour le bien des communautés juives d’ici. Car, s’il y avait trop de Juifs venant s’installer dans la Confédération, cela risquerait de réveiller l’antisémitisme en Suisse … »

Un thème qui rappelle la demande de renforcement de la surveillance frontalière, pour éviter des désordres intérieurs, formulée par le conseiller d’Etat Antoine Vodoz en 1943, que l’on retrouve dans votre livre en cosignataire d’un communiqué du conseil d’administration de la Gazette garantissant, en 1945, qu’il n’y avait pas d’israélites à la rédaction de la Gazette.

A cette importante nuance près que ce communiqué était une réponse aux reproches de Philippe Henriot pour lequel la Gazette était devenue un organe « judéo-bolchevique ».

Avez-vous le sentiment que, depuis l’affaire dite des fonds en déshérence et les travaux de la commission dirigée par le feu professeur Bergier, la parole historienne a changé?

La commission a accompli un travail gigantesque et, dotée de moyens considérables, son bilan historiographique est énorme. Il aura notamment contribué à casser la légende dorée de la Suisse. En revanche, ce qui est peut-être mal compris, c’est que les travaux de cette commission arrivaient en réponse à un discours dominant en mettant l’accent sur des aspects négatifs, presque uniquement. Or les gens ayant fait la « Mob », comme les femmes ayant remplacé les maris à l’usine ou à la ferme, avaient le sentiment d’avoir accompli leur devoir. La polarisation du discours par ceux qui chargeaient la Suisse a empêché l’apparition de son vrai visage. Or, non seulement elle n’est pas uniquement constituée de banquiers ou d’industriels devenus riches mais elle a aussi compté des Justes. Et, au fond, sans parler des banques israéliennes, guère plus pressées que les banques suisses pour retrouver les gens leur ayant confié leurs avoirs avant la guerre, peut-être, le problème réside-t-il finalement surtout dans le fait d’être banquier… En tout cas, même si on ne peut pas regretter que le regard historique actuel tranche avec celui de l’époque du manuel de Chevallaz, il faut autant se méfier des discours totalement « pro-suisses » que des postures de procureur.

Propos recueillis par Olivier Kahn, revue juive, no 1, 2011

La « Tribune » et ses anciens « collabos »

L’ouvrage remarquable d’Alain Clavien, Grandeurs et misères de la presse politique (Editions Antipodes), n’est pas tout à fait exempt de menues faiblesses dans la restitution des faits. J’en ai repéré quelques-unes concernant la période la plus récente. Une exploitation plus étendue des sources vivantes les aurait peut-être évitées. Elles montrent au demeurant les limites d’une recherche essentiellement fondée sur la consultation d’archives ou de publications.

Je m’en tiens à un seul exemple. Clavien évoque l’arrivée de Georges-Henri Martin à la rédaction en chef de la Tribune de Genève en 1960, sans rappeler qu’il est le fils de William Martin, figure du Journal de Genève entre-deux-guerres. Il le dit formé à l’école de Paris-Soir de Pierre Lazareff. C’est de France-Soir que Lazareff était le patron. Paris-Soir était le journal de Jean Prouvost et a cessé de paraître à la Libération. C’est un détail: tout auteur (et j’en suis!) peut commettre ce genre de confusion.

Plus ennuyeux, Clavien écrit dans la foulée que la Tribune continue alors à servir de refuge à d' »anciens collaborationnistes français ». C’est tout à fait vrai de deux d’entre eux, Henri Poulain et Jean-Roger Rebierre, qu’il cite. Mais absolument pas de deux autres, dont il affirme ignorer les prénoms. Or le premier, d’origine arménienne et suisse, n’a que 15 ans en 1939; il termine ses études de droit à Genève en 1946 avant de se lancer dans le journalisme. Quant au second, d’une autre génération, il a effectivement fui la France, mais pour une autre raison: il refusait de servir en Algérie… Ce n’est pas exactement la même chose!

Alain Clavien s’appuie certes sur une source, le journaliste de la Tribune Jean-Claude Mayor (Les dessous de ma Julie. Journal d’un journaliste, Slatkine 1996); mais il ne retient pas l’avertissement d’un préfacier prudent, chargé par l’éditeur d’en tracer le portrait. Mayor se montre en effet fréquemment imprécis et brouillon, pour ne pas dire davantage: « Cette préface, lit-on, n’est pas une caution ».

Ces aspects marginaux échapperont sans doute au lecteur des Grandeurs et misères, et c’est tant mieux. Pour Armand Gaspard, dont Clavien signale par ailleurs l’entrée à la Gazette après la seconde guerre mondiale, pour Jean-Michel Fosse, tôt décédé, pour leurs proches, il reste fâcheux que leur nom, même dépourvu de prénom, soit ainsi associé sans raison à un épisode peu glorieux de l’histoire française.

Marges, blog de Daniel Cornu, sur la Tribune de Genève, 12 février 2011

Presse: le match Lausanne – Genève

La parution de Grandeurs et misères de la presse politique de l’historien Alain Clavien a été justement saluée. Ce professeur de l’Université de Fribourg a entrepris de raconter les vies parallèles de la Gazette de Lausanne et du Journal de Genève. De leur naissance jusqu’à la figure géométrique improbable d’une jonction tardive, qui préluda à leur commune extinction. La lecture du livre s’impose à qui s’intéresse à la presse politique et à l’histoire du pays romand. Elle laisse cependant quelques regrets et interrogations.

Côté face, une étude magnifiquement documentée. Alain Clavien s’est immergé dans les archives des deux titres. A la faveur des remerciements adressés en fin d’ouvrage, il note: « les archivistes et le personnel des Archives de la ville de Lausanne et des Archives de la ville de Genève (…) ont dû penser parfois que j’allais m’installer à vie dans leurs locaux ». Cela n’a rien d’étonnant.

La recherche est ample et exhaustive, les citations et les extraits bien choisis, mis en scène dans un récit vivant. « Le match Gazette de Lausanne – Journal de Genève », c’est le sous-titre de l’ouvrage, dure près de deux siècles. Le livre le restitue à la façon d’un compte rendu de derby lémanique – l’auteur retient plutôt la métaphore de la course poursuite. Chaque équipe connaît ses phases de domination, de splendeur, tandis que l’autre besogne en attendant de sortir de sa zone défensive. Cette alternance ne s’estompe qu’à l’époque des guerres mondiales du siècle dernier, quand les deux titres s’adressent à des audiences exceptionnelles, quoique provisoires.

Tant de traits communs!

Alain Clavien dégage parfaitement les lignes de forces de l’affrontement. Elles doivent tout à une lutte de prestige, entretenue par la rivalité entre les deux cités lémaniques. Elles ne tiennent en rien à l’idéologie.

Dès leur création, et selon les circonstances particulières de chaque époque, la Gazette et le Journal affichent tous deux un libéralisme conservateur, illustrent les vertus du fédéralisme, combattent tant le dirigisme que les divers avatars du socialisme et le communisme.

Ils partagent des relations peu commodes, parfois conflictuelles, avec le Parti libéral de leur canton, dont ils expriment la ligne tout en se défendant d’en être les porte-voix. Ils sont exposés aux humeurs de leurs conseils d’administration, qui en relaient les attentes politiques. Ils ont peine à se dégager des soucis financiers, se trouvant acculés, chacun à son tour, lorsqu’il s’agit de résoudre les problèmes d’intendance: le renouvellement des équipements, les déménagements…

Un partage du monde

La Gazette et le Journal ne renient jamais l’idéal d’une presse d’opinion de qualité, au service du débat démocratique. L’histoire des deux titres fait apparaître de grandes figures, rédacteurs en chef ou journalistes d’exception. A la Gazette, d’Edouard Secretan à Pierre Béguin. Au Journal, de William Martin à René Payot. Alain Clavien rappelle aussi que les transfuges ne sont pas rares, entre les rédactions de Lausanne et de Genève. Ne serait-il pas raisonnable de faire communiquer enfin, par une union structurelle, ces deux vases du journalisme libéral?

Malgré la coexistence qui s’établit entre-deux-guerres – un « partage du monde » entre une Gazette privilégiant l’actualité vaudoise et suisse et un Journal porté à suivre la vie des organisations internationales et les affaires du monde -, le rapprochement ne trouve jamais de terrain favorable. Sinon lorsqu’il est trop tard. La Gazette finit par être absorbée par le Journal.

Dernier épisode

Trop tard, en effet, car le paysage médiatique a profondément évolué. La radio et la télévision sont devenues des acteurs de poids, la presse d’information – souvent moquée autrefois pour sa molle neutralité – occupe désormais le terrain de la presse écrite. Le marché publicitaire, plus puissant que jamais, détermine la destinée des journaux.

Après la fusion, la compétition renaît en 1991 par le lancement à Lausanne du Nouveau Quotidien, qui cherche à concurrencer le Journal (Gazette incluse!) sur son propre terrain. Elle conduit en peu d’années au sabordage des deux titres et au lancement du Temps, en 1998.

Grandeurs et misères de la presse politique. Jusque là, Alain Clavien a conduit son récit avec maîtrise et clarté. Pourquoi s’éclipse-t-il à l’heure du dénouement? Il fait état de « manœuvres peu claires », qui ont conduit à la naissance du Temps. Il mentionne les polémiques au sujet des difficultés économiques évoquées pour la justifier, signale la « trahison » (qu’il met lui-même entre guillemets) des administrateurs du Journal, la publication de pamphlets. Mais pourquoi donc s’abstient-il de les saisir à bras le corps, en historien qu’il est? Pourquoi n’élucide-t-il pas ces manœuvres? Dix ans, est-ce un délai trop court pour un historien?

Tout est dit de l’agonie, mais rien, ou trop peu, de l’instant fatal. C’est le côté pile de l’ouvrage. S’y ajoutent d’autres questions, qui se situent à la périphérie du sujet. J’y reviendrai.

Marges, blog de Daniel Cornu, sur la Tribune de Genève, 7 février 2011

Sur le site du Centre romand de formation des journalistes (CRFJ)

Dans « Grandeurs et misères de la presse politique », Alain Clavien, professeur d’histoire à l’université de Fribourg, analyse côte à côte l’évolution de deux quotidiens romands les plus connus du 20ème siècle: la Gazette de Lausanne (1898-1991) et le Journal de Genève (1826-1998).

La démarche comparative de l’auteur révèle une relation ambiguë entre les deux journaux, où se mêle complicité et rivalité. Unis par un idéal politique libéral-conservateur similaire et par un même combat pour la sauvegarde d’un journalisme politique de qualité, cela n’empêche pas ni la Gazette ni le Journal de se livrer à une course aux lecteurs acharnée.

Particulièrement bien documenté, l’ouvrage décrypte l’influence des événements du siècle dernier sur l’activité des deux journaux. La première guerre mondiale par exemple, qualifiée de « divine surprise » par l’auteur, va stimuler le lectorat des deux journaux et faire exploser les ventes.

En même temps que les deux quotidiens se disputent le lectorat romand, ils font face aux mêmes obstacles. Dans un monde médiatique en pleine évolution, les journaux traditionnels, vecteurs de l’opinion de leur parti politique, sont menacés par l’apparition d’une presse dite « d’information », politiquement neutre. Une presse nouvelle qui, au final, aura raison de la Gazette de Lausanne et le Journal de Genève. Leur parcours se termine, dans un premier temps, par l’absorption du quotidien lausannois par son rival genevois en 1991. Puis, par la fusion en 1998 du Journal de Genève avec le Nouveau Quotidien pour créer Le Temps.

Ainsi, plus que l’évolution de deux journaux spécifiques, c’est l’histoire de la presse politique en Suisse romande au cours du 20ème siècle de manière globale que propose Alain Clavien.

Mathieu Henderson, CRFJ, rubrique Livres sur les médias

Les hauts et les bas de la presse d’opinion

Spécialiste de la presse, l’historien Alain Clavien livre une étude approfondie de la Gazette de Lausanne et du Journal de Genève, les quotidiens d’inspiration libérale-conservatrice ancêtres du Temps.

En 1976, la prestigieuse Gazette de Lausanne, née avec l’Indépendance vaudoise en 1798, fut avalée par le non moins respecté Journal de Genève. Et, en 1998, ce dernier, qui existait depuis 1826, disparut à son tour. Le quotidien genevois s’était épuisé dans sa concurrence avec Le Nouveau Quotidien lancé par Edipresse. Celui-ci fut également entraîné dans la chute et la naissance du Temps mit tout le monde d’accord… Telle fut la fin peu glorieuse de deux quotidiens qui, alternativement et à certaines époques de leur histoire, avaient servi de références intellectuelles. Lorsque la Gazette cessa de paraître, André Muret lui-même, alors secrétaire politique du POP vaudois, regretta la disparition de cet adversaire politique et y vit un signe alarmant des dangers menaçant la presse d’opinion dans son existence même. Tant le Journal de Genève que la Gazette de Lausanne avaient été les organes officieux du parti libéral-conservateur. Ils entretenaient pourtant entre eux une relation concurrentielle, qui fut l’une des causes de leur double mort. Une autre fut le lien étroit de chacun d’entre eux avec une imprimerie, dont la débâcle financière précipita la leur. Les fidèles de la Voix Ouvrière et de la Coopérative du Pré-Jérôme en savent quelque chose…

« Bourrage de crâne »

C’est une analyse quasi exhaustive des deux journaux que nous présente l’historien Alain Clavien, spécialiste de la presse. Et cela dans un ouvrage de lecture agréable et souvent passionnante. Il s’y livre à une étude globale qui s’intéresse aussi bien au « fond » rédactionnel, aux rapports avec le Parti libéral, qu’à l’évolution technologique de la fabrication du journal, au statut des journalistes, ou aux problèmes financiers, devenus plus aigus depuis que ces deux quotidiens d’opinion furent soumis à la concurrence croissante de la presse dite d’information, soi-disant neutre et indépendante (mais pas de ses gros annonceurs). Cette liste de sujets abordés n’est nullement exhaustive! Arrêtons-nous sur quelques moments forts de l’histoire des deux journaux. Et d’abord les deux guerres mondiales. La presse romande, se sentant à l’étroit, désirait accéder au lectorat français. En 1914, le Journal de Genève avait ouvert ses colonnes – et cela à son honneur – à Romain Rolland qui y publia « Au-dessus de la mêlée », une dénonciation des haines nationalistes qui avaient précipité la guerre. Mais le journal fit vite marche arrière, reprenant à son compte les pires ragots de la presse française et participant ainsi au « bourrage de crâne ». Puis il y eut une parenthèse pacifiste avec William Martin, qui fit du quotidien, dans l’entre-deux-guerres, le journal officieux de la Société des Nations, établie elle aussi à Genève. Pendant la Seconde Guerre mondiale et l’Occupation, tant le Journal de Genève que la Gazette de Lausanne défendirent des positions pétainistes. Il est vrai cependant que leurs informations relativement objectives sur la situation militaire, qui provenaient aussi bien de sources alliées que de celles de l’Axe, en faisaient une lecture impatiemment attendue par les habitants de la zone dite libre, matraquée par la propagande collaborationniste et nazie. Cela ne permet cependant pas de faire de René Payot le « résistant » qu’a forgé un mythe complaisamment entretenu dans l’après-guerre! Le tirage suivit, passant pour le Journal de Genève de 13’000 à 41’000 exemplaires entre 1939 et 1941, et pour la Gazette de 15’000 à 38’000. Cette dernière, sous la direction de Georges Rigassi, avait adopté pendant les années trente et quarante une ligne très anticommuniste et maurrassienne. A la fin de la guerre, un changement de personnel, pour ne pas dire un coup de balai, s’imposait donc. La chance de la Gazette fut de trouver en Pierre Béguin un authentique libéral au sens noble du terme, un rédacteur en chef remarquable, un « patron » quasi adulé par la cohorte de jeunes journalistes qu’il engagea. Parmi eux, trop nombreux pour être tous cités ici, Charles-Henri Favrod, qui contribua fortement à faire connaître les réalités de la guerre d’Algérie, et Franck Jotterand, qui fit de la Gazette littéraire du samedi un espace de découvertes sur les plans artistique et culturel en général, s’ouvrant « même » aux écrivains de l’Est. Tant d’indépendance d’esprit déplut aux caciques du Parti libéral vaudois. Béguin et Jotterand passèrent à la trappe. Il en alla de même avec Walter Weideli, qui dirigeait dans le Journal de Genève un supplément littéraire de qualité mais qui commit l’impair, comme dramaturge, d’écrire une pièce critique sur Jacques Necker, où les banquiers genevois se reconnurent. Et Weideli fut lui aussi limogé. Narrés par Alain Clavien avec talent, voilà quelques épisodes d’une double histoire qui, avec des hauts et des bas, s’étala sur plus de cent cinquante ans.

Pierre Jeanneret, Gauchehebdo, 3 décembre 2010

« Martyr de la tyrannie bernoise »…

…telle était la réputation acquise par Antoine Miéville, fondateur de la Gazette de Lausanne. Ce journal, né en février 1798, accompagna les débuts de l’indépendance vaudoise. A la faveur de la libération, « apportée par les baïonnettes napoléoniennes », plusieurs titres avaient vu le jour. Avant de promouvoir la nouvelle feuille, le jeune notaire et député Miéville avait subi brièvement la prison. La raison? Dans un banquet public, il avait « manifesté un peu trop d’enthousiasme pour la Révolution française »…

C’est le professeur Alain Clavien qui relate cet épisode dans l’ouvrage Grandeurs et misères de la presse politique, récemment paru aux Éditions Antipodes. Il s’insère dans un historique passionnant. Celui de deux quotidiens romands, dits « de référence », réputés bien au-delà du champ francophone, et qui ne sont plus qu’un souvenir. Outre l’organe cité, disparu en 1991, le Journal de Genève a cessé de paraître en 1998 (il était né un quart de siècle après la Gazette). Les deux journaux se situaient dans la mouvance libérale-radicale, défendant un idéal conservateur. Les Jurassiens qui luttaient au côté de Roland Béguelin gardent en mémoire plusieurs échanges musclés entre le Jura Libre et l’organe genevois placé sous l’influence d’Olivier Reverdin.

Pour comprendre le processus qui a abouti à la chute des feuilles d’opinion en général, l’auteur fait valoir que « longtemps tenue à l’écart de la politique par les éditeurs de journaux », la radio a commencé, dès les années 50, à contester le monopole de la presse en ce domaine. Elle a bientôt été rejointe par la télévision, qui allait connaître « un développemenl foudroyant ». Parallèlement, il faut tenir compte de la montée en puissance d’une presse d’information, politiquement plus ou moins « neutre », comme des bouleversements techniques qu’a connus l’imprimerie.

Si, dans leur juste combat pour l’indépenpance cantonale, les autonomistes ont pu compter sur certains appuis, notamment dans la presse romande, ils ont dû parallèlement faire face à beaucoup d’incompréhension, voire d’oppositions dans l’ensemble des journaux suisses. Ne serait-il pas intéressant qu’une ou un étudiant s’attache à démêler et à approfondir ce sujet dans un travail de diplôme, voire une thèse universitaire? Tant il est vrai que cette phase-là de la Question jurassienne appartient désormais à l’histoire. Quant à l’époque contemporaine, le projet majoritaire de l’Assemblée interjurassienne offre à la Confédération suisse l’opportunité de corriger l’erreur impardonnable qu’a constituée la partition des six districts de langue française.
Roger Chatelain, Jura Libre, 18 novembre 2010

 De la presse politique à la presse d’information (et retour?)

La récente parution d’un ouvrage portant sur la Gazette de Lausanne et le Journal de Genève permet de jeter un regard sur l’histoire de la presse en Suisse romande au cours d’un long 20e siècle. L’historien Alain Clavien se fait l’observateur de la disparition progressive d’une presse politique au détriment de la presse d’information.  Mais de nos jours c’est cette dernière qui connaît une remise en cause importante. Son cadre éthique, élaboré autour de notions telles que la neutralité et l’objectivité, semble dépassé. Et si la presse d’opinion faisait son grand retour?

L’étude des médias en Suisse romande passe plutôt par l’analyse des discours. Les recherches effectuées depuis la linguisitique et la sociologie posent régulièrement un regard critique sur le discours médiatique et s’efforcent d’en décrire les mécanismes. Mais force est de constater qu’il existe peu de travaux fouillés, à caractère monographique, s’intéressant aux institutions de la presse romande depuis les sciences humaines et sociales. La prise de conscience de cet état de fait est en train de déboucher sur la création de deux chantiers différents. Du côté de l’Université de Lausanne, on s’intéresse de près à l’histoire de la Radio suisse romande (RSR), développant du même coup  une réflexion épistémologique fort intéressante concernant le statut et l’usage des archives sonores. A Fribourg, Alain Clavien, historien, vient de faire paraître une importante recherche concernant deux quotidiens romands aujourd’hui disparus : La Gazette de Lausanne et le Journal de Genève.

Sa recherche, érudite et complète, quoique principalement axée sur les deux titres, permet de saisir un large pan du panorama historique de la presse en Suisse romande. Alain Clavien s’efforce en effet de décrire les champs culturel, politique, économique dans lesquels évoluent la Gazette de Lausanne et le Journal de Genève. En déroulant le fil de ces deux publications, le chercheur parvient à éclairer quelques moments cruciaux de la fabrique de l’information en terre romande, comme il l’explique dans la partie introductive et méthodologique de sa recherche :

« Saisir les fils de ces trois niveaux, idéologique, économique, et sociologique, les tresser dans le contexte plus général de l’évolution du champ médiatique suisse: c’est à partir de cet écheveau que ce livre propose une histoire de la presse politique de ses débuts triomphants à sa marginalisation relative dans un monde médiatique qui fait de l’information sa religion et où la télévision est devenue l’instrument privilégié des politiciens. » (p.14)

Presse d’opinion et journaux politiques

Ces deux journaux apparaissent au début du 19e siècle. Tous deux sont d’obédience libérale-conservatrice. Ils vont cependant réussir à coexister plus d’un siècle en se faisant souvent concurrence, avant de fusionner. Rétrospectivement, on se demande comment des journaux véhiculant les mêmes idées ont pu coexister si longtemps sur un marché assez limité. Alain Clavien explique leur longévité par le fait qu’ils ont opté assez rapidement pour des stratégies  différentes. Si la Gazette est un journal d’abord vaudois qui tend à déborder un peu du Canton, Le Journal de Genève porte un accent plus international, particulièrement après l’installation de la Société des Nations au bout du Lac.

Au fil des années cependant, les deux journaux ne manquent pas de se copier, et de débaucher les employés de leur concurrent, mais également de se démarquer par des approches de l’actualité et par la recherche de tons différenciés. D’abord profondément liés aux partis libéraux vaudois et genevois, les deux titres vont progressivement marquer leur autonomie par rapport aux organisations politiques tout en restant profondément ancrés dans le terreau idéologique de la droite libérale. De fait les principaux rédacteurs ne sont pas forcément des journalistes au sens moderne où nous l’entendons, mais des hommes politiques qui portent la plume. La plupart exercent même des charges législatives ou exécutives à différents niveaux. Les deux journaux vont connaître leurs heures de gloire à travers un rayonnement qui dépasse les frontières de la Suisse, notamment lors des guerres mondiales où la presse de la Suisse neutre est particulièrement prisée de l’autre côté de la frontière.

Si la première partie du 20e siècle donne l’impression d’une grande continuité, des premiers éléments de rupture commencent à se faire sentir dès la fin des années 1950. De nouveaux journaux sont apparus qui s’adressent à des segments particuliers de la population. On assiste à l’essor de la presse féminine et sportive, par exemple. Mais c’est également à ce moment que la presse d’information, plus « neutre » commence à prendre le pas sur la presse politique. Différents phénomènes permettent d’éclairer ce déclin. Alain Clavien mentionne notamment la modification des pratiques publicitaires qui ne profitent ni à la Gazette de Lausanne, ni au Journal de Genève. Plus encore, une série de mutations opérées dans le champ médiatique marginalise fortement ce type de presse :

« Les habitudes de lecture sont en train de changer, notamment à cause de la radio et de la télévision qui accordent de plus en plus d’importance à l’information. La presse écrite n’est plus la seule source d’information, elle est en train de perdre son statut de vecteur privilégié du discours politique et de forum indispensable à la vie civique. (…). D’abord réticents, les hommes politiques découvrent rapidement l’intérêt et la puissance des médias audiovisuels. Les Journalistes font de même. » (pp.259-260)

Eléments de rupture

Encore jusqu’aux années 1960, rappelle Alain Clavien, il est tout à fait normal qu’un journaliste assume une opinion. La presse de qualité s’adressant à l’élite économique et intellectuelle est une presse d’opinion politique, « seule manière d’avoir une ouverture sur le monde », note encore l’historien. Les journaux d’information sont considérés comme « populaires » et peu sérieux. Toutefois, dès la fin de cette décennie, la tendance s’inverse. La presse régionale, plus versée dans l’information, prend le pas sur les deux mastodontes romands. On trouve la rupture qui s’opère au niveau du traitement de l’information dans le nom de certains de ces titres. Le Nouvelliste et plus encore l’Impartial marquent la différence en affichant leur volonté de présenter une information plus neutre à travers un nom qui reflète leur marque de fabrique.

Un dernier mouvement de bascule important repéré par l’historien est marqué la parution d’un ouvrage de Jean Dumur, Salut Journaliste! :

« Pour ce journaliste alors très connu (…), l’information libre, complète et indépendante est le devoir et l’honneur de la presse. La circulation de l’information est la seule façon de contrôler la démocratie. (…). Dumur, qui connaît bien les Etats-Unis, donne évidemment comme exemple l’enquête obstinée de deux journalistes du Washington Post qui conduisent au Watergate et à la chute de Nixon (…). Aux yeux de Dumur, l’idéal est clair: la presse doit être le quatrième pouvoir, contre-pouvoir qui cherche à « faire reculer les zones d’ombre que tend à projeter, pour se dérober à l’examen critique, toute activité humaine ». (p.267)

Dans cette perspective, le journaliste n’est plus un acteur politique au sens plein mais sa position d’observateur critique lui confère le rôle de garant du système démocratique. Un retournement complet par rapport à la pratique du journalisme telle quelle se concevait encore 70 ans plus tôt, note Alain Clavien :

« En trois quart de siècle, le point de vue dominant interne à la profession s’est complètement retourné. Alors que vers 1900, le journal politique, relais des partis et partenaire actif du jeu politique démocratique concentrait sur lui la légitimité et dénigrait sans ménagement son concurrent « neutre », les années 1960 et suivantes voient le triomphe de l’idéal d’une presse d’information « ndépendante » tandis que la presse d’opinion est marginalisée. » (p.268)

Déclin et chute

Face à ces changements, les deux titres finissent immanquablement pas fusionner. Dans les faits, on constate surtout que c’est le Journal de Genève qui prend le contrôle de la Gazette de Lausanne. Le logo et le titre de la publication qui les réunit le confirment :

Journal de Genève du 10 avril 1997. La mention « Gazette de Lausanne » apparaît en-dessous dans un lettrage plus discret et léger.

Mais la réunion des deux titres ne va lui offrir qu’un bref répit puisque le Journal de Genève se retrouve en concurrence avec un nouvel élément perturbateur: le Nouveau Quotidien. Les deux journaux pourtant très différents se battent pour capter la même part du marché. Si le Journal de Genève a derrière lui une longue histoire et une réputation de média effectuant un travail sérieux et ordonné organisé dans des pages volontairement austères, Le Nouveau Quotidien se considère comme un journal apolitique, neutre, jeune, culturel et impertinent, en phase avec son temps. Au final, personne ne va remporter la lutte. Les deux titres fusionneront également pour former le quotidien suisse Le Temps, (celui-là même qui s’est autoproclamé “média suisse de référence”). Si le Journal de Genève semble un peu déconsidéré par la nouvelle rédaction qui se met en place, il ne va pas tarder à être réutilisé dans la construction de la mythologie du Temps. Lorsqu’on n’a pas de passé, « le plus simple n’est-il pas de s’en approprier un autre ? », s’interroge Alain Clavien en guise de conclusion

So what ?

Non content d’offrir une assise historique à un journal qui ne remonte pas de l’époque héroïque, il me semble que le fait de rattacher le Journal de Genève au Temps pourrait permettre à ce dernier de s’émanciper progressivement de sont statut de journal d’information neutre et objectif, et de renouer avec une autre pratique journalistique relevant plus de la presse d’opinion. Difficile de dire si on va vraiment dans ce sens. Certains observateurs voient dans le retour d’une presse d’opinion une planche de salut pour des médias en voie de disparition. Ainsi le sociologue Ueli Windisch se désespère du manque de presse politique affirmant des positions tranchées, seule manière selon lui de réinstaurer le débat au coeur de de notre société démocratique. Le développement de titres de presse ancrés de manière assumée à gauche ou à droite permettrait de passer par dessus la tentation de l’objectivation des faits de ne pas se prendre le chou sur l’impossibilité de l’existence d’une presse totalement neutre. Soit.

Le problème ne réside pas là à mon sens. La presse d’opinion existe toujours, mais elle se situe dans les marges. Plus active à gauche qu’à droite, elle réunit de nombreux titres en Suisse romande comme Gauchehebdo, Domaine Public, Le Courrier ou la Nation (Je vous laisse deviner lequel n’est pas à gauche…). Ces publications bénéficient d’un lectorat certes faible mais stable. Certains ont même décidé de se passer du papier, à l’instar de Domaine Public. Est-ce vraiment dans ce type de publications qu’il faut voir émerger le renouveau du journalisme? Pas si sûr. Ce type de média s’adresse à la troupe des convaincus. Peu de personnes lisent la Nation sans pour autant adhérer aux idées de la Ligue vaudoise. De même, les conservateurs ne consultent pas régulièrement GaucheHebdo pour se convaincre du bien fondé d’un service public fort. A part quelques animaux politiques étudiant de près les arguments de la partie adverse, ces publications prêchent des convaincus. Elles ne contribuent pas directement à alimenter le débat sur la place publique mais servent de lucarnes et de références à leurs adhérents. Ce n’est pas un retour aux temps héroïques qui nous sortira de la panade.

Guillaume Henchoz, chacaille.worpress.com, le 4 novembre 2010

Le Journal et la Gazette, frères ennemis

Alain Clavien s’est penché sur l’histoire des deux quotidiens libéraux romands. Plus d’un siècle et demi marqué par de fortes similitudes, de nettes distinctions culturelles et une concurrence constante.

A leur disparition, le 1er mars 1998, ils ne formaient plus qu’un. Mais pendant plus d’un siècle et demi, ils ont été des concurrents paradoxaux, conçus sur le même modèle économique et politique, campé chacun sur une base régionale aux caractéristiques culturelles fermement différentes. Alain Clavien, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Fribourg, s’est penché sur l’histoire parallèle du Journal de Genève et de la Gazette de Lausanne, d’une naissance dans le foisonnement de titres qui caractérise les luttes politiques du XIXe siècle à un déclin programmé face au développement de médias d’information généraliste mieux dotés en moyens rédactionnels.

La Gazette comme le Journal se situent, à l’origine, dans le camp du changement avec le mouvement libéral qui les inspire. Antoine Miéville, qui crée en 1798 un Bulletin officiel du Peuple vaudois, destiné à survivre à partir de 1804 sous le titre de Gazette de Lausanne, est un indépendantiste acquis aux idées révolutionnaires. James Fazy, qui crée le Journal de Genève en 1826 avec notamment Rodolphe Toepffer, est le leader du mouvement radical.

Les deux journaux ne vont pas tarder à rejoindre une position plus modérée, au gré de rachats qui installent une ligne libérale conservatrice aussi bien au Journal qu’à la Gazette. D’abord concentrés sur l’information politique locale et nationale, tous deux s’ouvrent sur l’information étrangère et culturelle. Vers la fin du siècle, ils ont adopté la forme économique qui sera la leur jusqu’au bout-la société anonyme-et aussi un système de tensions croisées entre actionnaires, conseil d’administration et rédaction qui ne cessera plus de rythmer leur histoire.

Les questions autour desquelles se nouent les affrontements sont elles aussi récurrentes: les deux journaux doivent-ils rapporter à leurs propriétaires ou leur mission intellectuelle justifie-t-elle que ces derniers renoncent à rentabiliser leur investissement? Et quelle est au juste cette mission: apporter des informations de qualité aux membres éclairés d’un public libéral au sens large? Ou soutenir l’action politique, voire économique, de ses propriétaires et des milieux qui leur sont proches?

Arbitre désigné de cet affrontement, le lectorat marque souvent ses préférences pour l’ouverture sans toutefois parvenir toujours à les faire prévaloir sur les calculs politiques. Les ventes passent de 4000 à 12 000 en quelques années lorsqu’Edouard Secrétan développe dans la Gazette, à partir de 1895 des rubriques internationale et culturelle au ton plus libre où signent des plumes aussi fameuses que Philippe Monnier ou Vilfredo Pareto. Lorsque le Journal amorce une évolution du même genre en débauchant certaines d’entre elles, il voit à son tour son tirage progresser mais conservera pour longtemps une situation économique plus difficile.

Le premier conflit mondial confirme une autre tendance, déjà sensible au moment où la censure du Second Empire entrave la presse française: les deux journaux ont un enviable potentiel de développement au-delà de leur base cantonale, plutôt helvétique pour la Gazette, plutôt française pour le Journal, qui les met en concurrence.

C’est le second qui tire le mieux son épingle du jeu à la fin des hostilités. William Martin le pose avec un certain succès comme l’organe privilégié de la Société des Nations, tandis que la Gazette donne écho au raidissement de la droite helvétique face à la montée du socialisme et à la menace bolchevique: remise en question de la démocratie, admiration pour l’expérience fasciste et le corporatisme. Un vif affrontement au sein du conseil du Journal débouche en 1932 sur un alignement sur la même tendance autour de René Payot.

Sans surprise, les deux journaux répondent à la défaite française en Vichystes convaincus. Le succès que tous deux connaissent en France récompense donc, non un ton différent, mais la diffusion, au début du moins, des dépêches d’agence anglo-saxonne. Et prenant le contre-pied d’une réputation tenace, Alain Clavien souligne les réticences de René Payot face au renversement du rapport de forces et son anti-gaullisme persistant.

Au lendemain de la guerre, la Gazette entame, sous la direction de Pierre Béguin, sa période la plus glorieuse, sanctionnée à nouveau par une réjouissante augmentation des ventes-et des tensions croissantes avec le conseil d’administration dont les libertés prises par la nouvelle équipe mettent la tolérance politique à rude épreuve.

Tandis qu’à Genève, on écarte les rédacteurs les plus audacieux, la Gazette devient une pépinière de journalistes-Jean Dumur, François Gross, Frank Jotterand entre autres-qui s’éparpilleront dans les médias romands quand Béguin, las des tensions avec le conseil, négociera son départ en 1965.

A ce moment, c’est le Journal de Genève qui se débat le mieux dans les difficultés économiques récurrentes que connaissent désormais les deux titres. L’hypothèse d’un rapprochement, déjà évoquée par le Journal en 1939 et par la Gazette en 1959, se concrétise en 1976 au détriment de la Gazette, qui survit comme titre avec un contenu entièrement fabriqué à Genève à l’exception des pages vaudoises. La fusion sera consommée en 1991 avec un Journal de Genève et Gazette de Lausanne unifié et relooké destiné à tenir bon face à la concurrence que s’apprête à lui opposer le Nouveau Quotidien. Né en 1992, ce dernier affiche clairement sa volonté de ravir à son concurrent le lectorat de qualité dont les fidélités politiques des deux quotidiens les ont toujours empêchés de faire le plein. Il meurt au combat en 1998, entraînant son concurrent dans sa chute. Né de leur fusion, Le Temps occupe depuis le créneau que la Gazette et le Journal se sont partagé à parts variables pendant un siècle et demi sans jamais parvenir à en définir durablement le contour.

Sylvie Arsever, Le Temps, le 6 novembre 2010

 

Les vicissitudes de deux titres prestigieux disparus

L’histoire ne fait-elle que bégayer? Ou bien serait-elle vraiment un éternel recommencement? Les vicissitudes de deux journaux prestigieux aujourd’hui disparus, la Gazette de Lausanne et le Journal de Genève, ont pour dénominateur commun une divergence d’intérêts entre la rédaction et les propriétaires du titre, proches du monde de la politique ou des affaires, constante néfaste dans la vie de la presse d’hier et d’aujourd’hui.
Dans un livre qui vient de paraître, l’historien fribourgeois Alain Clavien raconte une épopée journalistique unique en Suisse, toute empreinte d’amour-haine. Deux cents ans durant, les relations des deux journaux d’opinion lémaniques ont évolué en dents de scie. Cimentés par une culture partisane complice les situant sur le papier à droite de l’échiquier politique, ces titres n’en étaient pas moins rivaux, intellectuellement parlant. Le mérite de l’auteur est de montrer comment chacun des deux journaux a pris le pas sur l’autre de façon cyclique. Après une longue période de tâtonnements et d’affirmation de son identité, c’est d’abord la Gazette qui s’envole de 1880 à 1914, sous la houlette de son rédacteur en chef Edouard Secretan. Une personnalité qui, paradoxalement, ne mènera son journal au succès qu’à compter du jour où ses relations avec sa famille politique, les libéraux-conservateurs, se refroidiront.
Après la mort de Secretan en 1917, la Gazette connaîtra une éclipse relative jusqu’en 1940, cédant la primauté en termes de renommée à son concurrent du bout du lac. Quinze années durant, le Journal de Genève bénéficiera de l’aura de William Martin, son rédacteur de politique étrangère. En 1933, las de subir les critiques d’actionnaires influents qui lui reprochent de ménager l’URSS au nom du soutien à la Société des Nations, ce journaliste hors pair démissionne. L’année suivante il décède, âgé seulement de 45 ans.
En 1945, c’est la nomination de Pierre Béguin à la rédaction en chef qui propulse à nouveau la Gazette en tête du convoi. Ce journaliste au caractère bien trempé saura s’entourer d’une fine équipe de collaborateurs qui porteront aux nues le prestige du journal. Mais son indépendance d’esprit lui vaudra beaucoup d’inimitiés au sein de sa propre chapelle politique. En 1966, Pierre Béguin rend son tablier, usé par les pressions d’industriels vaudois qui critiquent la ligne politique du journal, pas assez dogmatique à leur goût.
Désormais les jours de la Gazette sont comptés. Les successeurs de Béguin ne parviennent pas à assurer l’indépendance rédactionnelle du titre, meilleure garante de la fidélité du lectorat. Mais surtout le journal découvre qu’il est à la merci d’une imprimerie dont les investissements pharaoniques s’avèrent un boulet. En 1975, la Gazette devient un satellite du Journal de Genève qui l’entraînera dans la tombe. Le quotidien d’audience internationale meurt en 1998, lâché par les banquiers, ses actionnaires, qui ne se reconnaissent plus dans les éditoriaux d’une équipe jeune et quasiment autogérée.
La boucle est ainsi bouclée. La presse d’opinion disparaît dans l’indifférence quasi générale. Elle laisse le champ libre à une presse dite d’information, contrôlée par des milieux d’affaires, qui dérive progressivement vers la boulevardisation sans craindre de paraître futile. L’historien ne s’étend pas sur cette perspective peu motivante en termes de responsabilité citoyenne. Un sociologue ou un philosophe devraient peut-être prendre le relais. Si tant est que les sages s’intéressent encore aux médias.

Christian Campiche, La Méduse et La Liberté , 8 novembre 2010